Joseph Bloch et Max Gugenheim s’étaient rencontrés au Petit Séminaire de Colmar où, ensemble, ils ont fait une partie de leurs études secondaires ; ils ont poursuivi, ensemble, leurs études au Séminaire de Azriel Hildesheimer de Berlin ; ils eurent des carrières parallèles et restèrent fraternellement unis d’une amitié qui dura plus de soixante-dix ans. Pendant des décennies, ils ont maintenu un contact régulier, permanent, notamment par correspondance, sous forme de cartes postales qu’ils s’écrivaient chaque vendredi pour avoir la joie de la lire le Shabath.
C’est à cette amitié fidèle, exceptionnellement longue, que je dois d’être aujourd’hui parmi vous. Mais la science n’est pas héréditaire, et ces liens familiaux ne me confèrent pas - je le répète - la compétence pour traiter du sujet qui m’a été attribué. Ce qui m’a déterminé à surmonter mes hésitations à intervenir aux côtés des éminents historiens que vous avez déjà entendus, c’est un souvenir personnel.
il avait retenu les phrases les plus représentatives de la pensée d’un auteur prolixe. Le plus significatif de cette rencontre est la suite de cet entretien : après avoir épuisé Malbim, Joseph Bloch m’a demandé : “ôn wass lern’ch ?“ - “qu’est-ceque tu étudies ?“ - Quand je lui eus indiqué le traité du Talmud sur lequel je me penchais à cette époque, il me demanda avec la même précision et la même rigueur si j’avais noté les références qui lui semblaient les plus importantes ou les plus significatives du texte talmudique et des apostilles des tossafistes. Une semaine plus tard, je retournai à Haguenau pour son enterrement.
Ainsi Joseph Bloch, qui avait fréquenté les universités de Berlin et de Strasbourg, qui avait fait des études sérieuses, poussées, brillantes d’orientalisme, exprimait-il sa conscience de la vanité des recherches et des diplômes universitaires par rapport au “lernen”, l’étude désintéressée, libre, spontanée, de la Parole divine. J’ai été profondément frappé, marqué par cette conversation que j’ai eue avec le Grand Rabbin Bloch : elle traduit une attitude que Simon Schwarzfuchs a su exprimer admirablement dans un résumé saisissant qui tient en une phrase “Il préférait certainement être le Rewe Bloch, ou Monsieur le Rabbin, plutôt que le Rabbiner Doktor”.
Oui, c’est l’évocation de cette rencontre qui m’a déterminé à accepter de parler de Joseph Bloch et de ses camarades d’étude au Séminaire Hildesheimer de Berlin malgré la mesure de mon impéritie mais je ne pense pas trahir leur mémoire en évoquant leur souvenir sans faire de ces hommes des objets d’étude scientifique. J’espère que vous me pardonnerez, comme ils l’auraient certainement fait eux-mêmes, les insuffisances de mon exposé qui prendra souvent davantage les accents d’une piété filiale que ceux d’une conférence rigoureuse.
J’ai conservé, religieusement, les documents en syriaque sur lesquels mon grand-père, Max Gugenheim, avait travaillé parce qu’il avait, lui aussi, comme Joseph Bloch et comme tous leurs camarades, mené des études d’orientalisme, dont il ne faisait aucun cas. Je me souviens de sa réaction lorsqu’il a été décoré de la Légion d’Honneur et lorsque le titre de Grand Rabbin lui a été décerné il a évidemment accepté ces promotions avec plaisir et s’est prêté de bonne grâce aux cérémonies auxquelles elles ont donné lieu, mais il n’a pas manqué de dire à ses intimes que le seul titre auquel il resterait vraiment attaché, le seul dont il se sentait fier, était celui qui lui avait été décerné au Séminaire Hildesheimer à Berlin. Comme pour le Grand Rabbin Joseph Bloch, ce fut sa rencontre avec les maîtres prestigieux qu’il a fréquentés (Azriel Hildesheimer, David Hoffmann, Berliner) qui a constitué le moment essentiel de sa formation, l’élément déterminant pour toute sa carrière.
