1. Pourquoi le Puy ?
A la veille de la guerre, j’habitais toujours ma ville natale, Saint Avold (Moselle) et le berceau de ma famille paternelle depuis la Révolution. Cette ville se trouvant au devant de la ligne Maginot, quelques 5 kms à vol d’oiseau de la frontière allemande, devait être évacuée par la population civile en cas de conflit. Des convois ferroviaires étaient prévus pour la transférer dans les lieux d’accueil officiels ; pour St Avold, Ruffec en Charente. Mais les personnes ayant la possibilité de fuir par leurs propres moyens étaient invitées à le faire sans attendre l’ordre de départ, en cas d’imminence du danger.
Nous l’avions fait l’été 1938, lors d’une première alerte : la guerre a failli éclater quand Hitler, après l’Anschluss de l’Autriche, s’en est pris à la Tchécoslovaquie, à laquelle la France et l’Angleterre avaient donné leur garantie, et nous nous sommes réfugiés à Contrexéville (Vosges), sauf mon père, rappelé sous les drapeaux avec plusieurs classes de réservistes. Nous y avons retrouvé ma famille de Strasbourg, la grande ville également située en avant de la ligne Maginot et menacée d’évacuation. L’alerte passée, après l’accord de Munich signé par Chamberlain et Daladier, nous sommes retournés dans nos foyers, mais nous savions bien que ce répit serait de courte durée. Les habitants de la frontière avaient une meilleure connaissance du danger nazi que l’opinion générale en France, ne serait-ce que parce qu’ils étaient bilingues et que certaines familles, dont la nôtre - j’y reviendrai - avaient de la parenté de l’autre côté. Du reste, même Daladier ne se faisait pas d’illusions; il passe pour avoir murmuré à son retour de Munich, face à la foule qui l’acclamait : "Oh les cons !"
Quant à ma famille, mon grand-père et sa fille ayant pris pour conjoints pendant l’annexion des coreligionnaires originaires d’Outre-Rhin, nous étions impliqués en quelque sorte dans les drames qui s’y passaient et j’ai de ce fait le souvenir d’une prédiction qui m’a profondément impressionné.
Mon oncle Léon Rosenthal avait fui à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1933, sa ville de Göttingen, dans le Hanovre, pour se réfugier à St-Avold avec son épouse, sœur de mon père, et leurs enfants, Eric, 13 ans, et Madeleine, 8 ans. Mais sa propre sœur, restée là-bas avec son père et sa petite famille, nous a lancé un appel au secours lors du pogrome dit "de la Nuit de cristal", organisé à l’échelle nationale par le régime nazi les, 9 et 10 Novembre 1938. Son mari, un vétérinaire du nom de Pohly, avait été emmené dans un camp de concentration et leur appartement dévasté. Un employé "aryen" de notre graineterie familiale lui a été dépêché avec des subsides, mais surtout les démarches entreprises - je crois auprès de l’association juive Jewish Colonisation Association (dont le siège était à Londres, mais dont l’antenne parisienne était dirigée par un cousin éloigné de mon père - ont rapidement porté leurs fruits : des visas ont été obtenus pour la Bolivie, et les Pohly ont transité par St-Avold. Ils s’y trouvaient le 11 Novembre et j’assistai, avec leur fils Heinz, un peu plus âgé que moi, et ma cousine Madeleine, qui faisait office d’interprète, à l’important défilé militaire de la garnison, dont le clou était la cavalcade des spahis aux clairons retentissants et uniformes rutilants. Heinz ne tarda pas, sur le chemin du retour, à doucher mon enthousiasme : "s’il y a guerre, me dit-il gravement, la France la perdra, car en Allemagne, ce qu’on voit aux revues, ce ne sont que des chars et des canons, jamais de la cavalerie". Est-il besoin de dire que j’ai souvent repensé à cette prédiction ?... Apparemment un petit adolescent avait une vision plus juste que notre généralissime Gamelin et son état-major.
A Contrexéville nous étions convenus avec ma famille de Strasbourg - mon oncle René Kling qui avait épousé une sœur de ma mère et qui avait une fille un peu plus jeune que moi - qu’à la prochaine alerte il nous faudrait fuir plus loin, Contrexéville étant encore trop près de la frontière. Mon oncle était associé avec des parents et amis dans une entreprise de graineterie en gros - la maison "Heller et Kling" - de Strasbourg, qui possédait une succursale à Lyon, dirigée par un jeune fils Heller. Il a proposé à mes parents de charger ce dernier de nous réserver un appartement dans la région lyonnaise. Or le dit Georges Heller a fait savoir que ses recherches l’avaient conduit jusqu’au Puy et qu’il y avait découvert tout un quartier neuf (La Renaissance, commune de Chadrac), avec de nombreux appartements à louer. Il en a réservé avant l’été - ou la fin de l’été - 1939 pour diverses familles, surtout strasbourgeoises, qui lui en avaient donné mandat : pour nous, au premier étage de la maison "Badiou-Tessier", pour mon oncle Kling, son frère et un de ses cousins, et pour leur entreprise la maison "Duclairoir", et dans des maisons voisines pour d’autres familles de Strasbourg (dont celles des futurs "bahutiens" Jean Meyer, Jean Claude Lévy etc.) Je suppose qu’il était déjà à l’époque, comme plus tard, en relations d’affaires avec un grainetier en gros et exportateur de lentilles de la Renaissance, la maison "Guelle"..
Nous avons quitté St-Avold pour le Puy à la veille de la déclaration de guerre, dans les tous derniers jours d’août 1939, quand l’ordre d’évacuation ne faisait plus de doute et avant que mon père ne soit frappé par la mobilisation générale et - quelques temps après - notre voiture réquisitionnée, il a pu nous y conduire nous et, peut-être relayé par mon cousin Eric, le reste de la famille. Auparavant j’ai pu voir nos voisins à St Avold s’apprêtant au départ chargeant leurs voitures stationnées tout le long de notre rue.
Nous allions ainsi occuper les deux appartements du premier étage de la maison "Badiou-Tessier". Les propriétaires, quant à eux, habitaient le rez-de-chaussée et là une surprise nous attendait : par une coïncidence extraordinaire, M. Badiou se rappelait avoir vu ma mère, dans son enfance, dans son village natal de Fellering (Haut-Rhin) pendant la guerre de 1914. Il faisait partie des unités qui, tout au début de la guerre avaient pénétré en Alsace par les hautes vallées des Vosges, en direction de Mulhouse, avant d’être stoppées par les Allemands dans les sanglantes batailles de Cernay et du Vieil-Armand. Or il se souvenait d’avoir campé à Fellering dans le préau d’un marchand de vin (le seul de ce village, celui de mon grand-père maternel) dont la fille, d’une dizaine d’années (ma mère) leur apportait des sandwiches. Fellering et toute la haute vallée de la Thur ne devaient plus être repris par les Allemands et ma mère et sa sœur, en costume d’Alsaciennes, faisaient partie du comité d’accueil des personnalités venues inspecter les troupes : une photo la représentant à côté des généraux Joffre et De Castelnau, figurait en bonne place chez nous. M Badiou a été par la suite transféré sur un autre front - l’Yser - et a souffert d’y avoir été gazé... J’ai oublié son prénom mais me rappelle ceux de ses fils : René qui devait avoir six ou sept ans à l’époque et Aimé, quinze ans environ. Leur mère, une ancienne institutrice, s’est mise en quatre pour nous aider, introduisant ma mère et ma tante chez des commerçants et les conseillant : c’est ainsi qu’elles ont pu louer et non acheter le mobilier et divers équipement.
