Chapitre IX : Théodore Herzl
extrait de l'HISTOIRE DU SIONISME du Dr Alfred ELIAS (inédit) pp. 161-188


Herzl et Sion guidant le peuple -
tableau de S. Rovkhomorsky reproduit en carte postale
Né le 2 mai 1860 à Budapest, Théodore Herzl fit ses études classiques dans sa ville natale, puis se rendit à Vienne, où il étudia le droit. Les examens règlementaires passés, il fit une partie du stage exigé pour devenir magistrat, mais quand il vit que dans sa patrie la carrière de juge était fermée aux Juifs, particularité qu'il avait, semble-t-il, ignorée, il prit la décision de se consacrer à la littérature. Il avait déjà fait jouer un certain nombre de pièces de théâtre et avait publié dans les journaux des impressions de voyage et des essais sur les sujets les plus divers. Il avait eu des succès appréciables comme auteur dramatique, mais ce sont surtout ses articles qui le firent connaître et apprécier. La "Nouvelle Presse Libre" de Vienne, qui en avait publié un certain nombre, lui offrit une place de correspondant à Paris. Il accepta et se rendit en octobre 1891 dans la capitale française. Il y resta jusqu'en juillet 1895, date à laquelle il retourna à Vienne, où son journal lui confia le poste de directeur littéraire. Il le conserva jusqu'à sa mort.

Son rôle historique commence en 1895 ; s'il a pu le jouer, il le doit à son génie, à son esprit de sacrifice, et aussi à sa beauté impressionnante. Zangwill la décrit ainsi : "On croit voir un de ces rois Assyriens, dont les têtes sculptées ornent nos musées, le profil de Téglath-Phalasar. En réalité c'est la belle figure sombre d'un rêveur royal..." . Nordau écrit : "Il était beau, il était grand et bien fait de sa personne, avait le front noblement pensif, l'œil noir dominateur, le sourire charmant..." Bertha Von Buttner parle dans une nécrologie presque exclusivement de sa beauté. "Elle faisait partie", dit-elle,"de l'harmonie de cette forme humaine si harmonieuse, dont rime aussi n'était que beauté. Et du même genre que tout son ensemble, fierté et délicatesse".

Epoux d'une femme avec laquelle il vivait heureux, du moins à cette époque, père de trois enfants qu'il adorait, il semblait qu'il n'avait qu'à se laisser vivre. L'affaire Dreyfus mit fin à sa tranquillité. Il était encore à Paris, quand elle éclata, et il assista en qualité de journaliste au premier procès et à la dégradation de la malheureuse victime des antisémites. Elevé dans un milieu d'assimilateurs, assimilé lui-même, lui qui jusqu'alors ne s'était guère préoccupé de la question juive, la vit ce jour sous un de ses aspects les plus tragiques.

"Je vois encore l'accusé entrer dans la salle", écrit-il dans un article. "Je l'entends encore décliner son nom et donner les renseignements qu'on lui demande sur sa personne. Je n'oublierai jamais les cris de fureur de la foule, massée dans la rue, qui longe l'école militaire où il fut dégradé. A mort, à mort les Juifs ! Ces cris résonnent encore aujourd'hui dans mes oreilles. Mort à tous les Juifs, parce que celui-ci était un traîitre ? Mais était-il réellement un traitre ?... Mort aux Juifs ! Quand on arrache au capitaine les galons de son uniforme, et depuis le cri "Mort aux Juifs" est devenu un cri de ralliement. Où ? Dans la France républicaine, moderne et civilisée, 100 ans après la Déclaration des Droits de l'Homme... le peuple ou au moins une grande partie de celui-ci refuse dorénavant les droits de l'homme aux Juifs. L'éclat de la grande Révolution est révoqué.... quand un peuple qui marche avec le progrès, qui compte sûrement parmi les plus civilisés, s'engage sur de telles voies, que pouvait-on espérer d'autres peuples, qui jusqu'à présent n'ont pas encore atteint le degré de civilisation auquel les Français sont parvenus il y a 100 ans déjà."

