En 1948, jeune rabbin sorti du Séminaire, j'arrivais en Alsace pour occuper le siège rabbinique de Bischheim et pour diriger l'enseignement religieux à Strasbourg. C'était, pour moi, le début d'un mariage d'amour de quarante ans avec le judaïsme alsacien. C'était aussi, grâce à l'amitié paternelle des derniers des rabbins de la vieille génération, une extraordinaire école, où j'ai appris, en plus des traditions du terroir, cette partie du Shoul'han Aroukh que l'on n'enseigne pas dans les textes, mais qui est fondamentale pour un rabbin : comment se comporter, dans une communauté, à l'égard de ses fidèles, comment partager leurs joies et leurs peines. Comment prêcher par l'exemple dans l'observance des mitzvoth, être rigoureux pour soi-même tout en étant compréhensif vis-à-vis du prochain.
Invité à participer à un cours mensuel qui réunissait ces rabbins alsaciens, je rencontrai chez l'aîné d'entre eux, à Saverne, les doyens du rabbinat français d'alors. Armand Bloch recevait chez lui ses collègues : Joseph Bloch de Haguenau (avant la guerre à Barr), Emile Schwarz d'Obernai (avant la guerre à Wissembourg) et Max Gugenheim de Bouxwiller. De tous les quatre, je connaissais le mieux ce dernier, père de notre maître, le rabbin Ernest Gugenheim.
Ils étaient très différents par leur caractère : Armand Bloch, plus âgé que ses amis, avait un air sévère, mais s'animait lors d'un débat talmudique. Emile Schwarz, de santé délicate, était tout de finesse et de douceur. Joseph Bloch était le "fort en thème", celui qui aurait pu faire une carrière brillante, s'il avait accepté de servir dans une communauté à orgue, en violant l'engagement pris au séminaire de Berlin cinquante ans plus tôt. Enfin Max Gugenheim, à qui ces lignes sont consacrées, était le plus modeste incontestablement et cachait, derrière un sourire bonhomme, une érudition qui attirera autour de lui de nombreux disciples. Il était, à cette époque, rabbin de Bouxwiller où il avait succédé, en 1920, à Ernest Weill, nommé grand rabbin de Colmar. Né en 1877 à Seppois-le-Bas, dont son grand-père, Lazare Bloch de Scharracbergheim, était le rabbin, Max Gugenheim avait derrière lui des générations de rabbins et de Parnassim (présidents de communautés) en Alsace. Par sa grand-mère maternelle, il était descendant direct à la cinquième génération de Samuel Sanvil Weyl, rabbin de la Haute et de la Basse Alsace au début du 18ème siècle. Son père, Isaac Gugenheim, né à Dornach, était rabbin de Niederhagenthal, qu'il quittera pour le rabbinat de Sarre-Union, où il mourra en 1918.
L'enseignement de Zacharias Wolff
Il était naturel que Max Gugenheim à son tour choisisse la carrière rabbinique. Pour se préparer à ses études, il entra très jeune au "petit séminaire" de Colmar, que les Consistoires de l'Est avaient ouvert dans ce but. Cette école, qui ne subsista que peu de temps, était dirigée par un rabbin allemand, le Docteur Zacharias Wolff. En quittant à la fin de leurs études secondaires le petit séminaire, les étudiants devaient, à l'origine, entrer à l'université de Strasbourg, y suivre les cours de langues orientales en complétant auprès des maîtres, désignés parmi les rabbins de la région, la partie rabbinique de leurs études. Les trois grands rabbins des départements de l'Est leur faisaient passer les examens et leur décernaient le titre rabbinique. Ce programme ne fonctionna que quelques années, alors que le petit séminaire de Colmar continua d'exister bien plus longtemps.
A Colmar, Max Gugenheim renconntra ses futurs collègues et se à lia Joseph Bloch d'une amitié qui durera plus de soixante ans. Jusqu'à la fin de leur vie, les rabbins alsaciens évoquèrent avec affection et respect leur premier maître, Zacharias Wolf, qui termina sa carrière à Bischheim.
Pas d'orgue à la synagogue...