Les vacances touchant à leur fin, il a fallu m’inscrire au lycée, mais je n’avais aucun papier prouvant qu’en juin j’avais passé l’examen d’entrée en 6ème au Collège de Forbach (il n’y avait pas à l’époque d’enseignement secondaire à St-Avold, seulement une école primaire supérieure, E.P.S.). Mais la directrice du lycée de jeunes filles, place Michelet, qui à l’époque recevait aussi les inscriptions pour le lycée de garçons "Ch. et Ad. Dupuy" - car les professeurs hommes et, je suppose le proviseur étaient mobilisés, - a été compréhensive : elle m’a conseillé de choisir l’allemand en première langue, dans la perspective d’un retour dans notre région frontière et de réserver l’anglais pour la classe de 4ème (le regretté père Demeure devait plus tard me persuader de préférer le grec.
En 6ème, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs : en français-latin une agrégée rapatriée du lycée français d’Alexandrie, Mme Donnet, en maths, une dame distinguée dont j’ai oublié le nom, en sciences naturelles un vieillard très érudit, M Cachard. Parmi les condisciples que j’ai appris à connaître par la suite - et jusqu’en Première - la plupart devaient déjà être dans cette Sixième : Christian Col, Jacques Demeure, André de Mourgues, François Durand, Beugnot, Pandraud, Mounier, Bayet, Tavernier, Chaurand, Forestier, Massard, Roussel, Exbrayat ; d’autres noms ne me sont devenus familiers que plus tard : Gardes, Pietruska, Prat... Mais les trois condisciples israélites dont j’ai fait connaissance en 6ème, ne sont pas restés longtemps au Puy : Klein, réfugié de Sarrebourg (Moselle), Bertoin et Ebstein venus, je crois, en 1940, le premier de Lyon où son père était médecin militaire et où il est retourné, le second, de Paris, qui devait partir pour l’Algérie après l’armistice.
C’est, je crois, au cours de l’hiver 1939-1940 que s’est formée au Puy une communauté israélite autour du rabbin Poliatchek, réfugié d’Altkirch (Haut-Rhin) - dont le fils Jean devait aussi faire une carrière de rabbin, puis en Israël, d’universitaire - et d’anciens notables de communautés alsaciennes et lorraines. Le président en fut longtemps un strasbourgeois, père du futur président du Consistoire central Jean Kahn, lequel a dû entrer en 6ème, dans notre lycée, une année après moi. Un local loué rue Sarrecrochet, avec vitrine peinte en blanc, servait de synagogue les samedis, mais pour les grandes fêtes, une salle beaucoup plus grande était louée - au moins en 1940 - au centre-ville.
2. La Débâcle
La "Drôle de guerre " : signe précurseur
Mon grand-père, décédé au début mars 1940 avait vu clair en dépit des rodomontades de la propagande officielle (je me rappelle les affiches : "Nous vaincrons, parce que nous sommes les plus forts", figurant une mappemonde avec, en couleur, toute l’étendue de l’empire colonial). Je pense qu’il voyait un signe de faiblesse et d’impréparation dans le fait que l’armée soit restée pratiquement l’arme au pied, terrée derrière la ligne Maginot, pendant toute la conquête de la Pologne par les Allemands et son partage avec leur alliée du moment, l’U.R.S.S., et assistant, impuissante, à l’attaque de la Finlande par cette dernière. Il m’exprimait son amertume de ne voir l’héroique résistance de ce petit pays, guère soutenue autrement que par des hommages verbaux.
C’est à croire qu’en haut lieu on espérait n’avoir pas à combattre, ni a conclure une paix séparée. On démobilisa une classe des plus âgés, ainsi que, en fonction du nombre d’enfants, des pères de famille des classes voisines - dont le mien - ce qui du moins leur aura évité la captivité en Allemagne. Mais peu après, en avril, l’Allemagne reprenait l’offensive, occupant le Danemark et conquérant la Norvège.
En Lorraine et en Alsace de nombreuses familles de l’arrière de la ligne Maginot, Metz entre autres, jugeaient prudent de se réfugier à l’intérieur de la France. C’est ainsi que nous avons vu arriver au Puy ma tante et mes cousins de Thann (Haut-Rhin) qui ont trouvé un appartement à la Renaissance.
Le déferlement (juin 1940)
Début mai, la grande offensive allemande se produit à travers la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, puis la France, par la trouée de Sedan, prenant à revers la ligne Maginot et se ruant d’une part le long de la Meuse vers la frontière suisse (pour isoler la Lorraine et l’Alsace) et d’autre part vers l’ouest et la Somme, pour couper de ses arrières l’armée française et le corps expéditionnaire anglais qui s’était portés au secours des Belges. Saisies de panique, les populations civiles se jettent sur les routes, les embouteillant, entravant le ravitaillement des troupes, s’exposant au mitraillage en piqué des Stukas, les chasseurs allemands (favorisés par la quasi-inexistence d’une aviation militaire française.)
C’est lors de ces jours dramatiques qu’un groupe d’enfants belges - un peu plus grands que nous - s'est introduit dans notre classe de maths. Ils s'étaient enfuis en toute hâte de leur école, d’un village de Wallonie, à l’approche des Allemands, avec leur instituteur, sans avoir revu leurs parents et sur les routes de l’exode, ils ont échoué au Puy. A leur entrée notre prof de maths nous demande de nous lever et à eux, de chanter leur hymne national, la Brabançonne, puis à notre tour, la Marseillaise... Ils ont été hébergés au lycée ; nous avons été priés de leur apporter des serviettes et autres ingrédients. Quelques temps après, une unité de l’armée belge étant venue camper sur le Breuil, ils ont été leur demander - je crois sans grand succès - des nouvelles de leur village et de leurs parents. Leur incertitude aura pris fin après l’armistice, et leur rapatriement.