Le problème juif ne le lâcha plus et une force mystérieuse le pousse à lui chercher une solution. Les idées qui concernent celle-ci se présentent en juin et en juillet 1895 en nombre si impressionnant devant son esprit et se suivent souvent à une vitesse si vertigineuse qu'il se voit forcé de les noter "en marchant, debout, couché, dans la rue, à table, la nuit..." et qu'il renonce pendant quelques jours à ses occupations habituelles. Pour ne pas affaiblir la force éruptive de son cerveau, il ne cherche pas à faire immédiatement une discrimination entre les pensées qui seront utilisables et celles qui ne le seront pas. C'est une tâche qu'il se réserve pour plus tard, quand le phénomène psychologique dont son cerveau est le siège, aura pris fin. Et grâce au travail qui s'est fait dans son subconscient, il voit dans la création d'un état juif la solution du problème qui le hante. Les phrases suivantes extraites de "l'État Juif", informeront le lecteur pourquoi Herzl est persuadé que cet état est nécessaire et comment, selon lui, il pourra être créé :
"Le problème juif... existe partout où les Juifs attirent l'attention par leur nombre. Il est importé dans les régions, où il n'existe pas encore, par les immigrants juifs... quand nous arrivons, les persécutions commencent... Le problème juif ne peut pas être résolu ni par l'antisémitisme, ni par l'assimilation... Quand les persécutions commencent, ceux des Juifs qui ne faiblissent pas, se retournent vers leur race,... quant à l'assimilation, elle ne peut atteindre son but que par le mariage mixte. Mais il faut que la majorité le croie nécessaire, et elle ne le croira que quand la puissance économique des Juifs aura augmenté dans des proportions si formidables, qu'elle contrebalancera leur infériorité sociale... Et si la puissance actuelle des Juifs donne aux antisémites des prétextes pour jeter des cris de fureur ou de détresse, que verrons-nous, si cette puissance devait encore grandir ?...
Le problème juif n'est ni du domaine social, ni du domaine religieux ; c'est un problème d'ordre politique... Il faut qu'il soit soumis à un congrès des grandes puissances ; qu'on nous donne la souveraineté d'un territoire. Nous tâcherons d'avoir le choix entre deux, l'Argentine et la Palestine. Des tentatives remarquables de colonisation ont eu lieu dans ces deux pays. Elles se basaient sur le principe sûrement faux de faire pénétrer les Juifs par petits groupes et par des moyens quelconques, souvent précaires, dans les régions à coloniser... Quel pays choisirons-nous ? La Palestine ou l'Argentine ? L'Argentine est un des pays les plus riches du monde, sa superficie est immense et sa population petite. Ce serait dans l'intérêt de la République Argentine de nous céder une partie de son territoire. La Palestine par contre est l'inoubliable patrie historique..., son nom déjà agira sur notre peuple comme un cri saisissant de ralliement. Si sa Majesté le Sultan nous donnait la Palestine, nous lui garantirions un assainissement total des finances de son pays."

Dans d'autres passages de son ouvrage, Herzl explique, qu'une Jewish Company qui devra avoir son siège en Angleterre s'occupera des avoirs des Juifs dans les régions que ceux-ci doivent évacuer et qu'elle organisera le nouveau pays au point de vue économique, qu'une Society of Jews, anglaise aussi, choisira le territoire sur lequel L'état juif devra être créé, qu'elle prendra les mesures nécessaires pour l'obtenir, élaborera un code et promulguera une constitution. Cette seconde société prendra toutes les mesures politiques qui s'imposeront jusqu'à ce que le nouvel Etat puisse diriger ses affaires lui-même. Dans les dernières pages de son ouvrage Herzl s'occupe de différentes questions de détail, entre autres de la constitution qui devra être républicaine et aristocratique, de la langue qui ne devra être ni l'hébreu ni le jargon ; il demande comme langue celle qui sera "la plus utile pour les relations avec l'étranger", et Il termine en affirmant :

"les Juifs qui le voudront, auront leur Etat. Il est temps que nous puissions vivre comme des hommes libres sur notre terre et aussi mourir en paix dans notre pays. Le monde sera libéré par notre liberté, enrichi par notre richesse, et grandi par notre grandeur. Et ce que nous tenterons là-bas pour notre bonheur, agira puissamment et allégrement pour le bien de tous les hommes".

