Cliquez ci-dessus pour entendre Adir Hou, E'had Mi Yoe'a, 'Had Gadya en hébreu et en judéo-alsacien.
Pendant le Séder, les convives ont l'habitude de reprendre certains airs de la fin de la Hagada en langue judéo-alsacienne. Je me souviens que mon grand-père, pendant la soirée pascale, reprenait ainsi le chant 'Had Gadia ("Ein Ziegelein, Ein Ziegelein..."). Nous présentons (Michel Rothé).
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Nous pensons que ces trois chants ont été empruntés par les juifs de l'espace alémanique à la culture de leur entourage ; il les ont ensuite transformés, afin qu'ils correspondent à l'enseignement juif traditionnel, tel qu'il se trouve formulé dans le Midrash, le Talmud et les commentaires rabbiniques. Selon Léopold Zunz (2), ces chants furent introduits dans le récit de la Pâque à partir du 16ème siècle. De même que la Haggada (3) publiée en 1527 à Prague par Gershom ben Shlomo Ha-Kohen comporte des gravures sur bois empruntées aux Bibles chrétiennes, de même a-t-on eu recours à des airs populaires germaniques, extrêmement familiers, pour traduire l'attente d'une ère nouvelle et la fin des persécutions.
En 1609 partit à Venise une Haggada dont les trois éditions faisaient apparaître des gravures sur bois identiques, mais accompagnées d'une légende soit judéo-italienne, soit judéo-espagnole, soit judéo-allemande, en caractères hébraïques. Elle paracheva la diffusion des chants ashkenazes de la fin du Séder. La rencontre entre la culture, populaire ou savante, et la tradition interprétative juive est illustrée par la présence conjointe, dans cette même haggada, d'une représentation du sacrifice d'Isaac inspirée d'une relief de Ghiberti, et d'une scène fondée sur le Midrash : à côté d'une gravure représentant la noyade des enfants mâles sur ordre du Pharaon, on voit un couple dormant dans deux lits séparés afin de ne plus mettre au monde des enfants.
Pour les 'Hassidei Ashkenaz, les mystiques rhénans du siècle, le chant devait favoriser la kavana, l'intention et la concentration menant à l'union mystique avec le Créateur. Nul n'était dispensé de réciter ses prières journalières et nul ne pouvait se passer du chant. Dans le Sepher 'Hassidim il est écrit : "Ne dis jamais : ma voix n'est pas belle... Car ce faisant, tu t'élèves contre Celui qui ne t'a pas pourvu d'une belle voix. Il n'y a rien qui amène l'homme à aimer son Créateur et à se réjouir de cet amour plus que la voix qui s'efforce de chanter un air qui se prolonge. Si tu es incapable d'ajouter (quelque chose de toi-même au texte prescrit), choisis un air qui te plaît et qui paraît doux à tes oreilles. Elève ta voix pour chanter selon cet air ; ta prière sera remplie de kavana, et ton coeur se réjouira des paroles de ta bouche ". Les 'Hassidim s'écartèrent des genres musicaux trop recherchés et trop élaborés, pour s'inspirer d'airs populaires. Ils estimaient même que c'était un grand mérite que d'oeuvrer pour la "rédemption" d'un bel air en l'empruntant aux Gentils et en greffant sur lui un texte sacré. Les écrits de Rabbi Eleazar ben Jehuda de Worms et de Rabbi Jacob Moses Moelln diffusèrent très largement cet enseignement, qui prévalut jusqu'au 18ème siècle, lorsque les 'Hassidim d'Europe orientale prirent la relève. Rabbi Meïr de Rothenburg, qui fut l'un des décisionnaires les plus prestigieux du monde ashkenaze (né à Worms aux environs de 1215, il mourut en Alsace, dans la prison d'Ensisheim, en 1293), composa également de nombreux poèmes liturgiques. Son prestige de talmudiste était tel que dix-neuf de ses poèmes furent inclus dans le ma'hsor germanique (recueil de prières), y compris dans la liturgie des "jours redoutables" (Yom Kippour).