Permettez-moi d’articuler la seconde partie de mon intervention autour de trois questions les réponses que je tenterai d’y apporter convergeront sans doute vers une seule réflexion dont le titre de mon exposé constitue le résumé et la trame. Pourquoi ces futurs rabbins sont-ils allés faire leurs études à Berlin ? Pourquoi ces grandes figures du judaïsme se sont-elles établies dans les petits villages, dans les petites communautés de la région, alors qu’elles auraient pu briguer des postes considérablement plus reluisants (on leur a d’ailleurs proposé des postes apparemment ou objectivement plus gratifiants)? Et, enfin, en quoi consiste la spécificité du rabbinat qu’ils ont incarné ? La réponse tient en une phrase, une proposition : c’étaient des rabbins alsaciens, formés au Séminaire Hildesheimer de Berlin.
C’étaient des rabbins alsaciens.
Le judaïsme alsacien se trouvait dans le dernier quart du 19ème siècle dans une situation difficile : il était très “patriote”, très attaché à la France qui lui avait accordé l’émancipation, mais depuis 1870 l’Alsace était allemande. Jusqu’à cette date, les rabbins alsaciens étaient formés à l’École Rabbinique de Paris ; mais à partir de là, l’École Rabbinique de Paris, faute d’élèves venus des provinces de l’Est et surtout faute d’élèves souhaitant retourner en Alsace, ne pouvait plus constituer la pépinière où seraient formés les rabbins alsaciens.
Parmi les raisons qui peuvent expliquer ce phénomène, il faut rappeler que le gouvernement allemand, pour n’avoir pas besoin de recourir à l’École Rabbinique de Paris, avait prélevé sur le budget du Reichsland Elsass-Lothringen un crédit annuel de 8 000 Marks destiné à créer des bourses pour les jeunes juifs voulant embrasser une carrière rabbinique. En réalité, ce crédit servait essentiellement à l’entretien du “petit séminaire”de Colmar où Joseph Bloch et Max Gugenheim se sont rencontrés.
Les consistoires de l’Est avaient ouvert ce Petit Séminaire de Colmar dans le but de former des rabbins alsaciens pour l’Alsace. On y préparait l’Abitur - c’est ainsi qu’on appelait le baccalauréat à la fin du siècle dernier, lorsque l’Alsace était allemande.
Ce “petit séminaire” de Colmar qui avait d’abord été dirigé par Naphtalie Lévy de Cernay et par un rabbin Bloch de Wurth, était placé sous la direction du Rabbin Docteur Zacharias Wolff dont les qualités pédagogiques et humaines avaient suscité, de la part de la majorité de ses élèves, une admiration respectueuse et une affectueuse vénération.
A la fin de leurs études secondaires, il était prévu que les élèves quittent cet établissement pour suivre des cours de langues orientales à l’Université de Strasbourg, tout en menant, auprès de maîtres désignés par les trois grands rabbins des départements de l’Est, des études strictement rabbiniques. C’étaient ces trois grands rabbins qui devaient leur faire passer leurs examens et leur décerner le titre rabbinique.
En fait, ce programme ne fonctionna que quelques années ; il s’avéra rapidement que le programme rabbinique de Strasbourg, associé aux études d’orientalisme menées à l’université, était nettement insuffisant ; les élèves de Colmar devaient se diriger vers l’une des deux principales écoles rabbiniques en Allemagne celle de Berlin ou celle de Breslau, de tendance plutôt libérale. Compte tenu de l’influence de Zacharias Wolff, qui avait été lui-même un élève de Hildesheimer à Eisenstadt en Hongrie, Joseph Bloch, Max Gugenheim, ainsi qu’une quinzaine d’autres futurs rabbins optèrent pour Berlin. Leurs aînés, Ernest Weill et Joseph Zivy, avaient suivi le même parcours.