Fait important : les idées de Herzl sur la langue que les Juifs devront parler quand ils auront leur Etat, ne furent jamais acceptées par le sionisme, mais Herzl leur resta toujours fidèle. Peu de temps avant sa mort, en 1902, il publia un roman sioniste "Vieux pays, nouveau pays", dans lequel les citoyens de la nouvelle Sion ne parlent pas l'hébreu. La thèse principale que Herzl défend est en somme celle que Hess, Eliot et Pinsker et d'autres ont défendue avant lui. Mais tandis que ses prédécesseurs se contentèrent d'écrire, lui agit et consacra toutes ses facultés, son intelligence, son énergie et sa fortune pour créer un Etat juif.

Avant de publier sa brochure, il fit un voyage de propagande en France et en Angleterre au cours duquel il parvint à gagner Zadok-Kahn, Max Nordau, les Chovévé Zion, anglais, et leur chef le colonel Goldsmid par contre, Leven, qui était le président de l'alliance israélite et de l'Ica, refusa de le suivre. Plus tard Claude Montefiore, le Président de l'Anglo Jewish Association, et Edmond de Rothschild agirent de même. Max Nordau (1849-1923), le célèbre auteur des "Mensonges conventionnels" et de "Dégénération", allait devenir son allié le plus précieux, son conseiller le plus avise et le plus sûr. Claude Montefiore restera un adversaire du sionisme jusqu'a sa mort (mort en 1938), tandis que Rothschild s'en rapprochera plus tard. "Sans moi", dira-t-il plus tard, après la création du Foyer National, en parlant de Herzl, "il n'aurait pas pu commencer, sans lui, je n'aurais pas pu continuer."

Depuis la mort de Charles Netter et de Crémieux, l'Alliance n'éprouvait plus le besoin de faire "la conquête pacifique de la Palestine", et n'affirmait plus que la création de l'école agricole de Jaffa, ne devait être considérée que comme "le premier pas vers une réunion sur la terre des ancêtres". La création d'un Etat juif, que ce fût en Palestine ou dans une autre région, n'entrait plus dans ses vues. Selon la doctrine des hommes qui la dirigeaient, l'assimilation ne devait pas borner son action à l'Europe et à l'Amérique, mais agir partout ou vivent des Juifs. Ils proclamaient que les persécutions cesseraient quand les peuples qui habitent la partie orientale de notre Continent reconnaîtraient aux Juifs les droits de citoyens, et quand ceux-ci ne se considéreraient plus que comme Juifs de religion ; et ils se berçaient de l'espoir que ces résultats magnifiques seraient obtenus par "l'influence de la raison, de l'intérêt, de l'éducation et de la conscience". Les dirigeants de l'Anglo Jewish Association pensaient de même. Un abîme séparait donc Herzl de ces deux organisations, dont la puissance était énorme, non seulement parce qu'elles étaient soutenues par une grande partie du rabbinat, par des publicistes et des financiers juifs, mais aussi parce qu'elles nommaient la plus grande partie des membres du Conseil d'Administration de l'Ica. Elles tenaient donc les cordons de la Bourse, et leur hostilité aidera a faire échouer le travail politique que Herzl entreprendra.