La débandade n’a pas tardé à gagner nos troupes, même si certaines unités, comme celle de Gaulle à Montcornet ont fait front, et j’ai eu, si je puis dire, le privilège d’assister aux premières loges à ce spectacle, en tant qu’habitant à la Renaissance au bord de la grande route venant de Lyon et St-Etienne, pendant quatre ou cinq jours qui sont restés gravés dans ma mémoire :
Le premier jour : Un défilé constant et ininterrompu de voitures de tourisme (qui avaient été réquisitionnées), transportant des officiers galonnés, beaucoup conduites par leurs chauffeurs ; le bruit court que l’armée se regroupe à Toulouse.
Les deuxième et troisième jours : suivent les hommes de troupe, dans un défilé constant et ininterrompu de camions militaires, avec quelques cuisines roulantes ; mais beaucoup de soldats sautent à terre, pour prendre les boissons, pommes de terre en robe des champs, etc. que nous leur tendons. Surprise : nous reconnaissons en l’un d’eux un ancien voisin de St Avold, et dans un autre convoi, un ancien collègue grainetier en gros, de mon père, de Nancy, qu’ils font monter dans notre appartement ; là, il s’effondre en larmes : il venait d’apprendre la mort de sa femme et de leur bébé, sur les routes de l’exode, au cours d’un mitraillage de Stukas".
Le quatrième jour : Le bruit court que les Allemands approchent de la Haute-Loire. Mon père envisage que nous fassions nos valises et nous enfuyions à Toulouse. C’est alors qu’intervient l’armistice (22 juin).
Quelques jours après, nous voyons apparaître mon oncle Léon qui, en tant qu’Allemand, avait été interné au cours des hostilités dans un camp près de Roanne, bien que son fils eût obtenu sa naturalisation - le seul de sa famille, parce que mobilisable ? (il fut appelé sous les drapeaux peu avant la débâcle) - et que d’autre part les Allemands déchussent les juifs de leur nationalité, faisant d’eux des apatrides. Mon oncle avait échappé à grand peine à ses co-détenus nazis, qui, après la fuite de leurs gardiens français, avaient tenté d’enfermer les juifs pour les livrer aux envahisseurs. Ils avaient parcouru à pied la moitié du trajet. Cette mesure d’internement n’ayant frappé que les hommes, ma tante et ma cousine avaient pu rester auprès de nous. Quant à mon cousin Eric, il fut versé dans les chantiers de jeunesse, créés par le régime de Vichy pour les jeunes recrues, en raison de la limitation des effectifs de l’armée par la convention d’armistice.
Au cours de l’année 1941, la police de Vichy effectuait des rafles de juifs étrangers pour les interner dans des camps destinés à les regrouper avant leur transfert ultérieur vers Auschwitz et autres lieux. Une de ces rafles a frappé des familles installées à la Renaissance : une famille de Sarrois, du nom de Lieser, réfugiés du Luxembourg , et, je crois, l’ancien bedeau de la synagogue d’Esch-sur-Alzette, également au Luxembourg, M. Lévy. Ils furent enfermés dans un premier temps près de la poste, rue Lafayette, et là un drame se produisit : un membre de la famille Lieser se suicida.
En juin de la même année, j’ai eu 13 ans, âge de la bar-mitsva, la cérémonie juive consacrant la majorité religieuse. Le rabbin a conseillé à mes parents de l’organiser dans notre appartement plutôt que dans le local synagogal de la rue Sarrecrochet, par prudence . crainte de rafle ou de trublions antisémites ? C’est là que j’ai lu en sa présence, dans le rouleau de la Torqh, apporté pour la circonstance, la section du Pentateuque à laquelle il m’avait préparé. Parmi les assistants, deux allaient connaître l’année suivante un sort tragique, M. et Mme Paul Kling, cousins de mon oncle René, qu’une voiture de la Gestapo est venue de Clermont, chercher en pleine nuit à leur domicile de la maison "Duclaroir" - et mis sous scellés - et, l’on ne devait plus jamais les revoir. J’ai le cœur d’autant plus serré à leur pensée qu’ils m’avaient apporté pour cadeau un livre passionnant sur l’Afrique du Nord et l’Afrique Noire française, auquel je dois probablement ma mention "Bien" au bac.
C’est en pensant à ces drames et à d’autres, dont il sera question plus loin, que je me suis élevé contre l’assertion d’un correspondant de la revue Archives juives, selon lequel Le Puy aurait été un havre de tranquillité pour les juifs pendant la guerre. Il faisait valoir qu’il avait pu célébrer sa bar-mitsva dans le local synagogal encore à une époque tardive (1942 ? début 1943 ?). Plus jeune que moi, il devait avoir moins de souvenirs. J’ai écrit à la revue qu’il fallait relativiser : si la persécution des juifs avait été moins meurtrière qu’ailleurs, il ne fallait pas ignorer les drames qui s’y étaient produits. La secrétaire de la commission éditrice de la revue, m’a alors demandé de lui envoyer mes souvenirs de cette époque, afin de documenter ce qu’elle croyait pouvoir appeler "l’exception du Puy".
Ici se place un trait de courage de notre rabbin : en novembre 1941, concluant son sermon de l’office du samedi, il nous dit avoir été convoqué par le préfet pour se voir remettre à notre intention des formulaires d’adhésion à un organisme nouvellement créé par Vichy en remplacement des organisations juives antérieures : l’Union Générale des Israélites de France (U.G.I.F.). Dixit le rabbin : - "Si vous voulez que la Gestapo ait un jour votre adresse, remplissez ces formulaires! Moi je vous dis : ne les remplissez pas!"
Nouveau drame l’année suivante, touchant cette fois notre parenté, quoique éloignée. Comme beaucoup d’habitants des localités frontalières, nous en avions non loin de là, à Sarrelouis, ville qui fut française depuis ses origines louis quatorzièmes jusqu'en 1815 et abritait une communauté juive remontant à sa création. Ces cousins avaient nom : Wolf. Ils étaient trois frères dont l’aîné avait fait fortune dans la banque à Berlin, puis émigré à New York avant même le rattachement de la Sarre au Reich. Les deux autres quittèrent Sarrelouis à cette date pour se fixer, avec leurs épouses, à Bruxelles (1935). Rattrapés par l’invasion allemande, ils ont été pris dans les rafles (sauf l’épouse du plus jeune, Erna restée cachée à Bruxelles pendant toute la guerre) et transférés au camp d’internement des Milles, près d’Aix en Provence. L’envahisseur imposait en effet à Vichy, à l’époque, la prise en charge des juifs arrêtés dans des pays voisins ou transférés de camps d’Allemagne. Le régime de celui des Milles était alors relativement mitigé - avant que vers 1943, les Allemands ne dessaisissent Vichy de son administration - et comportait des autorisations de visites et de sorties. Mais lorsque mon père s’y est rendu, seul s’y trouvait encore Ernst, le plus jeune des deux frères. L’autre avait fait partie d’un convoi acheminé des Milles à Auschwitz, tandis que son épouse, cardiaque, était transférée en résidence surveillée, avec leur petite fille, dans un séjour climatique, à Font-Romeu (Pyrénées Orientales). Ernst lui, étant confiant, s’attendant à recevoir prochainement un visa pour les Etats-Unis, procuré par son frère de New York, de sorte qu’après avoir passé la journée avec mon père, en sortie à Aix en Provence, à la terrasse des cafés, il est rentré le soir au camp. Quelques temps après nous apprenions qu’il avait été à son tour acheminé à Auschwitz (d’où évidemment il ne devait jamais revenir, non plus qu’aucun membre de sa famille).
