Le Juif dans la littérature française
Dr. Victor MARX, rabbin
paru le 18 mars 1909 dans l'hebdomadaire die Strassburger Israelitische Wochenschrift
traduction : Johannes HONIGMANN - document transmis par Jean-François LÉVY


S’il a toujours été intéressant de regarder quels jugements les non-Juifs portent sur le judaïsme, il est d’autant plus instructif d’examiner de plus près les jugements sur les types et les problèmes juifs contemporains tels qu’ils ont été fixés dans les productions des belles lettres. Le fait à lui seul que ces œuvres littéraires, dès lors qu’elles possèdent la moindre importance, soient bien plus largement diffusées que les traités scientifiques ou politiques ou les écrits de n’importe quelle autre sorte traitant du judaïsme, et qu’elles influencent par conséquent davantage la réflexion de larges couches [de la population] que ces derniers, nous contraint à ne pas les ignorer. Il arrive que la personne extérieure ait un œil beaucoup plus aiguisé pour les vices comme pour les vertus. Et quand nous devons admettre que les récits [ou : descriptions] sont proches de la vie réelle, quand nous reconnaissons que les parts de lumière et d’ombre sont réparties correctement, voire quand certaines choses auxquelles nous n’avons jusque-là guère prêté attention sont subitement révélées à nous en pleine lumière, alors cela ne peut, naturellement, pas manquer d’agir sur nous.

Des récits qui correspondent en tous points à la vie réelle sont cependant rares. Parfois, l’auteur ne présente que les fautes et les faiblesses, parfois, il exagère les vertus. Souvent, on s’aperçoit que le caractère juif qui est dépeint dans une histoire l’est de façon vague et incertaine.

Il n’en reste pas moins intéressant sur le plan historique, culturel, et littéraire, d’étudier ce que ces romans et ces pièces de théâtre censés refléter la vraie vie disent au sujet des Juifs, de voir la manière dont les Juifs y sont caractérisés, dont ils y sont trainés dans la boue ou glorifiés. Car il va de soi que les changements dans la position politique et sociale des Juifs trouvent également leurs échos dans la littérature et s’y présentent sous les angles les plus divers, selon que le point de vue de l’écrivain est hostile ou favorable aux Juifs.

Une brochure récemment parue et dont l’auteur est un jeune Alsacien nous présente un pan important de cette histoire de la littérature dans laquelle les Juifs jouent un rôle passif. Il s’agit de Der Jude in der französischen Literatur von 1800 bis zu Gegenwart [Le Juif dans la littérature française de 1800 à aujourd’hui] de Moses [Moïse] Debré (Ansbach, éd. C.Brügel und Sohn, 1909).

La première partie traite de la littérature antijuive, et nous y faisons d’abord connaissance avec la figure du Juif en tant qu’homme d’argent. Celle-ci occupe bien entendu une place importante. Après tout, les auteurs n’avaient qu’à poursuivre dans la veine de la littérature antérieure. Les Juifs dépravés n’apparaissent en revanche que dans trois romans. Il n’existe de même que trois pièces de théâtre qui prennent pour sujet l’impossibilité d’assimiler la race juive.

Il est en réalité difficile de parler ici toujours d’écrits antijuifs. Il arrive que les auteurs eux-mêmes nient toute tendance antisémite. Il faut se pencher sur chaque œuvre au cas par cas pour déterminer dans quelle mesure son contenu a été motivé par un véritable antisémitisme. Ainsi, l’idée de l’impossibilité d’assimiler les Juifs n’est pas encore en elle-même hostile, il faudrait sinon ranger une grande partie de la littérature sioniste parmi la littérature antisémite.

Cette partie [du livre de Debré] traite aussi de deux romans d’Émile Zola. L’auteur, dans sa conclusion, ne le classe pas parmi les antisémites. À raison, car il n’en est pas un, il est un apôtre de la vérité qui ne prend de gants avec personne, qui scrute avec un œil d’aigle et attaque avec dureté parce qu’il veut éliminer le mal. – Quelles que soient les raisons pour lesquelles Zola a dépeint de mauvais Juifs : Zola le poète tout comme Zola l’homme politique connaît également d’autres Juifs, des patriotes ardents, des martyrs qui souffrent en silence.
Rien que pour cette raison, pour ce que Zola signifie pour nous, Juifs, nous déplorons vivement que l’ouvrage ne consacre aucun passage au roman Les quatre évangiles : La vérité. Il aurait dû trouver sa place dans le chapitre sur le roman apologétique qui ouvre la deuxième partie, dédiée à la littérature favorable aux Juifs, dans lequel l’auteur traite des activités littéraires suscitées par le procès Dreyfus. – L’introduction à la deuxième partie nous apprend que la grande majorité des dramaturges et romanciers français regarde le Juif avec une compréhension bienveillante. "On réclame de la tolérance pour lui, car il en serait digne. On glorifie le patriotisme et la volonté de sacrifice du petit-bourgeois juif comme de l’homme d’État juif. (…) Le Juif dans le cercle de sa famille est encensé et on chante les louanges de la femme juive."