"L'État juif" parut le 15 février 1896 à Vienne. Il suscita l'enthousiasme des masses juives, des Chovévé  Zion et de beaucoup d'intellectuels. C'est alors que Herzl apprit que le Judaïsme ne s'intéressait qu'à un Etat à créer en Palestine ; il modifia son projet en ce sens et c'est vers la Palestine qu'il dirigea ses principaux efforts. Le révérend W.H. Hechler, aumônier de l'ambassade britannique à Vienne, avait publié  quelques années auparavant un opuscule, dans lequel il cherche à prouver que le retour aurait lieu en 1897 ou 1898. Après avoir pris connaissance du contenu de "l'État juif", Il acquit la conviction qu'il ne s'était pas trompé, que l'événement qu'il attendait était proche, et que la Providence avait donné à Herzl la mission de mener le retour a bonne fin ; et il prit la décision de se mettre à sa disposition et de l'aider de toutes ses forces. Précepteur du jeune prince Louis de Bade, il avait été admis jadis dans l'intimité du père de son élève, du grand duc de Bade, Frédéric (1826-1907), et sa mission à la cour grand-ducale terminée, il n'avait jamais cessé d'entretenir des rapports d'amitié avec celui-ci. Il se rendit auprès de lui, lui expliqua que l'œuvre entreprise par Herzl amènerait "une crise prophétique", que les temps étaient révolus, et que les hommes, qui contribueraient a instaurer le nouvel état des choses voulues par Dieu, feraient œuvre sainte ; et il conclut en lui demandant de recevoir Herzl. Le grand duc de nature mystique comme Hechler, accepte, et accorde le 23/4/96 à Herzl une audience, à laquelle Hechler assiste aussi. Au cours de celle-ci Herzl explique ses projets et ses idées et le grand-duc lui affirme que le sionisme a toutes ses sympathies et qu'il lui promet son appui. Il insista avec force sur le fait que sa bienveillance avait toujours été acquise au judaïsme et qu'il avait toujours agi comme ami des Juifs. "Mais mes sujets juifs", ajouta-t-il, "ne pourraient-ils pas supposer que mes sentiments vis-à-vis d'eux ont changé quand ils apprendront que je soutiens un mouvement qui doit ramener les Juifs en Palestine ?" Rassuré  sur ce point par ses deux interlocuteurs, le noble vieillard déclara qu'il ne doutait pas que la réalisation du sionisme serait une bénédiction pour une partie de l'humanité ; il demanda à Herzl de l'informer régulièrement des progrès de son œuvre, et lui promit d'intervenir auprès de son neveu, l'empereur Guillaume, pour que celui-ci le reçoive aussi. Il tint religieusement sa promesse, mais n'obtint gain de cause qu'en 1898.

Et maintenant Herzl cherche à agir sur la Turquie. Il arrive le 18 juin 96 à Constantinople, accompagné du polonais Michel de Newlinski qui lui a promis de le présenter au sultan et aux ministres turcs. Newlinski avait été dans sa jeunesse attaché à l'ambassade d'Autriche, mais avait du se démettre de sa charge pour cause de dettes, et vivait depuis des subsides que lui accordait le gouvernement turc dont il était devenu l'agent politique. Avait-il encore ses entrées auprès du sultan, comme les avait eu au temps de sa splendeur ? On ne le sait. Mais il est certain, qu'il connaissait les hauts fonctionnaires turcs, et qu'il traitait avec eux d'égal à égal. Grâce à lui, Herzl put rencontrer des hommes d'état turcs et les mettre au courant de ses projets, mais il ne put pas obtenir une audience du Sultan. Newlinski par contre prétendit que lui avait été reçu et il raconta à  Herzl que Abdul Hamid s'était exprimé dans ces termes : "Je ne peux même pas donner un pouce de ce pays, car ce n'est pas à moi qu'il appartient, mais a mon peuple. C'est mon peuple qui l'a conquis et fertilisé de son sang..., il faudra l'arroser de notre sang de nouveau, et alors seulement on pourra avoir ce pays... Que les Juifs conservent donc leurs milliards. Il est possible que mon empire sera une fois morcelé, ils pourront alors avoir la Palestine sans payer... mais notre cadavre sera morcelé auparavant". Il est bien possible que ces phrases aient été inventées de toutes pièces par Newlinski, mais elles étaient certainement le reflet de la pensée du sultan.

Envers et contre tous Herzl continue à espérer qu'il obtiendra son audience, et quand Newlinski l'informe qu'il ne sera pas reçu, il ne quitte pas encore la place et ne se décide que le 29 juin a prendre le chemin du retour. Fin mars 99 Newlinski se rendra une seconde fois à Constantinople sur la demande de Herzl pour agir dans l'intérêt sioniste, mais il mourra subitement à peine arrivé.

Sur le conseil de Newlinski, Herzl décide de ne plus demander une Palestine indépendante et de se contenter d'une Palestine qui conserverait des liens de vassalité avec la Turquie. Mais de grands capitaux sont nécessaires aussi pour cette solution, et pour les obtenir, il s'adresse en juillet 96 aux dirigeants de l'ICA, Narciss Lewen et Claude Montefiore, et en plus à Edmond de Rothschild et Sir Samuel Montagu. Les chefs de l'ICA déclarèrent qu'un état juif n'était ni possible, ni désirable. Rothschild affirma qu'il ne croyait pas aux promesses turques, et que même s'il y croyait, il ne s'engagerait pas dans une aventure semblable. Il ajouta qu'il serait impossible de régler l'arrivée des masses en Palestine, qu'il viendrait d'abord 150000 indigents qu'il faudrait nourrir. Et Montagu donna une promesse sous conditions. Il aiderait, promit-­il, avec ses capitaux, si Rothschild et l'Ica fourniraient des fonds aussi, et si les grandes puissances déclaraient ne pas s'opposer à la création d'un état juif.