Sur la célèbre photo de la promotion 1898 des élèves-rabbins alsaciens au Séminaire de Berlin, on reconnaît, aux côtés de Joseph Bloch et de Max Gugenheim, Simon Auscher, Camille Bloch, Emile Lévy, Salomon Schuler, Emile Schwartz. L’esprit de corps qui s’était forgé entre ces hommes à Colmar s’est encore renforcé à Berlin ces Alsaciens, formant un groupe solide, se sentaient en général peu allemands, mais très alsaciens. C’est sans doute ce qui explique que ces élèves-rabbins alsaciens revinrent presque tous remplir des fonctions rabbiniques en Alsace, sans avoir pratiquement rien emprunté au judaïsme allemand, sinon un attrait pour les études, déjà acquis à Colmar, mais intensifié par la fréquentation à Berlin de savants prestigieux : la plupart d’entre eux avaient acquis, comme Joseph Bloch, un titre universitaire, dont ils avaient la discrétion ou la pudeur de ne pas faire état.
Il n’en reste pas moins que cette formation universitaire rigoureuse a permis entre autres au Grand Rabbin Joseph Bloch de publier des études, fruits de recherches minutieuses, sur les cimetières de Sélestat et de Haguenau, comme sur l’histoire des communautés juives de Grussenheim et Haguenau.
Dans la même perspective, je me souviens que mon grand-père, le Grand Rabbin Max Gugenheim, a souhaité que je l’accompagne lorsqu’il est allé compulser les registres du recensement des Juifs d’Alsace, de 1806, pour préparer la rédaction d’une étude sur la communauté de Bouxwiller, publiée dans les Cahiers d’Histoire et d’Archéologie de Saverne. Voulait-il m’initier à la recherche ou cherchait-il à me communiquer sa passion pour l’histoire du judaïsme alsacien ?
Pour illustrer l’érudition des rabbins sortis du Séminaire de Hildesheimer, j’ajouterai encore que Armand Bloch, qui s’était spécialisé dans les langues sémitiques, composa un glossaire phénicien
Le fossé culturel entre l’érudition de ces rabbins et les tâches qui les attendaient dans les petites communautés où ils furent affectés à leur retour, apparaît de façon particulièrement éclatante, précisément dans le cas de ce rabbin Armand Bloch qui fut nommé à Soultz-sousForêts, qui était alors une communauté profondément désunie, où il fallait rétablir avant tout l’harmonie et le calme.
On peut à juste titre se demander comment et pourquoi des hommes d’une telle qualité, d’une si grande culture et d’une science si considérable, choisirent de devenir rabbins dans de si petites communautés, et de renoncer à des ambitions à l’échelle de la province et du pays. Simon Schwarzfuchs, qui pose le problème en ces termes, y répond lui-même dans un texte que j’ai eu la chance d’avoir entre les mains et que j’ai pris la liberté de piller : nombre d’informations que je vous ai données y sont puisées. Ils rejetaient la grande ville pour ne pas s’éloigner de ce qu’ils considéraient être les sources du judaïsme alsacien ces villages et ces bourgades qui, en ce temps, étaient restés unanimes dans leur pratique et où on savait encore comment un juif devait se conduire dans toutes les circonstances de la vie. Aujourd’hui, quand l’intérêt pour les études juives ne cesse d’augmenter, on a souvent l’impression qu’il s’agit de redécouvrir le judaïsme, de chercher dans le livre, dans les bibliothèques, ce qu’il faut faire, problème qui ne se posait pas dans le village où régnait une sagesse populaire, accumulée par des générations successives de croyants.
Le but de l’enseignement juif était devenu essentiellement pratique, il fallait apprendre d’abord ce qui est indispensable à la pratique religieuse - prières, houmash (Pentateuque), lois essentielles - et inciter à la vie juive, à être un bon Yid. Le rabbin devait donc viser l’ensemble de la communauté et maintenir un bon niveau d’observance et de connaissance, tout en se réjouissant de pouvoir constater, à l’occasion, que certains élèves se passionnaient pour des études sacrées plus avancées.