Après le roman apologétique, nous faisons connaissance avec le Juif en tant qu’homme d’État et cosmopolite. Dumas fils nous présente un personnage de sioniste dès 1873, donc bien avant l’agir de Theodor Herzl, dont la conception du Juif a été énergiquement rejetée par les Juifs français. Le sionisme moderne ne fait l’objet que d’un seul roman. La femme juive, à laquelle sont dédiés les deux derniers chapitres, s’en sort bien dans l’ensemble, même en tant que demi-mondaine. Le dernier chapitre s’intitule Le Juif et la Juive dans le cercle de la famille ; l’auteur aurait bien fait de préciser que deux des huit poètes dont il traite étaient eux-mêmes juifs.

Le résultat de cette étude (qui, en tant que thèse universitaire et premier ouvrage publié, a été rédigée avec un souci d’objectivité qu’on est tenté de qualifier d’excessif) est résumé en une brève conclusion que nous reproduirons ci-dessous dans son intégralité.
Après que l’auteur a prouvé que même les amis des Juifs semblent de plusieurs manières considérer les Juifs comme des êtres étrangers à la nationalité [sic] française, ainsi que le démontrent les noms et les origines des personnages juifs qui apparaissent dans leurs œuvres, il poursuit ainsi :

"Si nous nous demandons pourquoi les différents écrivains ont traité si diversement des Juifs dans leur œuvre littéraire, nous trouverons facilement la réponse dans la vie et la philosophie de ces auteurs. Il va de soi que [Paul] Bourget, un antisémite à tendance nationaliste, abordera la figure du Juif d’une autre façon que le démocrate Zola, qui rêve de la fraternisation de l’humanité entière ; de même, l’antisémite tapageur [Albert] Guinon voit forcément autre chose dans les Juifs qu’Erckmann-Chatrian, qui comptent le rabbin de leur village d’origine au nombre de leurs amis les plus intimes.
Parmi les différents types qui nous sont présentés, seul le Juif en tant qu’homme d’argent est hérité des siècles antérieurs. Et cet homme d’argent aussi n’est plus le petit colporteur du XVIIIe siècle, mais le grand banquier qui domine le marché pécuniaire. Le Juif en tant que citoyen prêt à faire des sacrifices, en tant que valeureux homme d’État, en tant que socialiste et sioniste, ce sont des figures qui ne sont apparues qu’au XIXe siècle.
On ne manquera d’ailleurs pas de constater, dans la littérature du XIXe siècle, une certaine évolution de la question juive, bien que cette évolution soit là aussi, comme partout, sans cesse ralentie par de fortes inhibitions. Le Juif qui, pendant la première moitié du siècle et encore bien au-delà des années cinquante, reste profondément enraciné dans la foi de ses pères, dans le judaïsme ancien, s’assimile de plus en plus au milieu français dans lequel il vit.
Il se déleste de la religion atavique comme d’un fardeau inutile et importun, reste indifférent ou se fait baptiser afin de faciliter sa lutte pour son existence et ne pas se boucher un avenir brillant. La victoire du bloc républicain sur le centre et les nationalistes a fait de l’athéisme le credo du peuple français ; une philosophie qui avait déjà été le "secret de tout le monde" en France pendant la période des Lumières. Cette absence de religion chez la majorité de la population française a, bien entendu, favorisé l’assimilation des Juifs et finira peut-être par la parachever si aucune réaction ne vient arracher le sceptre des mains du libéralisme.
Ces derniers temps, des écrivains hostiles aux Juifs ont toutefois soulevé le problème de la race. Le Juif n’est plus présenté comme un élément étranger au sein du corps ethnique français de par son simple nom, mais de par sa nature entière. Ce genre de tentative pour influencer l’opinion publique mettra sans doute un frein à l’assimilation complète des Juifs français."


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