Isaac Lévy fut le premier élève de l'Ecole Rabbinique de Paris
à exercer son ministère à Colmar. Avant lui, en effet, tous les
grands rabbins du Haut-Rhin avaient acquis leurs connaissances et leur formation
soit auprès l'un père ou d'un grand père érudit (et rabbin),
soit auprès d'une sommité rabbinique, puisqu'à l'époque
chaque rabbin qui se respectait regroupait autour de lui des élèves
et des disciples qui souvent lui succédaient.
Isaac Lévy fut aussi le dernier grand rabbin du Haut-Rhin proposé
par le Consistoire départemental, mais choisi par le Consistoire central.
Né à Marmoutier le 20 janvier 1835, il occupa, après l'obtention
de son diplôme rabbinique en 1858, les postes de rabbin de Verdun et de
Lunéville.
Installé le 3 février 1869 à Colmar, Isaac Lévy était
doté d'une intelligence vive et d'une sociabilité peu commune. Il
fut vite adopté par sa nouvelle communauté avant que son projet de
suppression des piyoutim (poèmes religieux intercalés dans
l'office en certaines circonstances, telles les fêtes) ne dresse contre
lui une partie de la communauté.
La guerre de 1870, l'occupation allemande, furent insupportables pour Isaac
Lévy, qui quittera volontairement Colmar pour Vesoul en Juillet 1872, après
avoir prononcé le 6 juillet le discours d'adieu particulièrement émouvant, reproduit ci-dessous :
C'est à l'intention de Isaac Lévy que fut créé, par le Consistoire central, le Grand Rabbinat de Vesoul qu'il quittera pour terminer sa carrière grand rabbin de Bordeaux.
ADIEU A L'ALSACE
SERMON
prononcé
AU TEMPLE ISRAÉLITE DE COLMAR
le samedi 6 juillet 1872.
Par Isaac LEVY,
ANCIEN GRAND-RABBIN DU HAUT-RHIN.
L'Administration de la Communauté israélite de Colmar est
heureuse et fière de joindre son hommage à celui que Monsieur
LEHMANN WEILL, président de la Société de Bienfaisance
israélite de notre Ville, consacre au dernier rabbin français
de notre chère Ville après les désastres de notre Patrie
en 1871.
Il est juste, en effet, que soit réédité cet émouvant
adieu, dont l'appel vibre encore au fond des coeurs de ceux, bien rares aujourd'hui,
qui purent l'entendre. Il les aida à traverser l'épreuve. Il
est bon que les jeunes, parmi nos coreligionnaires, les jeunes de tous les
cultes, relisent ces lignes où ils trouveront, avec une admirable profession
de foi, un hymne splendide de confiance dans l'avenir et d'amour pour la Patrie
française.
Juin 1936.
Joseph LEHMANN Gaston PICARD
Administrateurs de la Communauté Israélite de Colmar.
Et ces riantes promesses s'étaient réalisées, mes frères. La plus belle harmonie, la plus étroite union régnaient entre mes collègues et moi. Animés des mêmes désirs, guidés par les mêmes vues, nous accomplissions ensemble la tâche qui nous était confiée, et nos rapports n'étaient pas seulement ceux de collègues qui s'estiment, mais ceux d'amis qu'unit une douce et cordiale intimité.
Parmi mes coopérateurs du rabbinat, j'avais retrouvé beaucoup
de mes chers condisciples d'autrefois, et notre amitié, que le temps
et la distance avaient pu affaiblir, mais non briser, était redevenue
vive et forte.
Des liens sympathiques s'étaient établis aussi entre moi et
ceux qui m'avaient devancé dans le sacerdoce, et que je ne connaissais
avant d'arriver parmi eux que par leur réputation de science et de
vertu. Malgré la différence d'âge et quelques légères
divergences d'opinion provenant de cette différence même, nous
marchions la main dans la main, et je n'oublierai jamais la bienveillance
qu'ils m'ont témoignée, les preuves d'attachement qu'ils m'ont
données.
Je n'oublierai pas non plus les témoignages d'affectueuse estime qu'on
m'a prodigués dans toutes les communautés que j'ai visitées,
et j'en serai heureux et fier toute ma vie. Et toi aussi, chère communauté
de Colmar, toi aussi tu remplissais mon âme d'une douce satisfaction;
toi aussi tu t'étais attachée à ton pasteur, comme lui
s'était attaché à toi; tu répondais à son
affection par une affection égale.
