LA PÂQUE JUIVE
Extrait de La voix d'Israël, conférences israélites, Fondation Sefer n°2, 1932
Transcription d'une conférence donnée par le grand rabbin Julien WEIL sur Radio-Paris, le 27 mars 1931

Psaume 114 : Quand Israël sortit d'Égypte, la maison de Jacob de chez un peuple barbare, Juda devint son sanctuaire, Israël son empire.. La mer vit et s'enfuit, le Jourdain revint en arrière, les montagnes bondirent comme des béliers, les collines comme des agneaux. Qu'as-tu, mer, pour fuir, et toi, Jourdain, pour revenir en arrière ? Montagnes, pour bondir comme des béliers, collines, comme des agneaux? Devant le Seigneur frémit la terre, devant le Dieu de Jacob, qui change le rocher en nappe d'eau, le granit en sources jaillissantes.

MES CHERS AUDITEURS,

C'est de la Pâque, la Pâque juive, que je viens vous entretenir aujourd'hui. Elle commencera le 1er avril à la nuit tombante. Nous voici donc à quelques jours seulement de la soirée du Séder, la plus caractéristique peut-être de nos cérémonies domestiques, la belle veillée familiale autour de la table chargée des pains azymes avec son assortiment obligatoire de soucoupes contenant l'os calciné et l'œuf dur - vestiges des offrandes pascales d'autrefois - les herbes amères et le raifort, et tout ce que comportent les rites symboliques qui agrémenteront et illustreront la lecture et le chant de la Haggada traditionnelle. Les familles, attachées à ces usages déjà vénérables par leur antiquité et pleins de sens, se préparent à évoquer, comme on l'a fait depuis de longs siècles, en relisant les récits bibliques et les commentaires rabbiniques, ainsi que les hymnes de circonstance, la merveilleuse épopée des origines d'Israël arraché il y a plus de trois mille ans, en la nuit prédestinée, au joug et aux fers de Pharaon, et s'élançant, sous la tutelle de Moïse, vers un destin riche de gloire et aussi d'épreuves, mais indéfini, le destin du peuple de Dieu, porteur de sa Loi sainte.

L'appel de l'histoire et l'appel de la nature conjuguent, chaque fois que revient le printemps, leurs accents persuasifs pour convier les arrière-descendants des affranchis d'Égypte à fêter la naissance d'Israël à sa mission nationale et religieuse et la renaissance perpétuelle de la vie de la terre nourricière. Pas plus que la nature ne se lasse, sous le souffle de l'Animateur divin et l'effort du labeur des hommes, d'épanouir au soleil la parure du sol et de préparer en ses entrailles la pâture des êtres, Israël, marqué pour une vie spirituelle qui doit durer ce que dureront les cieux sur la terre, kimé haschamayim al haaretz, ne doit se lasser d'entonner, avec gratitude et confiance, les cantiques de la libération et ceux de la germination.

La Pâque juive se souvient d'un passé lointain dont elle ressuscite les éléments permanents, en ravivant le sentiment d'un inépuisable bienfait de Dieu. Mais elle considère aussi le présent et prie pour la rosée fertilisante et les prémices du sol. Enfin elle est tournée vers l'avenir et affirme, avec une fière et joyeuse conviction, la libération future et la Pâque messianique des peuples.

Le passé qu'elle évoque ? Ah! ce n'est pas un passé d'archéologues et d'érudits. Ce n'est pas un passé de vieilles pierres à demi effacées, de débris de stèles et de poteries, d'écritures hiéroglyphiques ou cunéiformes, de momies ou d'ossements. C'est un passé vivant qui s'est transmis en des pages et des versets dont le son ne s'est jamais éteint ni le sentiment refroidi, dans des cœurs et des mémoires fidèles qui, de parents à enfants, se sont nourris de ces souvenirs et de ces enseignements.

Les faits de la narration biblique sur la sortie d'Égypte son redits et commentés, année après année, au cours des âges. Dans quel but ? L'un des rabbins cités dans le petit livre que chaque convive a devant lui au soir du Séder nous le fait entendre dans une sentence expressive ; Rabban Gamliel disait : "génération après génération, chaque israélite, [ il dit même chaque homme], est tenu de se considérer comme s'il avait participé à la libération d'Égypte".

