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Hélène Hausser née Weinberg a été déportée à l’âge de seize ans à Auschwitz, convoi N° 71 du 13 avril 1944.
Dans diverses circonstances, elle a raconté sa captivité, souvent avec cet humour de la jeune fille de 16 ans qu’elle était au camp.
C’est au nom de sa force et de son besoin de vie qu’elle a voulu transmettre. Il faut maintenant rapporter ses paroles et essayer de les comprendre.
Me promenant avec ma mère dans la campagne, je devais avoir quinze ou seize ans, l’âge qu’elle avait à son arrestation, elle me dit : "tu vois, il fera beau demain". Je lui fais part de mon étonnement concernant sa prévision météorologique. Elle me dit alors, non sans une certaine fierté : "tu vois cette fumée qui sort droit de cette cheminée d’usine, à Auschwitz quand la fumée sortait droit du crématoire, c’était signe de beau temps. Tu vois je ne suis pas allée pour rien à Auschwitz, j’ai au moins appris ça".
Au nom de son désir de mémoire je me devais de rapporter ces terribles paroles, paroles empreintes de cet humour juif, humour plein d’autodérision et de défense, humour libérateur pour elle et ses camarades.
De la difficulté de témoigner au devoir de transmettre
Difficulté de témoigner de l’indicible, difficulté peut-être simplement de faire partie de l’une des dernières générations en contact avec ceux que Hélène Hausser qualifiait de survivants, de personnes en sursis mais, plus que jamais, il y a nécessité de continuer à transmettre ces témoignages.
Nombreux sont ceux qui ont été confrontés à ces tourments. Michel Kichka, auteur de la bande dessinée Deuxième Génération – Ce que je n’ai pas dit à mon père (Dargaud, 2012), propose dans cet ouvrage un récit autobiographique de fils d’un rescapé des camps. Ce récit se situe entre cauchemars, souvenirs drôles, moments joyeux et actes de délivrance. Ce récit montre comment, certes on parlait d’Auschwitz, même à table, mais comment aussi l’auteur aurait souhaité que l’évocation de ce passé ne se limite pas à une anecdote sur la soupe, ou sur le droit que ça donnait à son père de roter en plein repas.
La même année, Arte publie l’entretien de Jorge Semprun et Elie Wiesel, entretien que la chaîne avait diffusé le 1er mars 1995. Le titre de cette publication, Se taire est impossible, signe formidablement ce qui constitue la motivation à transmettre.
Quelques échanges entre Jorge Semprun et Elie Wiesel se suffisent à eux-mêmes, par leur puissance, à appréhender cette motivation.
Jorge Semprun : "On ne peut pas tout dire, tout faire imaginer, tout faire comprendre..."
Elie Wiesel : "Se taire est interdit, parler est impossible."
Jorge Semprun : "Combien d’histoires ne sont pas racontées encore aujourd’hui parce que certains survivants ne parlent pas. Parce que nous sommes une minorité à parler."
Elie Wiesel lui répond : "Moi, j’ai écrit mon premier livre pour eux. Pour dire qu’il faut parler…il faut témoigner. Et maintenant ils commencent quand même de plus en plus. Je le sens."
Jorge Semprun : "Parce que c’est la fin. Parce que nous arrivons au moment où il n’y aura plus de survivants bientôt. Et donc devant cette urgence de la fin, devant cette incompréhension d’un côté et au contraire devant la compréhension d’une nouvelle génération, les gens parlent mieux."
Elie Wiesel : "Ce sont les jeunes qui font la différence. Les jeunes aujourd’hui veulent savoir. Si tu veux, ce que j’aime moi, c’est parler aux jeunes."