C’est alors que les miens ont décidé de faire évader sa belle-sœur de Font-Romeu et de la faire venir chez nous, au Puy, avec sa petite fille. Dans un premier temps mon cousin Eric est parti la voir et a ramené une malle avec ses affaires, convenant d’une date à laquelle il reviendrait la chercher. Mais quand il est revenu, il a trouvé la porte scellée : la Gestapo, où elle devait pointer chaque semaine, les avaient emmenées à leur tour.
Au cours de l’été 1942, les déportations de juifs qui se multipliaient dans les deux zones, commencent à émouvoir l’opinion. L’évêque du Puy, Mgr Martin, comme ses homologues de Montauban et de Toulouse, les condamne dans un sermon à la cathédrale et l’épicière de notre quartier, Mme Colomb confie à mon oncle Léon combien elle en a été bouleversée. Au lycée, les manifestations d’antisémitisme ont cessé comme par enchantement et on lira, plus loin, des preuves du sentiment contraire. Sans doute le changement de climat est-il dû aussi aux autres griefs que le pays éprouve de plus en plus à l’égard de Vichy et des Allemands : prolongation de la captivité des prisonniers de guerre - rares étaient les familles qui n’étaient pas affectées -, difficultés de ravitaillement et surtout introduction du travail obligatoire en Allemagne le S.T.O., ainsi que le manquement éclatant à la promesse d’une relève des prisonniers par ses travailleurs, publiée initialement à grands sons de trompe.
Les réfractaires au S.T.O. furent nombreux. (Le maire de Chadrac, M. Lashermes, confia à mon oncle Léon qu’il cachait son fils dans le grenier). Beaucoup allèrent grossir les rangs des maquis, quand il s’en formait dans les parages...
Quant au sort de nos coreligionnaires déportés vers l’Est, la radio anglaise confirmait nos pressentiments : les rafles et les convois formés à partir des camps d’internement de France, étaient la mise en œuvre de la "solution finale", prévue par les nazis dès 1941, mais organisée au plus haut niveau à leur conférence de Wannsee en janvier 1942 : il s’agissait de l’extermination, à l’échelle industrielle, de tous les juifs d’Europe, auxquels désormais, l’émigration était interdite. Nous pensions par conséquent que notre tour d’être recherchés, n’était plus, à défaut d’une victoire alliée, qu’une question de temps et vivions dans l’angoisse du lendemain. Mon oncle Léon se sentait particulièrement menacé, du fait de sa nationalité étrangère (ou son apatridie) au point qu’une fois, croyant entendre à tort qu’on venait l’arrêter, il sauta par la fenêtre sur cour de sa chambre du premier étage, traversant la verrière du rez-de-chaussée des Badiou, par miracle sans se blesser...
C’est vers cette époque qu’il se résolut à suivre l’exemple d’une famille colmarienne de nos amis, qui avait réussi à fuir en Suisse. (Leur fille avait été la meilleure amie de la sienne). Il tenta l’aventure avec ma tante et ma cousine, marchant dans les rues d’Annemasse, selon les indications d’un passeur, vers une maison sise sur la frontière. Mon cousin Eric, qui du fait de sa nationalité française, se sentait menacé, suivait à distance pour voir ce qu’il adviendrait. Il vit un gendarme français interpeller le groupe et procéder à son arrestation et, se retirant, se hâta de prévenir mon père qui contacta un avocat. Celui-ci n’eut pas de peine à trouver des circonstances atténuantes à la tentative de franchissement illégal de la frontière, confer le chef d’inculpation commun à ses clients et aux nombreux autres juifs qui comparaissaient par fournées aux procès. A la suite du leur, ma tante et ma cousine furent remises en liberté, mais mon oncle condamné à trois mois de prison. Toutefois, à sa libération, les geôliers lui dirent qu’il avait bien de la chance, car l’administration de la prison et le contrôle de la frontière allaient être remis incessamment aux Allemands.
Rentré au Puy il jugea prudent, avec ma tante de loger non pas à leur adresse officielle de la maison "Badiou", mais à une autre, inconnue des autorités, dans la campagne proche . Quant à ma cousine, elle logeait le plus souvent dans les endroits reculés où l’envoyait l’organisme d’aide sociale "L'aide aux mères", pour y effectuer un travail ingrat.
Vers la même époque, je me rendis à Lyon avec mon père, afin de consulter une sommité médicale en oto-rhino-laryngologie, le professeur Mounier-Khun ; mes parents espéraient améliorer mon audition déficiente ou du moins ma prothèse auditive (je me servais en classe de cornets acoustiques). Ce fut un voyage fertile en péripéties. Le trajet en chemin de fer durait alors six heures, sans doute en raison de dégâts - mal réparés - causés à la voie ferrée par des sabotages du maquis et de la quasi-destruction de la gare de St Etienne par les bombardements de l’aviation américaine ; je me rappelle le spectacle des ruines entrevues au passage. A Lyon, nous avons été dépassés dans la rue par une unité de la milice en uniformes et bérets noirs, marchant en rangs et au pas. Un coreligionnaire lorrain, relation de mon père, rencontré au même moment, nous recommanda de nous méfier de ces gens dangereux. Et en effet, à peine installés dans un restaurant - qui nous avait été recommandé parce que l’on y servait du risotto, une rareté en ces temps de pénurie - nous en voyons plusieurs y faire irruption pour un contrôle d’identité, les uns bloquant toutes les portes, y compris celles des toilettes, en s’adossant à elles, les autres allant de table en table pour examiner les papiers. Le tampon "juif" dont étaient estampillés les nôtres, éveille les soupçons de notre examinateur. Il se refuse dans un premier temps à croire à la raison de notre présence à Lyon avancée par mon père, se tournant, me semble-t-il, vers un collègue. Je me rappelle avoir exhibé mes cornets acoustiques. Finalement il nous lâche et je crois que c’est à ce moment-là que mon père a dit :- "Nous ne reviendrons plus à Lyon."