ADIR HOU est un hymne hébraïque composé de façon à faire apparaître les lettres de l'alphabet en acrostiche. On le rencontre déjà, dans sa version judéo-allemande, dans un manuscrit du 15e siècle (4). Ce chant fut imprimé pour la première fois à la fin de la Haggada de Prague en 1526, puis dans celle de Mantoue, il fut repris dans l'édition judéo-italienne de la Haggada publiée à Venise en 1609. Les juifs d'Avignon chantent cet hymne à chaque fête importante, sans établir un lien privilégié avec la Pâque. On a argué du fait que dans la version judéo-allemande le juif s'adresse à son Dieu à la seconde personne (" Dieu tout-puissant, reconstruis bientôt Ton Temple") pour conclure à l'antériorité de celle-ci sur la version hébraïque. Nous souscrivons à cette hypothèse, corroborée par le fait que c'est bien en judéo-allemand que ce chant apparaît pour la première fois dans un manuscrit. Certains spécialistes, tel Yosef 'Hayim Yerushalmi, refusent, cependant, de se rallier à cette conclusion.
ADIR HOU | |||
1. | Allmächtiger Gott, nun bau dein Tempel schiere, Also schier und also bald, In unseren Tagen schiere, ja schiere ; Nun bau, nun bau, nun bau dein Tempel schiere. |
Dieu tout puissant, reconstruis bien vite Ton Temple, Bien vite et bientôt, De nos jours encore, oui bien vite ; Reconstruis, reconstruis, reconstruis vite Ton Temple. |
Adir Hou chanté en hébreu (prononciation ashkenaze) par Michel Heymann Adir Hou chanté en judéo-alsacien par Jean-Paul Heymann |
2. | Barmherziger Gott, Grosser Gott, Demutvoller Gott, Nun bau dein Tempel schiere, Also schier und also bald, In unseren Tagen schiere, ja schiere ; Nun bau, nun bau, nun bau dein Tempel schiere. |
Dieu miséricordieux, Dieu grand, Dieu humble Reconstruis bien vite Ton Temple, Vite et bientôt... |
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3. | Hoher Gott, würdiger Gott, siesser Gott, Chenvoller Gott, nun bau... |
Dieu des hauteurs, Dieu digne de respect, Dieu plein de douceur et de grâce, Reconstruis... |
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4. | Tugendvoller Gott, jiddischer Gott, nun bau... | Dieu aux innombrables vertus, Dieu juif, Reconstruis... | |
5. | Kraftvoller Gott, lebendiger Gott, mächtiger Gott, Namhaftiger Gott, sanftiger Gott, ewiger Gott, nun bau... |
Dieu plein de force et de vie, Dieu tout puissant, Dieu renommé, Dieu de bonté, Dieu éternel, Reconstruis... |
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6. | Furchtbarer Gott, lieblicher Gott, königlicher Gott, Reicher Gott, nun bau... |
Dieu redoutable, Dieu d'amour, Dieu majestueux, Dieu fortuné, Reconstruis... |
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7. | Schöner Gott, trauter Gott, nun bau... | Dieu beau, Dieu proche, Reconstruis... | |
8. | Du bist Gott, und keiner mehr, Nun bau dein Tempel schiere, Also schier und also bald, In unseren Tagen schiere, ja schiere, Nun bau, nun bau, nun bau dein Tempel schiere. |
Toi seul tu es notre Dieu, à nul autre pareil, Reconstruis bien vite ton Temple, Bien vite et bientôt, De nos jours encore, oui bien vite ; Reconstruis, reconstruis, reconstruis vite Ton Temple. |
Ce qui caractérise ce chant c'est l'intimité du lien qui unit le juif d'Alsace à son Dieu : à l'opposé de la version hébraïque, qui parle de ce dernier à la troisième personne, la version en judéo-allemand s'adresse à lui en le tutoyant. Ce qui frappe dans l'énumération des qualités qu'on lui prête, et qui suit l'ordre aphabétique hébraïque, c'est que les attributs de majesté, de gloire et de force, qui semblent éloigner Dieu de l'homme, sont immédiatement suivis par d'autres qualificatifs qui évoquent la proximité : c'est un Dieu plein de compassion, qui est à l'écoute des hommes et qui pardonne leurs écarts de conduite. Certains adjectifs, qui ont une connotation de familiarité et d'affection, expriment l'amour de l'homme pour ce Dieu de bonté : il est plein de douceur (siesser), de vivacité gracieuse et de joie souriante (il est chenedig). Il comprend son peuple et est plein d'indulgence à son égard : c'est un jeddischer Gott, il y a un coeur juif. Or, ce qui caractérise précisément, en Alsace, les airs liturgiques des fêtes réputées austères de la "convocation d'automne", c'est l'abandon confiant en la mansuétude divine, la certitude d'être écouté, compris et pardonné.