En miroir à ces propos Hélène Hausser disait :
"Je pense que nous avons une obligation de parler. D’abord on a promis à nos disparus de parler d’eux, de ce qu’ils ont subi. Et je pense qu’il faut absolument en parler. D’abord ce que nous voulons, c’est que l’on soit vigilant, parce que quand on voit tout ce qui se passe… Il faut absolument en parler, parce que les gens banalisent, et il ne faut pas banaliser. Car ce n’est pas une légende, d’abord il ne faut pas que ça recommence, mais à mon avis il faut en parler. Il ne faut pas que ça soit un oubli, il faut que ça reste dans les mémoires. Et quand j’ai fait des exposés l’année dernière dans les collèges, j’étais très contente que les jeunes soient très intéressés par ce qui s’est passé. Ils m’ont posé beaucoup de questions et j’étais très contente de pouvoir leur répondre. Ils étaient assez ahuris d’entendre certaines choses qu’ils ne pensaient pas. Il faut absolument en parler maintenant beaucoup plus qu’avant".
Elle faisait référence là aux discours négationnistes qui démarraient. Ce discours négationniste - néologisme créé par l’historien Henry Rousso en 1987 - a été, pour elle, je crois, comme un effet catalyseur lui ayant permis de parler dans les écoles.
Nous référant à son discours d’autodérision, elle confiait un jour : "Peut-être que les négationnistes ont raison, c’est tellement incroyable ce que nous avons vécu, ils ont peut-être raison, peut être ça n’a jamais existé…".
Sur cette question de la difficulté de transmettre, il faut également citer Joseph Bialot (1923-2012) qui, après avoir écrit des romans policiers connus pour leur humour noir, a mis cinquante ans pour témoigner de son expérience concentrationnaire.
En 2002 il avait publié au Seuil ce livre au titre évocateur : C’est en hiver que les jours rallongent. Il écrira :
"Il m’a fallu plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour réussir à sortir du camp".
"Il y a dans l’histoire des camps, "quelque chose" présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini ni décrit en termes humains. La mort vécue ne peut pas se raconter, pas plus qu’on ne peut regarder le soleil en face ou rester indéfiniment sous l’eau. Auschwitz ne peut pas être "mis en mots", ni en images, ni en son".
"Oui, Auschwitz a aussi été cela, une invraisemblable vérité."
Hélène Haussern quant à elle, a toujours eu deux styles de discours, l’un que l’on pourrait qualifier d’intime et l’autre plus public voire plus officiel.
Son discours privé avait ceci de particulier qu’il utilisait cet humour, d’autodérision déjà évoqué pour exprimer, pour conjurer l’horreur. Humour qui, dans certains cas, était porteur d’espoir. L’humour, n’a-t-il pas, comme le dit Freud, "non seulement quelque chose de libérateur, mais encore quelque chose de sublime et d’élevé" ?
Ayant rencontré un jour, des gens de Marseille, elle leur avait glissé dans la conversation, sans prévention :
"Ah, moi Marseille, je connais, j’étais aux Baumettes."
L’actualité évoque souvent ce centre pénitentiaire pour décrire sa vétusté. Devant la surprise provoquée, elle rajoutait aussitôt : "…mais, c’était pendant la guerre" et avec une certaine fierté : "c’était la prison où était Gaston Dominici, les murs allaient jusqu’au ciel".
Son discours public était plus officiel, plus factuel, voire plus cru. On ne sait pas lequel était le plus supportable…
Elle évoquait souvent son vécu en gardant ses yeux d’adolescente. Elle avait ainsi raconté sa conversation avec un médecin, lors de sa convalescence en Suisse, après sa déportation. Elle lui avait expliqué qu’à sa sortie des camps, elle ne pesait plus que 28 kg. Ce dernier, dans un discours très académique, lui expliquait que la Science avait démontré que le poids d’un corps, os plus chair représentait au minimum, pour une fille de sa taille, un poids de tant et tant de kilos. L’œil pétillant elle rajoutait alors : "je lui ai dit, docteur, moi je n’ai pas rencontré la Science à Auschwitz !" Et de rajouter : "j’avais 17 ans, j’étais fière de lui avoir dit ça."