Nous avons dû cependant y passer la nuit , acceptant l’hospitalité d’amis coreligionnaires réfugiés de St Avold, une veuve et ses deux fils dont l’aîné Roby Moïse, avait été mon condisciple et concurrent pour la première place au classement de l’école primaire (il avait un cousin, un peu plus âgé que nous, réfugié au Puy et "bahutien", Gérard Moïse de Forbach). Après dîner, Roby m’emmène passer la soirée chez des gens qui habitaient le même immeuble , une famille Alexandre et nous y jouons avec, je crois, deux garçons de notre âge et de leur grande sœur, à un jeu que je ne connaissais pas, le Mikado. Quelques temps après, rentrés au Puy, nous apprenons que la Gestapo avait fait une rafle dans l’immeuble, emmené toute la famille Alexandre, des coreligionnaires qu’on n’avait plus revus, et assigné à résidence Mme Moïse - qui avait pris entre temps la précaution de cacher ses fils à la campagne -. Elle obtint de pouvoir continuer la gérance d’une mercerie, quitte à pointer régulièrement auprès des ravisseurs. Mais ceux-ci ne tardèrent pas à la déporter à son tour. A la Libération elle devait faire partie des rares survivants des camps de la mort et elle revint à St Avold, où elle reprit ses activités quelques années, malgré une santé ébranlée...
A l’époque, ma mère tenait beaucoup à ce que je fasse du scoutisme. J’ai donc été inscrit aux Eclaireurs de France (E.D.F.), neutres au point de vue religieux, car il n’y avait pas au Puy de section des Eclaireurs Israélites. A vrai dire j’appréciais les marches dans la campagne, les chants entraînants et même les réunions où il me reste d’avoir appris à coudre des boutons. Notre local était proche de la cathédrale, dans une ruelle. J’y retrouvais des condisciples du lycée, certains cependant mal revenus de leur antisémitisme passé. Mais notre chef de patrouille, le regretté Maurice Gardes, plus âgé et plus grand que nous, olympien et animé du plus pur esprit scout, savait les ramener à la raison.
Un soir, sans doute le 11 novembre 1942, rentrant en vélo, la nuit tombée, d’une réunion aux Eclaireurs, et traversant le champ de foire pour gagner la Renaissance par la route d’Aiguilhe, je le vois, à ma grande surprise, couvert de véhicules blindés. Mettant pied à terre et m’approchant, je découvre l’identité des équipages : des Allemands casqués, bottés, sanglés. L’invasion de la zone sud n’avait pas été annoncée à l’avance : mes parents venaient de l’apprendre à la radio que lorsque je suis rentré précipitamment. L’unité que j’avais aperçue en stationnement devait faire mouvement vers le sud, comme celles qui, à la suite du débarquement américain en Afrique du nord ont tenté, violant les accords d’armistice, de s’emparer de la flotte encrée à Toulon. On sait que celle-ci s’est sabordée, sauf les quelques unités qui ont réussi à gagner l’Algérie, tandis que les fusiliers-marins combattaient dans les rues du port, pour ralentir la progression de l’envahisseur. La canonnade, me disait-on, s’entendait à la Renaissance.
Les Allemands n’ont pas tardé à installer une garnison à demeure au Puy, casernée précisément près de ce champ de foire, et tout un état-major établi en plein centre ville, dans un immeuble réquisitionné en face de l’hôtel Régina : la Kommandantur. Leurs officiers fréquentaient cet hôtel et c’est là qu’un cousin de ma mère, homonyme de mon oncle Jacques Bloch, que nous appelions " le grand Jacques", les contactait sous une fausse identité, pour tenter de leur soutirer des renseignements qu’il communiquait à la Résistance. (Alsacien, il était parfaitement germanophone). C’est alors qu’il se trouvait auprès de celle-ci à Langogne, que les Allemands y firent une expédition et qu’il mourut fusillé (non sans avoir indiqué quelques jours plus tôt à son frère Albert, dit Berry, qu’il résidait au Puy, et qu’il craignait d’avoir été dénoncé par une ponote qu’il lui désigna).
A cette époque il était en principe interdit d’écouter la radio anglaise. Dans sa fameuse émission "Ici Londres, les Français parlent aux Français", par la voix de Maurice Schumann, non seulement elle diffusait des messages à la Résistance, mais aussi les informations que taisaient les médias de Vichy ou inféodés aux Allemands, dont elle dénonçait la propagande : "Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand !"était l’antienne chantonnée à chaque émission. En avril 1943 on pouvait y entendre notamment, au jour le jour, les nouvelles du soulèvement du ghetto de Varsovie et c’est à cette époque qu’un condisciple que je connaissais à peine, Jean-Pierre Pietruszka, m’aborda à la récréation pour me dire qu’il avait appris la nouvelle de ce soulèvement. D’ascendance polonaise, il m’avoua que dans sa famille, des militaires de père en fils, on avait été antisémite par tradition et qu’à présent il en avait honte. J’ai été très sensible à cet aveu et davantage encore lorsque quelques mois plus tard, il m’apprit la mort de son père, tombé au champ d’honneur dans les rangs de l’armée Anders, le corps expéditionnaire polonais qui combattait en Italie auprès des Alliés. Je devais revoir Jean-Pierre Pietruszka après la guerre, à Paris élève officier à St Cyr. Avisé par notre ami commun Christian Col, également comme nous, étudiant dans la capitale, qu’il était contraint pour les nécessités de sa carrière de s’embarquer pour l’Indochine, nous l’avons accompagné au train de Marseille. On sait que nous ne devions plus jamais le revoir. ("Le Bahutien" lui a consacré récemment un bel hommage, sous la plume de M. Raymond Longo).
Mes camarades m’ont donné à l’époque d’autres preuves de réprobation de l’antisémitisme. Notre professeur d’allemand, M. Meyer, un Alsacien, au demeurant assez bel homme et bon pédagogue (mélomane, il s’aidait d’un piano pour nous inculquer quantité de lieder) ne cachait pas sa germanophilie. A la rentrée de je sais quelles vacances, il s’est mis en tête de nous assigner nos places et m’en a désigné une, au dernier rang, alors que malentendant, j’étais habituellement au premier. J’ai eu beau rappeler mon handicap, il persistait, avec un sourire ironique, à me désigner le fond de la classe. Il a dû cependant céder aux protestations de mes camarades et en particulier d’André Demourgues (à qui je voue un souvenir reconnaissant). Quelques temps après, j’ai eu, si je puis dire, ma revanche. Le chant qu’il a choisi de nous enseigner ce jour-là, l’écrivant au tableau et le tapant au piano, n’était autre que le Deutschland über alles dont il s’est gardé de dire que s’était l’hymne allemand. Mais je le savais, car on ne l’avait pas oublié en Alsace Lorraine depuis l’annexion de 1871- 1918 et j’en ai averti à mi-voix mon voisin André Demourgues. La nouvelle a fait le tour de la classe et mes camarades ont refusé de le chanter. M. Meyer a eu beau alléguer, je crois que cet hymne était, à l’époque surclassé en Allemagne par celui du parti nazi, il a dû renoncer à l’enseigner…Autre preuve de solidarité et plus inoubliable encore, cette fois de la part de la famille Gardes. Un jour de juillet 1943, ma mère me dit avoir reçu la visite de la mère de mon chef de patrouille, qu’elle ne connaissait pas, sinon peut-être pour avoir fait un achat à la ganterie de la rue Porte-Aiguière. Cette dame était venue lui demander de me laisser participer à un camp des Eclaireurs de France que son fils allait diriger au lac du Bouchet, argant que par les temps qui courraient, il valait mieux que les petits juifs ne soient pas à la maison, à des adresses connues des autorités. Je fus assez réticent, car en dépit de la parfaite correction de mon chef aux Eclaireurs, j’avais encore quelques doutes sur ses sentiments profonds à ce sujet, mais je cédais aux instances de ma mère et bien m’en prit. Car je garde de ce camp un souvenir merveilleux : de la beauté de la nature, de la gentillesse de Maurice, sa délicatesse à mon égard (compte tenu de ma mauvaise audition, il m’assignait pour mission de dessiner la forêt et sa mère, qui venait nous rendre visite de temps à autre, s’extasiait sur mes dessins !) Nous n’étions que dix, tous juifs - sauf lui - et il nous emmenait en expédition à travers les bois et même un ou deux d’entre nous en barque à travers le lac.
