YOM KIPPOUR
le jour des expiations
Rabbin Claude Lederer

La avoda (le culte) de Kippour


L'adoration du veau d'or - Cornelis Bos, Hollande 1551
Yom Kippour tient une place tout à fait particulière parce qu'il a la fonction capitale d'éliminer les risques de détérioration de l'homme juif et de la société juive. Cette journée vise au rétablissement des liens entre le juif et son Dieu ainsi que des membres de la société juive entre eux Ne parler que de bilan et de repentir individuel serait restrictif car si on a donné à Rosh Hashana et à Yom Kippour le nom de "yamim noraïm", de journées redoutables, c'est que la Torah y voit des moments capitaux.
Nous avons déjà eu l'occasion d'expliquer que Rosh Hashana constituait en la recherche et en la redécouverte de l'Origine. Celle-ci une fois retrouvée grâce au shofar qui nous remet en présence de celle-ci, il faut réharmoniser l'ensemble des relations ce qui demande à ce qu'on "fasse le ménage" pour retrouver une existence.

Qu'est-ce que le 10 Tichri ?
Cette journée s'inscrit historiquement dans le prolongement de la sortie d'Egypte après le don de la Torah, c'est-à-dire de la Loi. Or le peuple inquiet de voir Moïse tarder à redescendre du Sinaï, va miner toute la structure mise en place jusqu'alors. Le veau d'or qu'ils vont adorer avec la complicité d'Aaron le grand prêtre, les rejette dans l'idolâtrie dont D.ieu a voulu les extraire en intervenant en Egypte et remet en question le bien fondé de cette tentative.
Cette lamentable régression produit une catastrophe encore plus grande lors du retour de Moïse. Les Tables du témoignage, qu'il était allé chercher, sont brisées, les Hébreux qui ont participé au culte du veau d'or sont mis à mort. L'existence même du peuple hébreu est remise en question. Il faudra toute la ténacité de Moïse vis-à-vis de D.ieu décidé à en finir avec un peuple aussi rebelle pour que celui-ci échappe à la disparition totale.
Moïse remontera sur le Sinaï et en ramènera les deuxièmes tables le 10 Tichri, jour de Yom Kippour.
Par ailleurs, dans le descriptif que la Torah donne de cette journée, elle se réfère à un autre évènement catastrophe, la mort des fils d'Aaron : "Hashem parla à Moïse après la mort des deux fils d'Aaron qui, s'étant avancés vers D.ieu, avaient péri " (Vayikra/ Lévitique 16:1).

Le Sanctuaire et le Cohen
L'épisode du veau d'or est tellement marquant que D.ieu ordonne la construction d'un "ohel moèd", d'un sanctuaire qui deviendra plus tard le "Beith Hamikdash" (le Temple) à Jérusalem. Sa fonction est d'être le lieu de la présence divine et le lieu unique des "korbanoth" (des sacrifices). La "avoda", le culte est défini par la Torah. C'est elle qui le met en place et qui l'organise. Il s'agit de barrer la route à toutes les formes de dérives du type de celle du veau d'or qui montre qu'un culte détaché de la Torah qui l'installe, tourne à l'idolâtrie et au risque de disparition du peuple tout entier.
Par ailleurs, profonde innovation énoncée dans la Torah : ce ne sont plus les premiers-nés qui sont les "cohanim", les prêtres. Compromis par leur participation au veau d'or, les premiers-nés se voient mis de côté au profit de ceux qui furent les fidèles, c'est-à-dire la tribu de Lévi de laquelle est issu Aaron , le premier "grand prêtre".

L'idolâtrie du veau d'or
L'idolâtrie constitue en une cassure de la loi. En ce sens, le veau d'or est une régression violente de ce que les Hébreux avaient entendu au pied du Sinaï et que Moïse allait chercher. Les Hébreux se font un dieu à leur image. C'est cette tentation que proscrit notamment la deuxième des dix paroles. En effet, "le veau d'or" reproduit l'image du Pharaon, nommé par ailleurs le "fils du taureau" selon la religion égyptienne.
Cette idolâtrie est à l'œuvre dans chacun des hommes, dans la mesure où ils font fi de la loi régulatrice des tensions. Le danger de l'idolâtrie est de chaque temps, à la mesure de la violence qui est le risque permanent de tout individu et de tout groupe social. Aussi faut-il le prévenir. C'est de cela qu'il est question à Kippour.