Alors, maintenant, pourquoi devons-nous transmettre ?
La psychanalyste Anne-Lise Stern (1921-2013), déportée à Auschwitz, décrit dans son fameux Le savoir-déporté – Camps, Histoire, Psychanalyse (Seuil, 2004), un petit garçon de quatre ou cinq ans, de la deuxième génération, petit garçon écoutant sa mère et ses amis parlant d’Auschwitz autour d’une tasse de thé : " le petit sous la table, tout ça lui rentre direct. Et plus tard il l’aura …dans la peau." Elle évoque alors à son égard ce qu’elle qualifie de fonction de "transmission parentérale ." Elle poursuit : "Tous les gens nés après ont été atteints par ces retombées comme anatomiques du nazisme et des camps. Pas nécessaire pour cela d’avoir été un petit enfant juif. Mais pour ceux-là, l’injection aurait quand même été plus forte."
Je me suis d’ailleurs demandé en lisant son livre ce qui faisait que certains des exemples cités me parlaient tant. J’ai alors découvert que comme ma mère, Anne-Lise Stern faisait partie du convoi N°71, Anne-Lise Stern avait été le matricule 78765, ma mère le matricule 78795…
Comment comprendre ce besoin de témoigner que développait Hélène Hausser ? Elle disait : "Encore aujourd’hui, mon subconscient travaille, pour se demander comment je suis là. Une question avec un grand point d’interrogation. On se demandait aussi si j’arriverais à réapprendre à vivre. … il y a beaucoup de gens qui ont repris après... Et on a toujours promis à celles qui ne sont pas revenues ; ils nous ont fait promettre de dire ce que nous avions vu. Je pense que c’est pour ça que je parle". Anne-Lise Stern dira : "la construction d’un nouveau monde, d’un monde de paix et de liberté est notre but. Nous le devons à nos camarades qui ont été assassinés et à leurs familles. Mais pour nous, rescapées juives d’Auschwitz, ça ne marche pas ; nous autres, notre serment chacune se le faisait à elle-même : je leur dirai, je leur dirai la vérité".
Après avoir planté le décor, présentons son parcours et à nouveau citons-la pour appréhender son témoignage.
de Francfort à Auschwitz
Hélène Hausser est née le 27 août 1927 à Francfort-sur-le-Main dans le foyer de Bernard et Lucie Weinberg. Elle est la jumelle de René Weinberg (1927- 2016) qui habitait Anvers.
La famille Weinberg était déjà composée de deux enfants : Claude né en 1920, décédé à Metz en 1980, et Margot née en 1925, épouse de David Kuhn, décédé, lui-même déporté quatre années à Auschwitz. Elle habite Luxembourg.
A la naissance des jumeaux, la belle maison de la Luxemburger Allee est devenue trop petite, la famille a déménagé dans un appartement plus grand au n°4 de la Schaeffelstrasse.
Son père, Bernard, avait un important commerce de peinture à Francfort.
Sentant le danger proche la famille quitte Francfort en 1933, pour s’établir à Thionville où ils avaient de la famille.
1940, nouveau déracinement, la famille quitte Thionville, avec les grands parents maternels, d’abord pour Plombières dans les Vosges, puis pour Aigues-Mortes dans le Gard.
Arrivés à Aigues-Mortes, ils sont d’abord hébergés par la famille Mariné. Ce sont des réfugiés républicains espagnols qui tiennent une boulangerie. En contrepartie, les enfants Weinberg travaillent à la boulangerie Mariné, mais aussi dans leur exploitation agricole.
Claude s’engage dans le maquis Cévennes-Aigoual, maquis dont l’histoire est racontée par l’écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol, dans son livre Un homme de trop (Gallimard 1972), livre adapté au cinéma par Costa-Gavras.
Ayant eu des informations sur d’éventuelles rafles, la famille décide de quitter Aigues-Mortes pour se réfugier dans les Cévennes. Ma mère étant grippée, la famille Mariné propose de la garder quelques jours puis, dès qu’elle irait mieux, de lui faire rejoindre ses ses parents.