A la célébration d'un Dieu qui se préoccupe du sort de son peuple, s'ajoutent le désir profond de la fin de l'exil et l'aspiration au retour sur la terre des ancêtres. Cette demande insistante rejoint certains rites des "Amants de Sion" alsaciens qui, chaque mercredi se levaient à minuit pour se couvrir la tête de cendres et réciter des psaumes évoquant la destruction du Temple et de Jérusalem (Tikoun 'Hatsot). Les juifs d'Alsace, qui se sont progressivement enracinés dans la campagne environnante, furent également les habitants de l'ailleurs ; et, de même que les enfants comptaient les points sur les ailes des coccinelles (Mechia'hs Kafer) pour déterminer la venue du messie, ils exprimaient par ce chant l'espoir d'être eux-mêmes les témoins des temps nouveaux.
Cet hymne a une importance telle pour les juifs de la vallée du Rhin, qu'au lieu de se souhaiter un Pessa'h cacher comme leurs coreligionnaires d'Europe orientale, ils utilisent cette formule : Baue Gut !", "Construisez bien" ; ils évoquent ainsi et la cérémonie du Séder et la reconstruction du Temple.
Le poème E'HOD MI YODEA est rédigé en hébreu et comporte quelques mots araméens. Un manuscrit de 1406 signale qu'on le trouvait inscrit sur un parchemin dans la synagogue de Rabbi Eleazar ben Kalonymos de Worms. Ce dernier naquit à Mayence vers 1176 et mourut à Worms en 1238; il fut un talmudiste et un cabbaliste éminent. L'un de ses ouvrages les plus importants, appelé Ha-Roqea'h, est à la fois une oeuvre hala'hique (de décisionnaire) et une oeuvre éthique. Dans la vallée du Rhin, la version chrétienne de ce chant présente d'une part un caractère religieux, puisqu'il était récité aux vêpres dans une version proche de la précédente (les "Livres" de Moïse devenant, toutefois, les plaies du Christ), et d'autre part une dimension séculière, puisqu'il constitue également une chanson à boire.
E'HOD MI YODEA - CHANT DES NOMBRES | ||
1. | Eins, das weiss ich. Einsig ist unser Gott, der da lebt und der da schwebt im Himmel und auf Erde. |
Un, je sais ce qui est un. Unique est notre Dieu, Lui qui vit et Lui qui plane sur la terre et dans les cieux. |
2. | Zwei das ist aber mehr, Selbiges weiss ich ; Zwei Tafeln Moses ; Einsig ist unser Gott, der da lebt und der da schwebt im Himmel und auf Erde. |
Deux, voilà qui est plus ; je sais ce qui est deux : deux,
ce sont les Tables de la Loi. Unique est notre Dieu... |
13. | Dreizehn das ist aber mehr, Selbiges weiss ich ; Dreizehn sind die Sitten (6), Zwdlf die Geschlechter (7), Elf sind die Sterne (8), Zehn die Geboten, Neun die Gewinnung (9), Acht die Beschneidung (10), Sieben die Feierung (11), Sechs die Lernung (12), Fünf sind die Bücher (13), Vier sind die Mütter (14), Drei sind die Vàter (15), Zwei Tafeln Moses; Einsig ist unser Gott, der da lebt und der da schwebt im Himmel und auf Erde. |
Treize, voilà qui est plus ; je sais ce qui est treize treize, ce sont les attributs (divins) ; douze, les tribus d'lsraël; onze, les songes (de Joseph); dix, les Commandements; neuf, les mois de la grossesse; huit, la circoncision; sept, la célébration du Shabbat; six, les ordres de la Michna ; cinq, les Livres de la Thora; quatre, les Mères ; trois, les Patriarches; deux, les Tables de la Loi. Unique est notre Dieu, Lui qui vit et Lui qui plane sur la terre et dans les cieux. |
E'had mi yodea chanté en hébreu (prononciation ashkenaze) par Michel Heymann |
E'had mi yodea chanté en judéo-alsacien par Jean-Paul Heymann |
Ce chant, qui proclame avec force l'unité de Dieu, célèbre par son rythme même sa souveraineté. Il évoque quelque peu la leçon que récite l'écolier studieux pour faire montre d'érudition et, comme tout le Séder, met en valeur l'enfant. Il culmine dans l'affirmation éclatante, enthousiaste de la dimension cosmique du règne de Dieu. Il témoigne d'une vie empreinte de religiosité, que scande la succession des fêtes et que valorise l'étude des textes sacrés.