Et ces rabbins avaient été marqués par la chaleur de Zacharias Wolff à Colmar et par la simplicité, la proximité du “Rewe (rabbin] Hildesheimer” pour ses élèves (Max Gugenheim me racontait souvent que c’était le “Rewe” qui, en hiver, allumait le feu et chauffait l’eau pour le café, pour que ses élèves trouvent à leur réveil une maison agréable et une boisson chaude).
C’est la raison pour laquelle ils n’hésitaient pas à s’occuper de tout, ils s’intéressaient à tout ce qui touchait les membres de leurs communautés, même les choses apparemment les plus dérisoires, insignifiantes ; mais surtout, ils savaient écouter : être à l’écoute, se mettre à l’écoute de chacun. Ils aimaient établir, maintenir des liens chaleureux avec tous ceux qu’ils rencontrèrent, et ne dédaignaient pas qu’on se confie à eux.
Ce qui caractérise donc ces rabbins alsaciens formés au Séminaire Hildesheimer de Berlin, c’est une immense érudition qu’ils cachaient derrière leur extrême modestie, un attachement profond à leur Alsace natale et un amour infini pour leurs semblables.
Permettez-moi de conclure mes propos par deux illustrations. Après la guerre, les rabbins alsaciens venaient régulièrement participer au Congrès Rabbinique annuel, et ils assistaient aux examens de fin d’année du Séminaire Israélite de Paris. Il m’a été rapporté qu’ils n’hésitaient pas à souffler la réponse aux candidats, montrant par là que pour eux, l’étude du Talmud appartenait au monde du divin, et ne pouvait donc pas donner lieu à épreuve de caractère scolaire. L’aisance avec laquelle ils répondaient aux questions posées à leurs futurs collègues atteste l’étendue de leur savoir.
J’ai retrouvé, glissée en guise de garde-page dans un livre ayant appartenu à mon grand-père, une carte postale datée de 1937 dont je voudrais vous donner lecture :
"Bouxwiller.... wo.. G.S.D... gute und gesunde Luft ist . Le prochain Lernen ne peut avoir lieu ce mercredi comme prévu et est remis provisoirement au suivant, le 23 juin, chez David Bloch. Avec mes amitiés et souhaits de Chapta Tava... Dans l’acte de fondation de la Yechiva de Bouxwiller, faite par le “Alouf” “Kozin”, et Talmid Rochem, Chaim Pinchas Seligmann comme testament, je rencontre un Salme Sauerburg, beau-frère du précité, père d’une fille à marier, Chaje Mela. Comme tu as déjà fait des recherches historiques à l’ancien siège du Rabbinat, tu as peut-être déjà fait la connaissance de ce proche parent de Cerfbeer”. |
Si l’on voulait commenter rapidement ce document, on y verrait, à travers la citation d’une formule ancienne, l’attachement à la campagne alsacienne, au terroir alsacien.
On y verrait également l’évocation de ces rencontres qui réunissaient régulièrement les rabbins alsaciens pour une journée de Lernen (d’étude) ; ces réunions, qui se sont prolongées longtemps après la guerre, confirment à la fois l’esprit de corps de ce groupe d’amis et leur désir de persévérer ensemble dans leur engagement commun en partageant le même idéal.
On remarquerait enfin l’intérêt pour l’Histoire qui conduisait chacun de ces rabbins alsaciens à mener des recherches avec la rigueur d’universitaires de haut niveau : ils ne manquaient pas d’échanger et de commenter le résultat de leurs travaux.
Jusqu’à présent, cette carte postale était pour moi un
souvenir de famille. Si j’en ai donné lecture, elle devient document
historique. Pour ceux d’entre nous qui les ont connus, admirés et aimés,
Joseph Bloch, Max Gugenheim et leurs camarades étaient des guides,
des maîtres, des confidents.
Par ce colloque qui se tient aujourd’hui à Haguenau, c’est une page
de l’histoire des Juifs d’Alsace qui se tourne. Ces rabbins appartiennent
déjà à l’Histoire.