Le temps et le lieu de Kippour : passages et retours

A Kippour, plus qu'à tout autre temps fort du calendrier juif, s'affichent à la fois la centralité du Temple et celle du Grand Prêtre. A notre époque où il n'y a pas de Temple, cette centralité reste clairement exprimée à travers les prières de ce jour, notamment lors de celle de Moussaf.
C'est ainsi que, malgré et à cause de la destruction du Temple, nous récitons dans le détail toute la "avoda", le "service" de Kippour telle qu'elle se déroulait dans le Temple de Jérusalem. On dit avec le 'hazan (chantre) les textes des "vidouyim", des "confessions" du grand prêtre. Et les achkenazim se prosternent quand, dans la prière, est lu le passage où les cohanim (prêtres) et le peuple se prosternaient en entendant le Cohen Gadol (le grand prêtre) prononcer le Nom ineffable de Dieu.
Pourquoi la Torah a-t-elle accordé autant d'importance au Temple et au Cohen Gadol plus particulièrement ce jour-là ? Autrement dit, quels sont les liens entre le Beith Hamikdash (le Temple) et Yom Kippour ?


Le Temple de Jérusalem, Allemagne, 18ème siècle

Un Michkane (un sanctuaire), pourquoi ?
Après le tragique épisode du veau d'or, Moïse intervient auprès de Dieu pour obtenir le pardon du peuple. Mais pour qu'un évènement de ce genre, qui a mis en péril l'existence même d'Israël, ne se répète pas, D.ieu veut assurer et faire sentir aux enfants d'Israël "sa présence", "sa chekhina" parmi eux. C'est à ce souci, mais aussi à la possibilité de réparation après une faute, que répond l'édification du sanctuaire.
Nos Sages disent que le michkane vient en expiation du veau d'or : "Que vienne l'or du michkane (du sanctuaire) et qu'il expie pour l'or du Veau".
C'est à la suite de ce drame que la Torah en ordonne la réalisation. "Ils me feront un sanctuaire et Je résiderai parmi eux" (Exode 25:8) Quand ce texte a-t-il été dit (par D.ieu) ? ( Ce texte a été dit ) à Yom Kippour !" (Midrash Tan'houma/Sidra Terouma n°8). Le sanctuaire, le michkane, et plus tard le Beith Hamikdash, réunissent dans un même espace deux éléments essentiels de la vie d'Israël : le "mizbéa'h", l'autel des sacrifices ainsi que le "arone hakodesh", l'arche de l'Alliance avec les Tables de la Loi.

Le Mizbéa'h (l'autel des sacrifices)
La tradition juive enseigne que l'être humain a été créé à partir du mizbéa'h, de l'autel, . Les deux sont de même nature, ils sont faits de terre, dit le commentateur. Par ailleurs, si l'homme est à l'image de D.ieu, l'animal lui, est à l'image du monde, il en est l'expression. Aussi, quand il y a eu faute, la Torah demande au juif de requérir une bête, et de l'apporter sous forme de "korbane" (en sacrifice) à l'origine, au lieu du fondement. "Pourquoi une bête ?" " dit très joliment Daniel Sibony "parce que l'individu doit reconnaître qu'il a fait une "bêtise" ou bien qu'il s'est conduit "bêtement"." Précisons que la she'hita (l'abattage rituel) ne fait pas partie du sacrifice proprement dit, il n'en est que le passage obligé. La première opération que le prêtre doit faire, c'est de répandre, d'abord sur l'autel, puis sur son socle, sur son fondement, le sang de l'animal. Ce n'est qu'après que le "cohen" apportera les différentes parties de l'animal sur l'autel.
Le sang, parce qu'il atteste non seulement la vie et sa circulation à travers le corps, mais aussi parce que sa présence manifeste la cohésion et l'unité de l'être. Faire disparaître l'animal en amenant son principe vital sur le mizbéa'h, c'est reconnaître que ce monde, dont l'animal est la figure, a une origine. C'est donc attester qu'il y a une origine, de même qu'il y a une fin. Le sacrifice de l'animal, - et non de I'homme, - est le passage obligé pour le juif pour opérer cette capacité de "retour", de "techouva".
Et même quand le Temple n'est plus là, les paroles qui restent au juif pour la prière, seront celles des "sacrifices" qui nourriront ce besoin de retour.