Had Gadyo chanté en hébreu (prononciation ashkenaze) par Michel Heymann |
Bien que le thème de 'Had Gadja soit repris dans nombre de légendes du folklore occidental et oriental, de la Kabylie jusqu'au Siam et en Inde, il semble qu'il ait pour origine un chant populaire allemand, "Der Bauer schickt den Jäckel naus" : le maître envoie son valet couper de l'avoine, mais celui-ci préfère rester à la maison ; le maître envoie alors le chien pour qu'il morde le valet, le bâton pour qu'il batte le chien, le feu pour qu'il brûle le bâton, l'eau pour qu'elle éteigne le feu, le boeuf pour qu'il boive l'eau, le boucher pour qu'il tue le boeuf, ... Interviendront encore un oiseau de proie, une sorcière, un bourreau et un médecin...
En Suisse, le chant correspondant relate l'histoire du bénet que l'on envoie cueillir des poires : "Joggeli sott go Birreli schüttle". K. Kohler (18) mentionne un chant alsacien construit sur un modèle analogue : "S'schemol e Frau g'sinn. Die hat e Schnirrchele g'hat" : il y avait une fois une femme qui avait un porcelet qui devint la victime du chien ; celui-ci, à son tour, fut celle du bâton, le bâton du feu, le feu de l'eau, l'eau de la vache, la vache du boucher, et ce dernier du bourreau.
A partir de la vallée du Rhin, le chant du cabri s'est répandu
dans sa version araméenne émaillée de mots hébreux,
à Venise et à Amsterdam ; dans le sud de la France, on le traduit
en provençal, en languedocien et en gascon (19)
; en Afrique du Nord, alors que les familles originaires d'Espagne le chantent
en ladino, les juifs des villages et des oasis pré-sahariens le récitent
en arabe.
"Un kavretiko,
Ke me Io merkó mi padre,
por dos aspros (20),
por dos levanim (21)
"
Cette version en judéo-espagnol est chantée aussi bien à
Istanbul et à Salonique que chez les juifs sepharad de Los Angeles.
'HAD GADJA - LA CHANSON DU CABRI | |||||||
Ein Zigelein chanté par Jean-Paul Heymann |
Refrain : Ein Zigelein, ein Zigelein Das hat gekauft mein Väterlein, Um zwei Pfenning ein Zigelein, Ein Zigelein. |
Refrain : Un cabri, un cabri, Que mon père avait acheté; Pour deux sous un cabri, un cabri. |
Ein Zigelein chanté par Claude Hoenel |
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1. | Da kam das Kätzelein, Und ass das Zigelein, Das hat gekauft mein Väterlein, Um zwei Pfenning ein Zigelein, Ein Zigelein (22). |
Et vint le chat, Qui mangea le cabri, Que mon père avait acheté; Pour deux sous un cabri, Un cabri. |
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2. | Da kam das Hündelein, Und biss das Kätzelein, Das hat gegessen das Zigelein Das hat gekauft... |
Et vint le chien, Qui mordit le chat, Qui a mangé le cabri, Que mon père avait acheté... |
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La neuvième strophe, qui est la
dernière, récapitule tout le thème :
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Les "scientistes" de la fin du siècle dernier ont qualifié de "fantaisiste" l'explication de ce chant que propose un apostat juif, Philippe-Nicodème Lebrecht, dont l'ouvrage publié à Leipzig en 1731 reprend pourtant un enseignement traditionnel juif. Dans cette perspective le chevreau représente le peuple juif que Dieu (le père) a acquis par l'intermédiaire de Moïse et d'Aron (les deux pièces d'argent). Les persécuteurs successifs sont l'Assyrie (le chat), Babylone (le chien), la Perse (le bâton), la Macédoine (le feu), Rome (l'eau), les Sarrasins (le boeuf), et les Croisés (le sacrificateur). Les Turcs, qui occupent la Terre Sainte, sont représentés par l'ange de la mort.