Herzl essuya ainsi un refus sur toute la ligne. Mais il ne se considéra pas comme définitivement battu et résolut pour continuer la lutte de prendre contact avec ses partisans plus qu'il ne l'avait fait jusqu'alors. Il créa dans en but un hebdomadaire "Le Monde", et convoqua un congrès sioniste. Celui-ci devait primitivement se réunir à Munich, mais devant l'opposition violente de la communauté de cette ville, Herzl modifia ses projets et prit la décision de le réunir à Bâle. Et maintenant les chefs du rabbinat allemand s'agitent. "La religion et le patriotisme", déclarent-ils, "nous imposent le devoir de demander à tous ceux auxquels l'avenir du judaïsme tient à cœur, de repousser les visées sionistes et d'éviter tout contact avec le congrès auquel on ne renonce pas malgré nos avertissements. Herzl leur donna dans son journal une cinglante réplique qu'il termina par la phrase : "pour les distinguer dorénavant des bons rabbins, nous nommerons ces fonctionnaires de la synagogue qui cherchent à empêcher la libération de leur peuple - les rabbins qui ont protesté".

Carte postale éditée lors du Congrès sioniste ; à gauche, Max Nordau

Le congrès eut donc lieu à Bâle, comme du reste cinq autres congrès que Herzl convoqua plus tard ; un seul, le 4ème, siégea à Londres. Le 22 août 97 les congressistes se rassemblèrent sous la présidence de Herzl dans la salle du Casino de Bâle. Parmi eux se trouvèrent Max Nordau, le romancier anglais Zangwill, le mathématicien Schapira, les publicistes Sokolow et Achad Haam, le chef des Chovévé Zion russes Ussischkin et Wolffsohn, commerçant d'origine polonaise qui avait fondé un groupe genre Chovévé Zion à Cologne. Herzl et Nordau parlèrent dans la première séance. Quand Herzl s'approcha de la tribune, une scène impressionnante se déroula. L'écrivain russe, Rabinowics, qui en fut témoin, l'a décrite en ces termes :

"Ce n'est pas Monsieur Herzl de Vienne qui se présente devant nous, c'est un royal descendant de David qui a quitté la tombe. Grand et beau, comme la légende et l'imagination le représentent nous croyons être témoins d'un miracle historique. Pendant un quart d'heure on pousse des cris d'enthousiasme et d'allégresse. On applaudit, on agite des écharpes et des mouchoirs. Le rêve deux fois millénaire de notre peuple semble se réaliser. Nous avons la sensation de voir le rejeton de David, le Messie".

Quand le calme fut rétabli Herzl prononça le discours d'ouverture, dont nous extrayons le passage suivant :

"Et dans cette époque sublime en bien des choses, nous nous voyons, nous nous sentons entourés de la vieille haine. On la nomme antisémitisme, nom moderne que vous connaissez tous. Les Juifs en éprouvèrent d'abord une surprise qui se changea bientôt en douleur et en colère. Nos adversaires ignorent peut être qu'ils ont blessé dans le plus profond de leur âme tout particulièrement ceux d'entre nous que, peut être, ils ne voulaient pas toucher d'abord. Le Juif moderne bien élevé, celui qui ne connait ni le ghetto, ni l'usure, fut frappé au cœur... Les sentiments de solidarité qu'on nous reproche si souvent et si amèrement allaient disparaître quand l'antisémitisme nous attaqua. Il leur a rendu leur vigueur, nous a forcés à faire un retour sur nous-mêmes. Le sionisme est le retour vers l'idée juive avant le retour dans la patrie juive... On sait que l'activité intellectuelle des Juifs a été  de tout temps supérieure à leur activité manuelle. Frappés par cet état de choses, les précurseurs du sionisme actuel se décidèrent à créer une agriculture juive. Nous ne pouvons et nous ne voulons parler de ces tentatives de colonisation en Palestine et en Argentine qu'avec la plus grande reconnaissance. Mais elles n'étaient que le premier balbutiement du mouvement sioniste et non sa dernière parole. Ce mouvement doit être plus grand, s'il veut exister. Un peuple est obligé de s'aider lui-même ; il est perdu, s'il n'en est pas capable..." Un passage sur lequel nous reviendrons est le suivant : "Sa Majesté le Sultan a toujours été satisfait de ses sujets juifs, et eux le considèrent comme un souverain bienveillant. Les conditions préalables existent donc pour arriver au but en agissant avec prudence et tact."