Le gouvernement allemand voyait d'un mauvais oeil les jeunes candidats rabbins se diriger vers le séminaire de Paris. Aussi, vers la fin du siècle, les jeunes Alsaciens sortis du séminaire de Colmar durent choisir les écoles rabbiniques d'Allemagne, à Breslau ou à Berlin. Suivant l'exemple de leurs anciens, Ernest Weill et Zivy, nos futurs rabbins se décidèrent pour la plupart, pour le séminaire de Azriel Hildesheimer, à Berlin. C'est à que Max Gugenheim fit ses études et obtint son diplôme rabbinique. Il n'était pas facile alors de trouver un poste en Alsace. Aucun de ces rabbins revenus de Berlin n'était prêt à accepter une synagogue avec orgue, et ceci restreignait encore leur choix et les excluait de toutes les grandes communautés. Tandis que Joseph Bloch échouait à Dambach-la-Ville, Max Gugenheim devint rabbin de Quatzenheim. Sa circonscription englobait Wintzenheim et Kuttolsheim, qui avaient successivement été le siège du rabbinat. Il y demeurera jusqu'en 1910, lorsque le poste sera supprimé et succédera à Victor Marx qui avait été nommé à Strasbourg. En 1920, la communauté de Bouxwiller fit appel à lui pour remplacer Ernest Weill. Max Gugenheim y restera jusqu'après la seconde guerre mondiale. Parcourant ses communautés pour rendre visite aux vieillards et aux malades ou pour y passer un Shabath, enseinant dans les collèges de la région, il était le lien vivant entre les juifs du nord-ouest du département.
Des communautés où tout était à refaire
Lorsqu'après 1935, l'Alsace accueillit des réfugiés venus d'Allemagne, le rabbin de Bouxwiller réussit à regrouper un noyau de jeunes dans un "kibboutz" où ils se préparaient à "monter" en Palestine. Certains d'entre eux, aujourd'hui septuagénaires, évoquent avec émotion leur passage en Alsace et l'aide que leur avait accordée un rabbin, dont la modestie n'avait d'égale que son érudition.
La guerre et l'occupation de l'Alsace amena le rabbin Gugenheim à Vichy, dont il devint le rabbin, après la déportation du grand rabbin Jacques Kahn. Il avait alors plus de soixante-cinq ans, Mais il put donner toute sa mesure, tant dans ses relations avec ses fidèles que par l'enseignement que venaient chercher auprès de lui de nornbreux jeunes et pères de famille.
Il retourna à Bouxwiller après la guerre, au cours de laquelle un de ses fils avait été déporté, alors que le second, qui sera notre maître Ernest Gugenheim était prisonnier en Allemagne. Les rabbins alsaciens, dont le groupe avait été décimé par la mort et par la déportation, retrouvèrent des communautés où tout était à refaire. Ils étaient tous âgés. Mais aucun ne songea à se retirer.
La communauté de Bouxwiller, siège de sa circonscription rabbinique s'étiolait. Lorsque le minyân cessa d'y être assuré, Max Gugenheim accepta, en 1956, le poste de Saverne, dont le titulaire était mort. Sa maison devint le lieu de rencontre de beaucoup de jeunes intellectuels qui étudiaient à Strasbourg et qui venaient passer un week-end ou une journée à Saverne, souvent pour y renconter le rabbin Ernest Gugenheim lors des vacances qu'il passait auprès de son père. Nombreux aussi étaient les amis qui rendaient visite à leur vieux maître, qu'ils avaient connu à Bouxwiller ou à Vichy. L'âge n'avait en rien diminué ses facultés intellectuelles et c'est lui à qui ses jeunes collègues soumettaient leurs problèmes de halakha (jurisprudence religieuse). Longtemps encore le grand rabbin Max Gugenheim - le grand rabbin de France lui avait décerné ce titre, ainsi qu'à son ami Joseph Bloch - continua à rendre visite chaque semaine à "ses" malades à Stephansfeld, et il fut le dernier parmi les "anciens" à assister à Paris, à l'assemblée annuelle du rabbinat.
Max Gugenheim est décédé dans sa quatre-vingt-onzième année, après une carrière exemplaire de plus de soixante-cinq ans, carrière consacrée au service de Dieu à la fidélité à notre tradition et à l'amour de ses semblables. Il a su transmettre à ses descendants ce même désir de servir et de continuer ainsi la tradition d'une famille d'Alsace qui illustra le rabbinat pendant près de trois siècles.
Note biographique
Le grand rabbin Max Gugenheim avait épousé Marta MEIER qui lui avait donné quatre enfants :
Arbre généalogico-rabbinique de la Famille Gugenheim |