Il ne fait pas de doute que la lecture qui fait correspondre à chaque avatar du chant du cabri un épisode de l'histoire du peuple juif se voit contrainte de solliciter le texte quelque peu abusivement. Mais ce qui importe, c'est que les juifs aient identifié les tribulations de l'exil et de l'errance, et leur fondamentale précarité, à cette légende, et qu'ils se sont reconnus dans le chevreau injustement persécuté. Tout comme est importante leur certitude que Dieu "jugera entre les nations" et que "les peuples martèleront leurs épées pour en tirer des hoyaux" (Isaïe 2:4). Dieu enverra son prophète vers les nations qui "pillent" Israël pour leur dire: "Celui qui touche à Israël touche à la pupille de mon oeil " (Zacharie 2:12).
En fait, ce chant s'inscrit dans la logique de la lecture interprétative
et de la tradition exégétique juives. C'est ainsi qu'un midrash
relate les propos qu'Abraham adressa à Tera'h, son père :
" Mieux vaudrait adorer le feu que des idoles d'or,
d'argent, de bois et de pierre, car il est capable de les consumer. Mais le
feu lui-même ne saurait être divinisé car l'eau peut l'éteindre.
L'eau elle même ne saurait être divinisée, car elle est
engloutie par la terre ; la terre est donc plus digne de respect, puisqu'elle
triomphe de l'eau. Mais la terre elle-même ne saurait être divinisée,
car elle est désséchée par le soleil ; le soleil est
donc plus digne de respect, puisqu'il éclaire la terre entière
de ses rayons. Mais le soleil lui-même ne saurait être divinisé,
car sa lumière disparaît lorsque tombe le soir. La lune et les
étoiles, elles non plus, ne sauraient être considérées
comme des dieux, puisque leur lumière s'évanouit lorsque vient
l'heure où les astres de la nuit doivent se retirer. Mais écoute
ceci, ôh mon Père ! Je t'affirme solennellement que le Dieu qui
a créé toutes choses, est seul le vrai Dieu. Il a coloré
les cieux de pourpre, couvert le soleil d'or et donné à la lune
et aux étoiles leur éclat. Il a asséché la terre
pour la faire sortir des eaux profondes, et il t'a mis toi sur cette terre
; il a guéri mon esprit égaré (27)."
Une mishna relate qu'Hillel, voyant un crâne flotter à la surface
de l'eau, s'écria (Mishna Aboth 2:6) :
"C'est parce que tu as noyé
d'autres personnes, que tu t'es noyé ; et ceux qui t'ont noyé
seront noyés à leur tour". Rabbi Juda souligne dans le Talmud (Baba Batra 10 a) l'importance de
la tsedaqa, concept qui signifie à la fois la charité
et l'équité, parce qu'elle hâte le temps de la rédemption.
Et d'ajouter : "Il existe sur terre dix choses résistantes.
Le roc est dur, mais le fer le fend. Le fer est résistant, mais le
feu le fond. Le feu est résistant, mais l'eau l'éteint. L'eau
est résistante, mais les nuages l'emportent. Les nuages tiennent bon,
mais le vent les disperse. Le vent est fort, mais le corps le supporte. Le
corps est résistant, mais l'angoisse l'écrase. L'angoisse est
tenace, mais le vin la dissipe. Le vin est fort, mais le sommeil en chasse
les effets. La mort est plus puissante que tout, mais la charité triomphe
de la mort, comme il est écrit : " La tsedaqa délivre
de la mort " (Proverbes 10:2).