De retour au Puy, il m’a été donné d’effectuer, à mon tour une "B.A.", au profit de coreligionnaires durement éprouvés. Au cours d’un des derniers offices encore célébrés le samedi, rue Sarrecrochet, le rabbin nous informa qu’un contingent de femmes âgées avait été extrait, grâce à des complexités, du camp de Gurs - le principal camp d’internement de la zone sud, dans les Basses Pyrénées où étaient acheminés des convois de juifs transférés d’Allemagne, ou allemands et autrichiens arrêtés en France - et hébergées à l’hospice du Puy et que le directeur de cet établissement permettait qu’elles fussent accueillies les après-midis dans des familles juives, à condition qu’on vint les chercher et ramener à certaines heures. J’eus ainsi en charge le convoyage de plusieurs d’entre elles, encore en état de faire le trajet de la Renaissance à pied, et leur répartition entre des familles qui, comme la nôtre savaient l’allemand. Nos invitées d’adoption étaient deux sœurs, dont l’une Mme Schultz, une ancienne modiste de Mannheim, particulièrement distinguée (elle nous faisait cadeau de petits objets de feutre de sa confection : étuis à lunettes etc.). Mais l’autre était une vieille demoiselle décharnée, affamée au point de se jeter après goûter, sur la provision de pommes de terre en robe des champs que nous leur donnions à emporter au moment du départ, et d’en avaler séance tenante, avec leur peau. Elle devait décéder, je crois, l’année suivante, alors que les évènements nous avaient contraints de mettre fin à ces sorties.
Celles-ci, déjà, n’étaient pas de tout repos. Pour ne pas éveiller de soupçons, nous nous gardions de converser dans la rue - en allemand forcement, à plus forte raison lorsqu’un jour nous avons croisé un détachement de S.S. marchant au pas et saluant leurs officiers, le bras tendu. Mes compagnes ont alors bien su cacher leur trouble et je n’ai jamais apprécié autant le seul avantage que le régime de Vichy ait laissé aux juifs de la zone sud : de ne pas porter l’étoile jaune. Ces S.S. ne sont restés que quelque temps au Puy et nous ignorions alors qu’ils venaient d’établir leur casernement à mi-chemin de notre parcours ; peut-être appartenaient-ils à la division Das Reich qui devait se rendre tristement célèbre par les massacres de Tulle et d’Oradour ?
Du fait de la mise en œuvre de la "solution finale", les déportations que Vichy avait primitivement tenté de limiter aux juifs étrangers frappaient désormais aussi, dans les deux zones, les français. Si le Puy avait été relativement épargné jusqu’alors par les rafles nous craignions de plus en plus qu’elles ne nous atteignent d’un jour à l’autre. A la gendarmerie œuvrait un Alsacien, une relation de mon oncle thannois, Jacques Bloch, qui promit de nous prévenir dès qu’il aurait vent de préparatifs de ce genre. Est-ce par lui qu’il nous fut un jour recommandé de découcher ? Un voisin généreux un menuisier du nom de Verdier, chez qui mon cousin Eric avait travaillé en apprentissage, nous logea cette nuit là. Je me souviens qu’au petit matin en épiant la rue à travers ses vitres, je m’efforçais d’apprendre par cœur , la poésie de Ronsard : "Mignonne allons voir si la rose…", si peu en phase avec l’atmosphère du moment, qui nous avait été prescrite pour le cours de Français de ce jour. L’alerte fut levée tôt dans la matinée : il n’y avait pas de rafle, mais razzia par une bande d’individus non identifiés qui avaient enfermé un certain nombre de nos coreligionnaires dans l’appartement de l’un d’eux et fait main basse sur leurs bijoux et objets de valeur …
Une autre voisine au grand cœur était une dame âgée, Mme Chabrier, dont la maison et le jardin jouxtaient ceux des Verdier. Elle invitait ma grand-mère et ma grand-tante dans son jardin, assurant qu’elles y seraient plus en sécurité que chez elles…
Et maintenant l’épisode qui de tous, est resté le plus profondément gravé dans ma mémoire : une infraction - dont j’étais responsable - au black-out que les Allemands imposaient pour déjouer les les raids de l’aviation américaine sur Saint-Etienne, et qui aurait pu avoir des conséquences tragiques. A l’époque les réverbères et les phares des rares voitures en circulation étaient peints en bleu foncé et toutes les fenêtres munies de rideaux noirs. J’avais pour consigne de tirer la nuit venue, celui de la chambre où mes parents me laissaient seul pour faire mes devoirs. Quelle ne fut pas ma surprise de voir dans la personne qui se pencha au-dessus de moi un soir, pour voir ce que j’écrivais, un feldgendarme allemand, sanglé dans son uniforme vert de gris, la poitrine barrée de la plaque de fer caractéristique. Presque au même moment entrent dans la pièce, mon petit frère, ma grand-mère, ma grand-tante, suivis d’autres de ces gendarmes, qui se mettent à perquisitionner dans tout l’appartement, ouvrir les armoires… Puis celui qui devait être leur chef demande à mon père nos papiers. Il en avait de faux, au nom de Cachard, mais ne se rappelant pas où il les avait cachés, lui donne les vrais, estampillés du tampon rouge "Juif". L’autre les glisse dans sa sacoche et convoque mon père à la Kommandantur pour le lendemain matin, à 9 heures, avant de se retirer avec ses hommes.