Puis ce fut le tour de Nordau de parler. Il décrivit dans le style merveilleux qui lui était propre la misère physique du Juif de l'Est, et la misère morale du Juif de l'Ouest, et dans sa péroraison il s'écrie…

"C'est un crime de laisser souffrir physiquement et moralement une race qui, de l'avis même de ses pires ennemis, ne manque pas d'intelligence c'est un crime, dont non seulement elle est victime elle-même, mais aussi la civilisation aux progrès de laquelle elle voudrait et pourrait contribuer dans une large mesure. Et ce serait dangereux de provoquer par un traitement inique la haine d'hommes énergiques, dont les facultés dépassent la moyenne, soit pour faire le bien, soit pour faire le mal, et d'en faire des ennemis de la société".

Des séances de travail suivirent au cours desquelles on adopta entre autre le programme connu depuis sous le nom de programme de Bâle, qui affirme que "le sionisme a pour but de créer en Palestine pour le peuple juif un Foyer National, garanti par une loi internationale". Max Nordau qui est l'auteur de ce programme explique après la guerre pourquoi il choisit le terme de Foyer et non celui d'état.

"J'évitais", écrit-il "avec soin l'expression d'état juif", qui aurait semblé une déclaration de guerre à la Turquie, puisqu'à ce moment, seules une révolte, une guerre ou une conquête auraient pu arracher à l'empire une de ses provinces. J'ai choisi l'expression "Foyer en Palestine pour le peuple juif garanti par une loi internationale". Elle rendait un son anodin et ne pouvait porter aucun ombrage au gouvernement de Constantinople. Nous, au congrès, nous nous comprenions parfaitement entre nous et nous avions soin de présenter notre pensée clairement, sans ostentation, mais aussi sans équivoque aux adhérents du nouveau mouvement".
On décida aussi que seuls les Juifs qui seraient d'accord avec ce programme et qui paieraient une cotisation nommée Chekel, du nom de l'ancienne pièce d'argent juive, auraient dorénavant le droit de nommer les délégués aux Congrès, et qu'un comité directeur, dont cinq membres devaient être domiciliés à Vienne, dirigeraient sous la présidence de Herzl les affaires de l'organisation.

Le congrès suggéra à ce dernier les réflexions suivantes :

"Si je résume en une phrase le congrès de Bâle, phrase que je me garderai de prononcer publiquement, c'est celle-ci : "J'ai créé l'état juif a Bâle. Je m'exprimerai ainsi  à haute voix aujourd'hui, tout le monde se moquerait de moi ; mais dans cinq ans, sûrement dans cinquante ans, on se rendra compte que j'avais raison... le territoire n'est pas une base concrète, et l'état est un être abstrait et même invisible à la grande masse… J'ai donc créé à Bâle cet être abstrait..."

Ce que Herzl a entendu et appris à ce premier congrès, lui donne la certitude qu'il est sûr le bon chemin, qu'il doit continuer à combattre la colonisation des Chovévé-Zion et d'Edmond Rothschild et qu'il doit persévérer dans ses efforts pour obtenir l'aide de l'Ica et de la haute finance juive. Il s'exprime dans ce sens dans un article intitule  "Congrès de Bâle" dans lequel il écrit :