Ainsi, mes frères, tout se réunissait ici pour me rendre heureux, et pourtant je pars. Mes plus belles espérances s'étaient réalisées ici, et pourtant je vous quitte; mes désirs les plus ardents s'étaient accomplis parmi vous, et pourtant je m'arrache à cette chère Alsace où je suis né, où je laisse mon vieux père, où reposent les restes bien-aimés d'une mère trop tôt ravie à mon amour; j'abandonne cette circonscription à laquelle j'avais voué un si profond attachement, à laquelle j'aurais voulu consacrer tout ce que je puis posséder d'intelligence, tout le dévouement dont je suis capable. C'est que des événements se sont produits qui m'imposent la dure nécessité à laquelle je cède; c'est qu'une loi impérieuse pour ma conscience me dicte la détermination que j'ai prise.
Mes frères, depuis ma jeunesse j'ai aimé notre patrie d'un
amour vif et ardent. Je l'aimais, non pas seulement parce qu'elle était,
selon l'expression du prophète Jérémie, « puissante
parmi les nations et princesse parmi les provinces », Rabathi bagoïm
vesarathi Bamedinoth; je l'aimais non pas seulement parce que ses guerriers
longtemps invincibles avaient promené par toute l'Europe leurs étendards
victorieux, parce qu'ils s'étaient acquis par leurs exploits une gloire
immortelle que nos récents désastres n'ont pu effacer ni ternir;
je l'aimais non pas seulement parce qu'elle était le temple des lettres
et des beaux-arts, la régulatrice du goût, la dispensatrice de
la renommée, parce que dans le monde entier aucune réputation
n'était solidement établie que quand la France lui avait donné
sa consécration : je l'aimais surtout parce qu'elle était grande
par le coeur, parce qu'elle était bonne et généreuse,
parce qu'elle prenait en main la cause des faibles et des opprimés,
parce qu'elle était l'initiatrice du progrès, l'apôtre
de la civilisation, parce que sur son sol germaient les nobles idées
de tolérance et de fraternité, pour se répandre de là
sur l'univers entier, parce que dans les plis de son glorieux drapeau elle
a apporté les bienfaits de la liberté et de l'égalité
aux peuples mêmes qui depuis se sont rués sur elle et l'ont abattue
sanglante à leurs pieds.
A ces premières raisons, qui suffiraient certainement pour expliquer
et justifier mon profond attachement à la patrie, viennent s'en joindre
d'autres non moins sérieuses.
C'est la France qui, la première, a réparé les iniquités
dont Israël fut victime pendant des siècles ; c'est elle qui,
a convié nos ancêtres au banquet de la vie sociale; qui, la première,
leur a permis de développer les facultés qu'ils brûlaient
de mettre au service du pays.
Et, sous le souffle fécond venu de notre patrie, les idées de
tolérance se répandirent rapidement dans des régions
qui leur avaient été longtemps fermées, et les préjugés
dont souffraient nos frères s'évanouirent et les barrières
que l'ignorance et le fanatisme avaient élevées s'écroulèrent,
et Israël devint libre et heureux dans des contrées où
avait pesé sur lui la plus dure, la plus cruelle des oppressions.
Voilà, mes frères, voilà ce que la France nous a fait, non seulement pour nous, ses enfants, mais pour beaucoup de ceux qui l'outragent aujourd'hui par leurs écrits ou leurs paroles, et qui, oublieux des bienfaits dont elle les a fait jouir, se joignent à ses détracteurs et lui jettent l'anathème.
Ainsi, mes frères, j'aimais notre patrie, quand luisaient pour elle des jours calmes et prospères; et quand le malheur vint fondre sur sa tête, quand l'atteignirent ces effroyables revers auxquels aucun de nous ne pouvait s'attendre, mon amour pour elle devint plus ardent et plus passionné; il grandit devant l'adversité, comme grandit l'affection d'un fils pour sa mère que la maladie a étendue sur un lit de souffrance.
Animé de pareils sentiments, puis-je rester parmi vous, mes frères
?