Les Tables de Loi
Simultanéité du pardon, du sanctuaire et du retour des Tables. La parole, à la suite du veau d'or, était bloquée entre Dieu et son peuple, elle ne "passait" plus. Il faut que le peuple "fasse retour" pour qu'elle circule à nouveau. Les deuxièmes Tables ne sont concevables que dans le cadre d'une circulation rétablie.
En redescendant du Sinaï, disent les Pirké de Rabbi Eléazar au chapitre 46, et alors qu'il avait mis l'énergie du désespoir pour sauver son peuple, Moïse trouve les Hébreux en train de jeûner.
Aussi cette date du 10 Tichri va-t-elle rester gravée dans la mémoire juive, dans les textes et dans les comportements du peuple juif comme la journée par excellence du pardon, comme le temps où le juif fait la paix avec son prochain et avec son Dieu pour pouvoir continuer à vivre. C'est aussi ce jour-là que le peuple reçoit la Torah puisque les premières Tables furent brisées avant même d'être données.

Passage et pardon
Le pardon remet la parole en circulation, elle peut enfin sortir des lieux où elle est retenue. La guérison du lien social et du lien à l'Origine ne provient pas de "rencontres" ou de "débats". Le monde n' ira pas mieux parce que chacun pourra surfer sur le Web et multiplier les communications. Il ne pourra guérir que dans la mesure où les paroles pourront à nouveau être entendues et transmises.
Aussi est-il frappant de constater combien l'idée de passage est importante dans sa relation au pardon. Elle se trouve notamment dans le texte introductif aux seli'hoth récitées au cours de la journée de Kippour.
Moïse se retrouve avec les Tables sur le Sinaï, et le texte de dire : "Hashem descendit dans la nuée, s'arrêta près de lui et proclama le nom de Dieu. Hashem passa devant lui et proclama : " Hashem, Hashem, Dieu matriciel et clément, lent à la colère, plein de bienveillance et d'équité. Il conserve sa bonté jusqu'à la millième génération. Il supporte le crime, la rébellion, la faute, mais il ne les absout pas…" (Shemoth/Exode 34:5-6). Commentaire de la Guemara Rosh Hashana 17b : (Le verset dit :) "Hashem passa". Rabbi Yo'hanane dit ; Si ce verset n'avait pas été écrit, il aurait été impossible de le dire. Il nous apprend que D.ieu s'est revêtu comme un 'hazan (chantre) et il a montré à Moï-se comment prier en disant : "Quand les enfants d'Israël auront fauté, qu'ils fassent cette prière devant Moi, et je leur pardonnerai".

A propos de Kippour : l'ange et le bouc
Extrait de Echos-Unir

On appelle communément Rosh Hashana et Yom Kippour "les journées redoutables".
Rosh Hashana, tête de l'année, rappelle la création de l'être humain, Yom Kippour, le pardon des fautes. C'est dans cette optique que la tradition juive envisage la nouvelle année.
Dans le monde juif, une nouvelle tranche de vie implique un préalable : le rappel et la redéfinition des fonctions. L'homme doit assumer la responsabilité de ses actes. Il a des comptes à rendre à un Dieu souverain et juge. En contrepartie, ce Dieu doit se "souvenir" de ses créatures, ne pas les "laisser tomber".
Les paroles étant insuffisantes pour parvenir à un tel état, on utilisera le shofar destiné à "réveiller" ceux qui ont "oublié", ce qu'on a "oublié".
Autrement dit, pour que la vie passe, continue, il faut des temps forts et cycliques où les "oublis" et les "dormeurs" soient ramenés à la conscience et à la responsabilité.

Crise et oubli
Il est généralement difficile, voire impossible, d'imaginer que demain puisse être différent d'aujourd'hui. Il n'y a guère que dans les moments de maladie ou de guerre qu'il faut vivre "au jour le jour". Ce sont alors des temps de rupture d'équilibre qui brisent la vie des individus, qui détruisent le lien social et familial, qui jettent des peuples entiers dans la violence, dans la misère et dans la mort.
Or il se trouve aussi que, dès que ces catastrophes disparaissent à l'horizon, les êtres humains s'empressent d'oublier "comme si jamais cela n'avait eu lieu". Quelques-uns vont plus loin: "ça n'a jamais eu lieu". D'autres n'arrivent pas à "en sortir" ou s'en sortent très mal.