\La famille d'Israël est à jamais depuis lors composée d'affranchis, qui, élevés dans le culte du souvenir et de la reconnaissance, savent le prix de la liberté, non celle qui n'admet ni règle, ni frein, ni limites, mais, celle qui, s'assujettit volontairement à la Loi d'un Dieu de bonté et n'en éprouve que plus vivement la dignité de la créature faite à son image. Des affranchis, qui retomberont souvent hélas! soit sous les jougs humains de nouveaux Pharaons, soit sous l'empire d'égarements funestes qu'ils expieront sévèrement, mais des affranchis qui ne seront ,jamais rejetés ni réprouvés, à aucun moment de l'histoire, par le Dieu qui a mis la libération au frontispice de leurs annales comme dans l'en-tête du Décalogue. Des affranchis, qui, dans la prospérité, auront pour devoir de se souvenir de l'esclavage pour être humains et bienfaisants envers les opprimés, - la législation mosaïque est toute imprégnée de ce sentiment. Des affranchis qui auront souvent à subir des persécutions douloureuses, mais qui préféreront le lot du persécuté à celui du persécuteur, car tel est le sens que donnent nos docteurs, dans un apologue célèbre, au vestige du sacrifice de l'agneau pascal qui figure sur la table du Séder.

"Lorsque, dit la légende, Dieu eut donné sa loi à Israël, le peuple, ému de tant de devoirs et de saintes obligations, s'approcha du trône céleste et s'écria :
"Seigneur, notre Dieu, tu nous as ordonné de respecter la vie, l'honneur et la propriété d'autrui : tu as défendu au mensonge l'accès de notre bouche, à l'envie, aux passions mauvaises, l'entrée de notre cœur. Nous avons juré d'obéir à la loi ; mais nos ennemis vont employer contre nous ces armes terribles auxquelles nous ne voulons pas toucher. Qu'allons-nous devenir ? "
"Écoutez, répondit la voix céleste : L'agneau, quelques temps après sa création, est venu me dire : ô Seigneur, je n'ai ni dents ni ongles pour les frapper, ni pieds agiles pour les fuir. Je vais donc devenir leur proie : daigne me secourir. - Petit agneau, ai-je répondu, veux-tu que je te rende cruel comme le tigre, venimeux comme le serpent? - Non, mon Dieu, s'est-il écrié, je préfère ma faiblesse et mon innocence.
Eh bien, mon peuple Israël, tu es l'agneau. Laisse-toi déchirer plutôt que mordre. Laisse-toi tuer plutôt que de verser le sang. »

Tel est l'esprit dans lequel, depuis les premiers textes inscrits dans la Haggada jusqu'à la litanie populaire du Had gadia, "pauvre agneau", revit le passé d'Israël. Il en doit tirer une perpétuelle leçon de gratitudeà l'égard de Dieu, celle qui s'exprime avec tant d'élan dans les alléluias enthousiastes du Hallel (Psaumes 113 à 118). "Louez l'Éternel, car il est bon, car sa grâce dure à jamais !", et de confiance dans un avenir où la loi de justice et de miséricorde aura fait tomber toutes les chaînes et aboli tous les servages.

Mais avant d'en venir à cette espérance et à cette note que fait résonner magnifiquement l'octave de la Pâque juive par la bouche du prophète Isaïe, quelques mots sur le lyrisme de la liturgie pascale de la Synagogue qui associe dans ses chants le souvenir du printemps historique d'Israël au charme de chaque renouveau annuel en brodant sur les thèmes délicats du Cantique des Cantiques, La Synagogue a, en effet, recommandé la lecture de ce petit livre aux jours de la Pâque. Ne conviennent-ils pas à merveille à ce moment charmant de l'année, surtout en Terre Sainte, mais sous notre ciel aussi, les harmonieux versets de la pastorale bien connue : "Il a élevé la voix, mon bien-aimé, il a dit : Debout, mon amie, ma gracieuse, et viens-t'en, car l'hiver est passé, la pluie enfuie, disparue.
Les fleurs apparaissent sur la terre, le temps des chants est venu, la voix des tourterelles s'entend dans les campagnes; le figuier embaume par ses jeunes pousses, et les vignes en fleurs répandent leurs parfums... " (Cantique, 2:10-13).