Ma mère me dit - "Tu as fait du propre !" - Et en effet, trompé par la nuit noire et sans lune, j’avais oublié de tirer le rideau de camouflage et la patrouille allemande, passant dans la rue, n’a pas manqué de constater l’infraction. Mon père a mis à profit le répit qui lui était laissé, pour aller consulter un voisin - et homonyme, réfugié de Metz - qui passait pour avoir des attaches avec la Résistance. Celui-ci lui a conseillé de se rendre à la convocation en lui recommandant d’y décliner l’assistance d’un interprète, car a-t-il dit, les officiers, à la différence des interprètes n’étaient pas nazis. D’autre part, a-t-il ajouté si nous nous enfuyons, les Allemands seraient obligés de nous poursuivre et, notre famille comprenant des vieillards, ils en rattraperaient sans doute une partie, alors que le maquis ne pourrait pas nous prendre. Mon père s’est donc rendu à la convocation, tandis que sur les instances de ma mère je suis allé en classe comme de coutume (après avoir beaucoup prié le Ciel, elle et moi, cette nuit-là). En classe c’était le jour de la composition trimestrielle de grec. Ne parvenant pas à me concentrer pendant l’épreuve, je me suis levé et allé en confier brièvement la raison au professeur, le regretté "père Jean" (M. Demeure). Apparemment imperturbable, l’excellent homme m’a intimé l’ordre de me rasseoir, m’assurant que "cela va aller !". (Au classement, j’allais être premier ex-æquo, mais je le soupçonne de m’avoir favorisé).
A midi, accourant plein d’angoisse, je trouve toute la famille à table, la mine épanouie. Mon père avait été reçu par un officier qui, ayant examiné au préalable les papiers, lui a déclaré d’entrée qu’avec un originaire de St Avold, il n’était sûrement pas nécessaire d’avoir un interprète. Il connaissait cette ville pour y avoir été en garnison pendant la guerre de 1914 et lui en demanda des nouvelles : si le café Terminus où il faisait ses belotes existait toujours… Quant au motif de la convocation, qu’il était en passe d’oublier "Ah, cette histoire de camouflage !" Il a jugé cela bénin, annonçant qu’il serait sanctionné par une amende recouvrée par la police française. Il y avait cependant dans la salle un greffier de service qui, alors que mon père était autorisé à se retirer, protesta : "Mais c’est un juif, mon lieutenant !" et l’autre de lui répondre : "Je ne vous ai pas demandé votre avis !"
Il sera de nouveau question plus loin de l’attitude de cet officier. Mon père n’était cependant pas entièrement rassuré et a jugé prudent que nous logions ailleurs que dans notre domicile déclaré. C’est ainsi qu’il a loué, sans doute vers la fin du printemps, le cabanon meublé qu’un aubergiste du Puy possédait sur les hauteurs qui dominent la Renaissance, "Le Haut Charnier", le propriétaire se réservant le cellier et le jardin. Je crois me souvenir que nous nous sommes transportés vers la fin juin, sauf ma grand-mère qu’effrayait le chemin pentu et qui préféra rester dans notre appartement officiel où ma tante lui apportait ses repas. Quelle ne fut pas ma surprise en arrivant dans la salle à manger du cabanon et en ouvrant quelques livres - des romans - laissés sur la tablette de la cheminée, d’y découvrir des dédicaces à la fille du propriétaire, certaines d’entre elles en allemand. Elles provenaient de soldats qui fréquentaient l’auberge paternelle. Nous avons compris qu’en nous hébergeant, le bailleur a voulu se ménager l’avenir, pour le jour où ces amitiés allemandes lui vaudraient des ennuis.
Les évènements se sont en effet précipités après le débarquement des alliés en Normandie (6 juin), le maquis se livrant à des actions de plus en plus hardies. Le procureur (ou juge ?) Bernard était assassiné vers cette époque par un individu sonnant à sa porte en pleine ville. Il devait être compromis dans la "collaboration", mais nous en fûmes peinés pour sa fille qui s’était liée d’amitié avec plusieurs jeunes gens juifs de notre quartier et participait à leurs sorties. Un peu plus tard nous restâmes de longs jours sans nouvelles de notre cousin Eric dont nous savions qu’il était parmi les résistants que les Allemands combattaient au Mont Mouchet. Il finit par arriver à notre cabanon, assez démoralisé d’avoir dû fuir l’encerclement de l’ennemi sur ordre de leur chef, celui-ci n’ayant pas d’armes à leur donner. D’autres jeunes gens de nos amis ont eu moins de chance : Jean Heller qui habitait notre quartier avec sa mère, une veuve strasbourgeoise et son frère, a perdu la vie dans un engagement (près de Brives-Charensac me semble-t-il) alors que son demi-frère Georges, l’ancien gérant de la succursale de Lyon de la maison Heller et Kling, tombait dans le maquis de l’Ain (ou du Jura ?). C’est, je crois, à la suite de cet engagement de Brives-Charensac que les Allemands ont arrêté et déporté Jean Meyer, qui habitait cette localité avec ses parents.
Toujours vers la même époque, fin juin ( ?), à la suite d’un coup de main particulièrement hardi du maquis contre la station d’essence à la périphérie du Puy, les Allemands ont proclamé l’état de siège dans la ville : des affiches bilingues, signées du commandant de la place, Nachtigall, interdisaient notamment les rassemblements de plus de trois personnes, et limitaient, je crois, les horaires de circulation en édictant des peines sévères pour les contrevenants. Des barrages étaient établis aux entrées de la ville, (notamment avant la nôtre, à la hauteur de l’abattoir, après le pont de la Borne), afin de permettre des contrôles d’identité. Pour mes parents, il n’était pas question de les franchir. Mais ma cousine Madeleine et moi, nous languissions de ne pouvoir aller en ville. Elle tenait notamment à s’y acheter des chaussures et moi à retourner en classe. Nous faisions valoir à nos parents que nos cartes d’identité scolaires, ne portaient pas la mention "juif" et que le barrage du pont de la Borne était disait-on, tenu par un illettré, supplétif de l’armée Vlassov (de l’Oural -"Tatar" Légion) qui se contentait de regarder les photographies. Nos parents finirent par céder, mais quand j’arrivai à la porte du lycée, mon ancien professeur de l’année précédente - de 3ème - le regretté "père Col" (père de mon ami Christian) s’y trouvait et m’apercevant, me dit alarmé, qu’il y avait danger pour moi et que je devais retourner à la maison. J’obtempérai. Sans doute craignait-il que les Allemands ne redoublent de rigueur à l’encontre des juifs, en cette période de tension. Ou était-il vrai que comme me l’a confirmé des années plus tard un ancien "bahutien" - un peu plus jeune que moi et d’une autre classe - du nom de Chalençon, rencontré à Metz, où il était ingénieur à la Solac, , les Allemands seraient venus au lycée arrêter un de ses condisciples israélites ?...