Vous le devez, répond une théorie qui, d'après ce qui
m'a été rapporté, a trouvé quelques adhérents
ici et que je suis bien aise de pouvoir combattre publiquement. Vous le devez,
dit-on, car le pasteur appartient à son troupeau, et il n'a pas le
droit de se séparer de lui, dût-il même lui sacrifier sa
nationalité.
Cette théorie, fût-elle même vraie, ne serait pas applicable au cas présent. Le grand rabbin exerce, à la vérité, dans la ville où il réside, les fonctions de rabbin; mais ce n'est pas là la partie essentielle de sa mission. Il est le chef religieux de toute une circonscription, et il appartient, non pas à une, mais à toutes les communautés de son ressort. Or, une partie assez importante de ma circonscription a eu le bonheur de rester française, et elle a les mêmes droits sur moi que la fraction qui a été si malheureusement détachée de la patrie.
D'ailleurs, la théorie même que je viens d'exposer, je ne l'admets
pas, je proteste contre elle, car elle est fausse. Si elle était vraie,
le rabbin serait à jamais enchaîné aux lieux où
il s'est établi à sa sortie des écoles. Or on n'a jamais
élevé une pareille prétention. Jamais on n'a blâmé
un rabbin qui quittait une communauté peu importante pour une autre
plus importante; jamais on n'a fait un crime à aucun de nous de chercher
à s'élever dans la hiérarchie sacerdotale et d'aspirer
à étendre son action sur toute une circonscription.
Eh bien, si, pour arriver à une position plus haute et plus belle,
le rabbin peut se séparer de ceux qui sont confiés à
sa direction, pourquoi ne le pourrait-il pas pour rester fidèle à
ses convictions, pour obéir à un des sentiments les plus nobles
et les plus élevés : l'amour de la patrie ?
Si j'ai réussi à vous démontrer la fausseté de la théorie au moyen de laquelle on prétend blâmer la détermination qu'un de mes vénérés collègues et moi nous avons prise, je vous demande encore une fois : puis-je rester parmi vous ? Ah ! s'il ne s'agissait que de renfermer mes sentiments dans mon âme, d'en contenir l'expression, j'essaierais de me dominer; je ferais effort sur moi-même; je dévorerais les larmes qui me montent aux yeux chaque fois que j'entends prononcer le nom de notre patrie. Mais ce qui est au-dessus de mes forces, ce qui m'est impossible, c'est de me mettre en contradiction avec mes sentiments, c'est de parler et d'agir contre eux.
On me dira - c'est là ce que je crains, et mes
craintes ne sont pas dénuées de fondement - on me dira de vous
prêcher l'oubli du passé, la résignation au fait accompli
! Mais puis-je vous exhorter à la pratique d'une vertu que moi-même
je ne saurais pratiquer ? Puis-je vous consoler, quand moi-même, comme
autrefois Jacob devant la tunique sanglante de son fils, je refuse toute consolation
? (1) Puis-je vous demander d'arracher de votre coeur le
souvenir de la patrie perdue, quand moi je ne cesse de m'écrier avec
le poète exilé sur les rives de l'Euphrate :
Im Eschkochech Ieruschalcüm Tîschkach Yemini. (2)
« Que ma droite s'oublie si je t'oublie jamais, ô Jérusalem
! »
On m'engagera aussi à vous prêcher l'amour de la patrie. Mais
de quelle patrie vous parlerai-je ? De celle que nous pleurons, et vers laquelle
se portent tous nos désirs et toutes nos aspirations ? Mais pour celle-là
on ne me permettra plus de réclamer votre attachement. On m'ordonnera
de vous enseigner l'amour de la patrie nouvelle qu'on vous a donnée,
à laquelle on vous a liés par la force; mais pour celle-là,
mes frères, je ne puis vous demander votre affection; car cette affection
je ne l'éprouve pas, je ne saurais l'éprouver.