Dès le premier jour de Pâque, la Synagogue demande la rosée et la chante en des stances qu'a créées la piété et l'art des poètes du moyen âge : et elle commence à compter, dès le second soir, les jours de l'Omer, l'offrande de l'orge au Temple de Sion qui inaugurait le travail de la faucille dans les champs de Judée. (…)

Poésie ou prose, sous le voile de la fiction ou à travers les expressions directes de la ferveur religieuse, le sentiment est constant, indéracinable. Fidélité à Dieu et à la Torah divine, la communauté d'Israël n'a jamais pensé qu'il y eût au monde un moyen plus puissant que celui-là, ni plus méritoire, pour faire mûrir la moisson de justice et d'humanité promise par les Écritures hébraïques pour la fin des temps. Certes tout ce qui dans la vie, dans l'idéal, dans les croyances, dans les institutions des autres familles humaines avec lesquelles nous collaborons d'ailleurs étroitement, marque un acheminement vers cette ère meilleure, nous réjouit, et ravive notre confiance et notre espoir. Mais c'est en vain qu'on voudrait nous faire regarder en arrière pour nous montrer dans le passé la seule voie du salut. Nous n'y voyons que blé en herbe. Nous attendons toujours la maturité des épis, car aucune promesse de nos grands voyants ne s'est encore réalisée à la lettre.

Les peuples ne sont pas encore près de gravir la montagne de l'Éternel, prés de laquelle on ne saurait dire qu'il ne se commette plus de violences et d'iniquités. Les glaives ne se sont pas encore changés en socs de charrues ni les lances en serpes. C'est que la moisson messianique n'est pas mûre encore. Mais nos docteurs nous ont appris les vertus de l'attente, à condition que ce ne soit pas une attente passive. Akiba nous a dit cette grande parole : "Ce n'est pas à toi de parachever l'œuvre, mais tu n'es pas libre de t'y dérober."

C'est par un juste sentiment de ce que sera vraiment la Pâque messianique, au temps où l'asservissement des hommes et des peuples ne sera plus qu'un souvenir et où toute cruauté sera désarmée, que les auteurs de notre liturgie ont inscrit comme lecture du huitième jour de Pâque la célèbre page d'Isaïe qui peint l'âge d'or futur. Relisons donc, pour finir cette causerie, un fragment de cette page, mais souvenons-nous que la poésie de ces versets, en couronnant tout l'édifice lyrique de la plus lyrique de nos fêtes, ne doit pas être considérée comme un simple texte d'anthologie, mais comme l'expression inspirée d'une grande vérité en marche, dont la réalisation sera faite de l'effort, si humble soit-il, de chaque cœur et de chaque conscience.

(Isaïe, ch.11 versets 1 à 9) : "Or, un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton poussera de ses racines. Et sur lui reposera l'esprit du Seigneur : esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte de Dieu, Animé ainsi de la crainte de Dieu, il ne jugera point selon ce que ses yeux croiront voir, il ne décidera pas selon ce que ses oreilles auront entendu. Mais il jugera les faibles avec justice, il rendra des arrêts équitables en faveur des humbles du pays ; du sceptre de sa parole il frappera les violents et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins, et la loyauté l'écharpe de ses flancs. Alors le loup habitera avec la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau ; veau, lionceau, et bélier vivront ensemble, et un jeune enfant les conduira. Génisse et ourse paîtront côte à côte, ensemble s'ébattront leurs petits ; et le lion, comme le bœuf, se nourrira de paille. Le nourrisson jouera près du nid de la vipère, et le nouveau-sevré avancera la main dans le repaire de l'aspic. Plus de méfaits, plus de violences sur toute ma sainte montagne; car la terre sera pleine de la connaissance de Dieu, comme les eaux couvrent le lit de l'océan."

JULIEN WEILL,
Grand rabbin.
Radio-Paris, le 27 mars 1931

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