Au-delà de toute exégèse savante, les juifs d'Alsace
n'ont cessé de s'identifier au chevreau, innocente victime sur laquelle
s'acharnent la force brutale et la haine gratuite. La conscience de la précarité
de leur condition fait partie de leur paysage mental. Autrefois, le cabri
était présent dans leur univers familier : les plus pauvres
d'entre eux gagnaient leur maigre pitance en battant la campagne, un sac sur
le dos, pour acheter "a Tségele" ou "a Gétsele"
("un chevreau" en haut-rhinois) ; pour Pessa'h, plusieurs familles s'unissaient
pour acheter en commun un cabri. Erkmann
et Chatrian relatent que lors du blocus de Phalsbourg
(28),
le vieux bedeau avait élevé dans sa cave un chevreau qui fut
égorgé pour la fête ; lors de la Pâque, chaque famille
en reçut une part. L'élément le plus neuf que l'auteur juif a introduit dans ce
chant populaire c'est la dernière strophe qui affirme qu'au-delà
de la rétribution immédiate, il y a un Juge qui juge le monde
avec équité et fait triompher le droit. Même ceux qui
rappellent qu'à l'époque médiévale les chants
du même type avaient pour but de souligner la souveraineté de
Dieu, et que le "maître" des versions profanes n'est qu'une transposition
sécularisée du "Dominus Deus", s'accordent à
reconnaître que seul le 'Had Gadja évoque la
souveraineté du fait divin. Ce chant exprime la certitude que l'oppression
prendra fin, car la justice divine préside aux destinées du
monde. Dieu interviendra dans l'histoire des hommes et châtiera tous
ceux qui ont perpétué le cycle de la violence. II rétablira
le plus humble, le cabri bafoué, déchiqueté, dans sa
prééminence. Bien plus, il assurera la rédemption de
l'humanité entière, en livrant le combat ultime contre la mort
qu'il vaincra. Ce sera l'accomplissement de la prophétie d'Isaïe
: le glaive sera transformé en soc de charrue, le loup et l'agneau
paîtront côte à côte. Les persécuteurs d'Israël
se détruiront les uns les autres jusqu'au jour où Dieu, mettant
fin au règne de la mort, fera poindre l'ère messianique. Isaïe
n'a-t-il pas proclamé (25:8) que Dieu " détruira la
mort à jamais ", et qu'il "effacera les larmes de dessus tous les visages
" ?
L'étude des trois chants qui clôturent le "Séder"
des juifs d'Alsace, fait apparaître la dynamique de la tradition juive.
Empruntés à l'entourage chrétien, relevant d'une culture
populaire qui ne se limite nullement à l'Europe, ils ont été
infléchis par la tradition juive. Celle-ci en propose une lecture à
différents niveaux : une interprétation populaire, qui s'articule
sur l'expérience historique d'une minorité bafouée et
persécutée qui a confiance en Dieu, et qui sait qu'elle perdurera
à travers les siècles ; une lecture plus savante, qui s'enracine
dans l'aspiration mystique à communiquer avec le Créateur et
à hâter l'avènement de l'ère messianique, qui banira
le Mal et instaurera le règne de l'équité. La dynamique de la tradition juive ne s'exprime pas seulement dans les échanges
qu'elle a entretenus avec la culture des pays-hôtes, mais également
dans les emprunts réciproques des communautés dispersées,
insérées dans un environnement géographique, culturel
et humain très diversifié. C'est ainsi que le 'Had Gadja
s'est répandu progressivement dans le monde méditerrannéen
pour être chanté en ladino à Istanbul en en judéo-arabe
dans le M'Zab. II y a là une créativité continue d'une
culture que l'ethnocentrisme de Toynbee a qualifié hâtivement
de "fossile ". Intégrés dans le rituel du Séder,
ces poèmes se trouvent fécondés par un enseignement s'adressant
à l'enfant, qui, ce soir-là, pose aux adultes les questions
décisives sur le sens de l'existence juive. Le long cheminement qui
va de l'asservissement et de l'esclavage d'Egypte, matrice existentielle où
se forge un peuple, expérience sans cesse recommencée au cours
des âges, jusqu'à la délivrance messianique, confère
à ces chants une dimension eschatologique.
© : A . S . I . J . A.