Et si les craintes que je viens d'exprimer ne se réalisaient pas, n'y a-t-il pas un autre écueil contre lequel je viendrais me briser infailliblement ? On me demandera de prier pour le souverain que les événements vous ont donné. Ah ! vous sentez bien vous-mêmes, mes frères, que vous ne sauriez exiger de moi un pareil effort. Quand mes lèvres devraient prononcer les paroles de cette oraison, il ne sortirait de ma bouche que des sanglots. Il me semblerait voir se dresser devant moi la patrie telle que la représente un tableau devant lequel vous vous êtes certainement arrêtés comme moi, que vous avez contemplé comme moi avec une douleur muette; il me semblerait voir la France, voilée de deuil, les yeux égarés par la douleur, la poitrine traversée par une horrible blessure dont le sang jaillit à grands flots ; il me semblerait l'entendre me reprocher d'une voix plaintive mes prières pour celui qui l'a vaincue, humiliée, mutilée, qui lui a arraché des enfants qui se considéraient, qui se considèrent encore, qui se considéreront toujours comme la chair de sa chair - et les os de ses os.
Eh bien non, ma France chérie, je ne te renierai pas, parce que tu as perdu pour un instant le prestige que tu sauras bien reconquérir plus tard ! Non, je ne t'abandonnerai pas parce que tu es malheureuse ! Non, mère bien-aimée, je ne serai pas pour toi un fils ingrat et dénaturé ! Non, je ne prierai pas pour tes ennemis ! C'est à toi seule que j'appartiens, que je veux appartenir toujours ! C'est de toi que je veux parler dans mes entretiens avec mes frères, c'est pour toi que je veux prier, pour que Dieu te permette de te relever de ta chute, de panser tes plaies,. de guérir tes meurtrissures, de redevenir ce que tu as été, ce que tu dois redevenir, non seulement pour ton propre bonheur, mais pour le bonheur du monde entier, pour le triomphe universel de la justice et de la liberté !
Je sais bien, mes frères, que le salut de notre pays peut venir et viendra sans mon humble prière; mais il me sera doux à moi de pouvoir publiquement et librement invoquer pour lui la miséricorde divine. Je sais bien que l'amour de la patrie embrase à l'heure qu'il est l'âme de tous ses enfants; mais ce sera pour moi une satisfaction ineffable de contribuer à entretenir cette sainte flamme dans le coeur de ceux de mes coreligionnaires dont j'aurai la direction spirituelle. Je sais bien que ma protestation contre le régime qui s'est établi ici par la force ne pèsera d'aucun poids dans la balance de vos destinées; mais ma conscience sera soulagée. D'ailleurs, ma protestation vient s'ajouter à d'autres, et elle prouvera que dans tous les rangs et dans tous les cultes persiste l'amour de la patrie; que dans tous les coeurs vit l'espérance de voir le droit reprendre son empire, de voir l'Alsace rendue au pays auquel on a bien pu arracher son territoire, irais dont on ne parviendra jamais à détacher son âme.
Les dernières paroles que je viens de prononcer renferment une espérance.
Cette espérance est la mienne, et quand elle se réalisera, oh
! alors, vous m'appellerez, n'est-ce pas, mes frères ? Et moi, partout
où je serai, j'accourrai; et comme j'ai partagé vos angoisses
et votre douleur, je partagerai votre joie et votre allégresse; et
comme nous avons gémi ensemble sur les malheurs de la patrie, nous
entonnerons ensemble l'hymne de la délivrance, et nous ferons entendre
des cantiques comme ce temple n'en a jamais entendus : le cantique joyeux
de l'enfant qui retrouve sa mère, de l'exilé qui rentre dans
ses foyers et qui revoit tous ceux vers lesquels, pendant les longues années
de l'absence, son coeur s'élançait à travers l'espace.
C'est avec cette espérance, mes chers auditeurs, que je vous dis, non
pas adieu ; non, non, ce mot est trop amer, trop désolant, mais au
revoir. C'est avec cette espérance que je vous donne la bénédiction
dont j'ai récité plus d'une fois la formule dans ce temple,
mais jamais avec une émotion aussi douloureuse, aussi poignante qu'aujourd'hui.
« Que le Seigneur vous bénisse, chers frères et soeurs,
« et vous préserve de tout malheur et de tout accident;
« que le Seigneur fasse luire sa face sur vous et vous donne la force
de supporter votre sort; que le Seigneur tourne sa face vers vous et vous
accorde à tous de vivre jusqu'au jour de la délivrance ! Amen.»
>(1) Genèse, XXXVII, v. 35. (2) Psaume 135, v. 6. Retour au texte