"Dans la situation actuelle les Juifs n'ont aucun intérêt à envoyer des colons en Palestine. Certainement ceux qui y sont peuvent y rester. On trouvera suffisamment de mendiants juifs en Terre Sainte qu'on pourra coloniser, si on veut se donner un peu de peine. Des colons de ce genre pourront d'autant plus facilement compter sur la bienveillance du gouvernement turc que nous avons déclare d'une façon nette et précise que nous sommes les ennemis d'une nouvelle immigration tant que la situation actuelle ne change pas. En effet le congrès de Bâle n'a aucun sentiment d'hostilité contre les colonies agricoles qui ont été créées et qui ont réussi d'une si brillante façon, mais il a manifesté son désir qu'on renonce à tout nouvel établissement tant que les garanties juridiques qu'il juge nécessaires n'existent pas. Nous ne voulons pas créer des colonies sans défense qui rendent sans contre-valeur politique le pays plus riche et qui, en plus, sont livrées à un gouvernement qui peut changer de politique et un peuple, qui, bienveillant aujourd'hui, peut ne plus l'être demain. Si la Turquie le veut, elle aura l'aide dont elle a besoin, car de grands fonds existent qui peuvent être utilises dans ce but. On sait que les hommes auxquels leur gestion est confiée ne sont pas d'accord avec moi sur bien des points... mais ils sont appelés à collaborer avec nous quand le moment d'agir viendra. Inutile de nous demander sérieusement si nous refuserons leur aide ; ce sont des gens qui ont prouvé qu'ils ont de la bonne volonté et qu'ils connaissent leur devoir envers l'humanité. S'ils se déclarent contre nous, ils se verraient forcés de craindre le Juifs en haillons, qui, les yeux mornes, les croiseraient sur sa route."

Le dernier passage du discours de Herzl que nous avons cité laissait supposer que des négociations étaient déjà engagées avec le Sultan ou allaient l'être. Beaucoup de sionistes étaient d'avis qu'elles étaient sans valeur. Un sioniste chrétien, le professeur de théologie, Hémon, qui avait assiste au congrès, se fit leur porte-parole et s'exprima ainsi dans une brochure "Le réveil de la nation juive", qu'il publia en octobre 97.

"Il ne semble pas douteux que la colonisation de la Palestine par les Juifs, leur immigration en masse dans ce pays, et sa prise de possession par eux, ne pourront se faire que sous l'égide des grandes puissances, du côté du sultan n'existent pas les conditions préalables pour arriver au but en agissant "avec prudence et tact", comme on semble le croire du côté juif. C'est entendu, "Sa Majesté le Sultan a toujours été satisfait de ses sujets juifs et eux le considèrent comme un souverain bienveillant", mais seulement jusqu'aujourd'hui tant qu'il croit pouvoir les considérer politiquement comme quantité négligeable. Mais qu'ils essayent une fois d'exiger des droits ou d'émettre des prétentions, et S.M. parlera autrement, et si, pour combler la mesure, ils essayent d'organiser une force autonome par leur masse ou par leur nombre, il mettrait fin au premier mouvement juif de la manière la plus radicale... La situation actuelle ne pourra guère durer et les choses évolueront en Orient... Ce n'est que sur les décombres de l'état qui existe actuellement qu'une nation juive pourra construire son Etat en Palestine".

C'est donc, comme on voit, la doctrine d'Armand Lévy qui reparaît. Achad Haam, qui désarma devant le sionisme de Herzl aussi peu qu'il avait désarmé devant celui des Chovévé Zion écrit de son côté :

"Le sionisme politique ne peut faire que du tort dans l'Est, l'asile du Judaïsme et la patrie de l'amour juif pour Sion. La force d'attraction est en même temps une force qui repousse l'idéal moral qui jusqu'à présent remplissait les cœurs".
Il croit qu'un état juif n'est provisoirement pas nécessaire.
"Il suffit", déclare-t-il, que le Judaïsme retourne vers son centre historique pour y vivre et se développer d'une façon normale ; il fera agir les forces, dont il dispose, sur tous les domaines de la civilisation, il multipliera ce qu'il a acquis au point de vue national, il lui donnera à l'avenir, comme il l'a déjà fait dans le passé, une forme, et il ajoutera sa pensée nationale aux valeurs que l'humanité a créées... Pour atteindre ce but on pourra se contenter de moyens moins onéreux ; il sera inutile de fonder un Etat politique, on n'aura qu'à créer dans le pays des ancêtres des éléments qui rendront un développement ultérieur possible". Mais malgré tout Achad Haam croit à la nécessité d'un Etat juif, car il continue : "Alors, quand la culture nationale des lettres et des sciences aura atteint ce niveau en Palestine, elle produira sûrement des hommes qui sauront, le moment venu, créer un Etat, mais non pas un état habite et gouverne par des Juifs, mais un Etat dont l'essence même est juive"


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