"Rien ne se perd, tout se transforme"
Cette affirmation de la science vaut pour l'existence humaine. La vie n'est pas seulement faite d'actes conscients et réfléchis, mais aussi de comportements "oubliés": échecs, injustices, frustrations, bref tout ce qu'on a dû "avaler", refouler comme on dit. Ils ne disparaissent pas en pertes et profits ; au contraire, ils s'accumulent, se transforment et grossissent tant dans la vie de l'individu que dans celle de la société.
Si l'on constate, en plus, des distorsions dans l'application des lois, il arrive un moment où ça craque, où ça explose. Si la justice doit régler les différents, il faut savoir que tout n'atteint pas cette instance et qu'il est tout aussi.impératif de régler les tensions "souterraines", "inavouées" des individus et du groupe social. D'où la nécessité de faire apparaître, d'amener à la conscience et à la parole ce qui bloque, ce qui ne "va" pas et qui a été "oublié", qui n'a pas été pris en compte pour éviter d'en arriver à rejeter "ce qui ne marche pas" sur autrui et à fabriquer des boucs émissaires.


L'envoi du bouc émissaire - William James Webb, 1904
L'horreur est humaine
C'est bien dans ces risques que se trouvent actuellement, une fois de plus, nos sociétés.
Les problèmes économiques, le danger d'une explosion sociale, le retour des nationalismes, sont autant de signes que le refoulé est en train de craquer, que trop de choses n'ont pas été prises en compte.
La crise est là quand les responsabilités n'ont pas été assumées, qu'on n'a pas tenu compte des injustices et de leurs conséquences, qu'on a négligé trop de frustrations.
Tout cela revient à la surface et menace d'être un cocktail explosif. Il se manifeste alors un blocage dangereux car on n'a pas su prévenir la crise.
Le risque, c'est le déchaînement aveugle et mortel et la chasse au bouc émissaire soi-disant responsable des malheurs du groupe en question.
Les juifs devraient savoir quel prix il faut payer.

Prévenir la crise
Une société peut, au contraire, être consciente de l'extrême danger à n'être pas responsable et à ne pas tenir compte des "oublis", des laissés pour compte. C'est d'ailleurs de cela qu'il est question, entre autres, à Kippour. On cherche à neutraliser la violence en tenant compte de celle-ci.
Il semble impossible ici de ne pas évoquer l'obsession du monde occidental d'en "finir" avec la violence, de lui refuser un statut de réalité. En cherchant à spiritualiser l'homme, on n'a pas vu, ou on n'a pas voulu voir que le tragique et la violence revenaient en force par d'autres portes, et on les a mis sur le compte du destin et de la fatalité. Ou alors, en déplaçant les causes du mal sur autrui - par les techniques des boucs émissaires - les hommes ont cru l'éliminer une fois pour toutes. D'où les slogans de la "der des der", des "plus jamais ça" qu'on exorciserait par la "vigilance".

Ruser avec le mal
Kippour ne se limite pas au pardon des fautes. Il indique la façon dont la société juive gère son rapport à la violence pour la neutraliser. Ces processus se trouvent principalement concentrés dans la prière de Moussaf qui comporte la cérémonie du bouc émissaire.
Que ce soit à l'époque du Temple ou maintenant, toutes les catégories de fautes sont prises en charge par les participants. Façon de se reconnaître responsable de ses actes, du su et de l'insu, de ce que l'on ne peut pas taire et de ce qu'on a "oublié". Une fois prises ou reprises sur soi à haute voix, le grand prêtre les "reportait", les faisait "endosser" par un animal, un bouc désigné au sort. Ce dernier "emmenait" les fautes dans le désert où il était précipité du haut d'un rocher.
On reconnaît une existence au mal, mais on le renvoie là d'où il vient : à l'extérieur, dans nos contacts directs avec le réel qui n'ont pas transité par la parole. On lui offre même un "cadeau", cet animal, façon de ruser avec lui. de le désarmer en lui donnant de l'importance.

Faire l'ange une fois l'an
Mais il faut d'abord veiller à ce que cette violence ne porte pas sur les humains. Depuis le soi‑ disant "sacrifice" d'Isaac lié d'ailleurs à Rosh Hashana, le texte juif a carrément éliminé cette dérive tragique. Le texte enjoint qu'à l'homme, il faut substituer l'animal et que la société juive ne saurait être une "société protectrice d'animaux". Hitler, dit-on, ne supportait pas qu'on tue une mouche !
Comme il est impossible d'échapper à la violence, on prendra comme substitut l'animal pour ne pas en venir aux sacrifices humains.
Les abstentions de Kippour sont celles qui assurent la vie en général. S'il est vrai, comme le dit Pascal que, "qui fait l'ange fait la bête", la tradition juive demande à ce qu'on "fasse" l'ange pendant une journée dans l'année, à Yom Kippour, non pas sous forme d'image d'Epinal, mais pour neutraliser le mal afin que le peuple juif puisse continuer de vivre.


Rabbins Judaisme alsacien Histoire
© A. S. I. J. A.