L’état de siège fut levé au bout de d’une semaine ou deux. Un certain calme étant revenu, mais les évènements se précipitèrent de nouveau aux approches du mois d’août, quand les Alliés parvinrent à percer le front de Normandie, fonçant vers Paris, et d’autre part débarquèrent en Provence. Les troupes allemandes évacuèrent hâtivement tout le Midi de la France pour éviter l’encerclement, et la garnison du Puy se replia par la vallée de la Loire (Erreur) Mais talonnée par le maquis, elle fut bloquée par lui dans les gorges du fleuve et capitula. Le Puy fut libéré à peu près à la même date que Paris. Ce fut une nuit inoubliable, en partie passée à la belle étoile, dans le jardin de notre cabanon à regarder les traînées lumineuses que laissaient dans le ciel les fusées et les obus de mortier : il avait en effet été recommandé de sortir des habitations en raison de risque de chute d’un projectile sur les toits. Dès le lendemain, les rues de la ville en liesse étaient pleines de monde et on pouvait y voir des groupes de prisonniers allemands déblayer les décombres sous la garde des maquisards. Cependant le journal La Haute-Loire, qui reparut avec une énorme manchette annonçant la libération du Puy, indiqua en sous-titre que le commandant allemand et son adjoint, prisonniers étaient autorisés à se promener librement dans la ville, en uniforme et avec les insignes de leur grade - notamment un coutelas passé au ceinturon - en raison de leur conduite chevaleresque envers les maquisards antérieurement tombés entre leurs mains : ils les avaient soustraits à la Gestapo (sans antenne au Puy). Ainsi se trouvait confirmée la raison probable de cette "Exception du Puy" à laquelle nous faisions allusion. Non plus que l’officier devant lequel avait été convoqué mon père, ses supérieurs n’étaient pas nazis…
Ce récit serait très incomplet, si je ne relatais le sentiment de bonheur intense qui m’emplissait pendant que je me promenais aux côtés de mon père dans les rues du Puy, pleine de monde malgré les tireurs isolés qui faisaient encore le coup de feu sur les toits ce jour-là. Je me rappelle avoir dit à un ami de rencontre de mes parents (un oncle parisien de mes amis Moïse, que j’avais connu à St-Avold et qui s’était réfugié à St Julien - Chapteuil) que "c’était le plus beau jour de ma vie", à quoi il a rétorqué que "j’en aurais d’autres !"
Autre rencontre ce jour-là : le rabbin Poliatchek et son fils, revenus du Chambon-sur-Lignon, où ils avaient fui à bicyclette, le fils tirant son père dans une remorque. Je ne sais si le rabbin Heiselbek, rencontré quelques jours après au Puy, revenait aussi du Chambon. Il y avait été à la veille de la guerre et redevint rabbin de l’oratoire de rite polonais à Metz. Immigré non francophone, il s’exprimait en yiddish. On sait que le village du Chambon s’est voué entièrement au sauvetage des juifs, les abritant même lors des incursions de la gendarmerie vichyssoise puis de la Gestapo, avec un courage que le pasteur Daniel Trocme a payé de sa vie ….
Rentrés dans notre cabanon, nous avons dû accepter pendant plusieurs jours la présence discrète de l’épouse et de la fille de notre propriétaire : elles restèrent terrées dans le cellier du rez-de-chaussée, la tête enveloppée de fichus, car elles avaient été tondues publiquement - un traitement infligé, comme on sait, aux femmes compromises avec l’occupant -. Quelques temps après mon père témoigna en justice en faveur de ce propriétaire, qui nous avait cachés et, je crois que l’affaire n’eut pas de suite. Mais d’autres tournèrent au drame. Je me rappelle l’écœurement que me confia mon cousin Eric, le maquisard, d’avoir dû assister à des exécutions sommaires décrétées par des tribunaux d’exceptions. Il avait hâte de rejoindre l’armée régulière, dans laquelle on incorporait les maquisards F.F.I. et F.T.P. et de remplir l’engagement auquel il souscrivait alors, de combattre jusqu’à la libération complète du territoire national. L’alternative était de s’engager jusqu’à la fin des hostilités. C’est ce que fit, frais émoulu du "bahut", Jean Claude Lévy, fils d’un avocat strasbourgeois réfugié à la Renaissance et petit-fils d’un professeur d’ophtalmologie à l’université de Strasbourg - Clermont-Ferrand, M. Weill. Il tomba au champ d’honneur dans les derniers combats de la guerre en Autriche.
EPILOGUE.
Mes parents regagnèrent St Avold peu après la libération de la ville (vers le mois de février 1945) et la trouvèrent à moitié détruite. Ils durent s’installer dans la maison de mes grands-parents, la nôtre étant trop endommagée, et la partager avec des voisins dans le même cas. Le reste de la famille, réinstallée dans la maison Badiou n’allait les rejoindre qu’en août, ce qui me permit de terminer l’année scolaire au Puy et d’y passer la première partie du "bac". Avant d’en partir, je pris congé de mon ancien professeur de Seconde , M. Demeure, comme il m’avait recommandé préalablement de le faire. Il me reçut à son domicile, en présence de son épouse, à l’époque professeur au lycée de jeunes filles et de leur fils Jacques, qui avait été pendant des années mon compétiteur pour le prix d’Excellence. J’ai certainement exprimé ma gratitude à cet ancien maître pour son enseignement si vivant, mais je me souviens particulièrement de lui avoir dit la peine que j’étrouvais à quitter le Puy - un arrachement - et de la réponse qu’il me fit : Non, ma destinée était de reprendre ma place dans la région de mes origines, et d’y faire face aux défis d’une existence normale, ce à quoi m’aideraient grandement les études que je me devais de continuer à réussir (Telle est la substance de ces propos que je retrouve dans ma mémoire).
Rentré en Lorraine, je traversai effectivement une période de désenchantement : les paysages me paraissaient banals et mornes en comparaison de ceux du Velay, St-Avold, gris, empoussiéré dans ses ruines, petit en comparaison du Puy, le ciel trop souvent nuageux. Il est jusqu’au niveau de la classe de philo, que j’intégrai à la rentrée à Nancy, qui me sembla inférieur à celui des ponots, les élèves y étant dans l’ensemble plus âgés et moins studieux. A la longue, je finis cependant par m’attacher à la Lorraine, à ses paysages barrésiens, à la ville de Metz, au site majestueux et aux charmes secrets, où j’ai vécu quarante ans avant de m’expatrier une nouvelle fois, et pour Jérusalem.
Mais ceci est une autre histoire…
Gilbert Cahen était archiviste-paléographe, conservateur en chef du patrimoine, conservateur aux Archives départementales de la Moselle de 1953 à 1993. Il a été élumembre honoraire de l'Académie de Metz en 2012.