C’est là que commence la terrible saga de ma mère.
Elle se fait arrêter le lendemain, sur dénonciation…
Quand elle racontait son arrestation, elle ne manquait pas de préciser, toujours avec des paroles d’adolescente : "ils étaient six, dont quatre miliciens français… J’avais seize ans, tu parles, six pour m’arrêter, je ne risquais pas de me sauver". Elle rajoutait en général : "c’est la première fois que je quittais mes parents, je ne connaissais rien de la vie". Et de faire des comparaisons quand elle voyait des jeunes filles ou jeunes garçons, du même âge, de notre entourage, "j’avais leur âge, tu t’imagines…".
Après son arrestation, interrogatoires : où était le reste de sa famille ? Qu’en est-il des activités "terroristes" de son frère Claude ? Elle dit qu’elle ne sait pas… Puis, la prison de Nîmes, la prison des Baumettes à Marseille, Drancy, Birkenau et Auschwitz, Hélène Hausser a seize ans.
Convoi N° 71, parti le 13/04/44 de Drancy arrivé le 15/04/44 à Birkenau, 624 hommes, 854 femmes, 22 non déterminés. Parmi ces personnes, 295 avaient entre 12 et 19 ans, 148 moins de 12 ans. De ces 1500 personnes, sont revenus 70 femmes, 35 hommes, 0 enfant.
L’arrivée
"Nous sommes comptés, rasés, tatoués et je deviens le N° 78795. Se tromper, ne pas entendre l’appel de son numéro, ne pas répondre à cet appel, peut signifier la mort.".
"A notre arrivée on a déjà pu comprendre un peu ce qui nous attendait puisqu’on voyait déjà la fumée du four crématoire, puisque nous en avions à peu près six qui brûlaient jour et nuit. Tout de suite, les enfants… c’était horrible, puisque les enfants étaient arrachés de façon tragique à leurs parents. Nous nous demandions pourquoi certaines personnes allaient à pied et d’autres en camion, nous croyions que c’était une faveur. Alors que les camions amenaient les gens directement à la chambre à gaz et au four, nous allions à pied. D’ailleurs, il fallait appeler ça une chance, puisqu’il fallait avoir la chance si on peut dire, de rentrer dans le camp... sur un transport de 1500 personnes, peut-être, 50 ou 70 ou 80, personnes rentraient directement dans le camp, combien de temps on ne savait pas, puisqu’il faut savoir que la survie était comptée là bas deux mois. Donc le reste c’était du sursis. Et nous avons été alignées, il faisait d’ailleurs très froid déjà là, on nous a rasées de la tête aux pieds. Ce sont les SS hommes qui nous ont rasé, c’était encore plus avilissant tout de suite, pour savoir bien où nous étions.".
"On était tributaire évidemment des SS, les femmes SS, allemandes, polonaises, étaient encore bien pires, on en recrutait parmi d’anciennes prostituées, elles avaient des primes pour les gens qu’elles tuaient. Il va de soit qu’elles en tuaient le plus possible. Moi je me souviens d’une prostituée, qui était là, qui était arrêtée aussi, elle portait le n° 1, alors je me souviens toujours, toujours d’elle parce qu’elle nous tapait avec un tube en caoutchouc qui était rempli de plomb, je me souviens, je la reconnaîtrais entre mille, aujourd’hui je la vois dans mon subconscient. Je vois cette femme qui était horrible, et toute celles qui lui ressemblaient…".
En écho Anne-Lise Stern écrit : "C’est alors qu’intervient le Posten, nous menaçant des pires représailles : "Vous resterez debout toute la nuit, vous allez voir. Vous. Sales femmes. Vous n’êtes même pas des femmes, vous êtes des bêtes."
Le tatouage
Ce numéro 78795 est resté toute sa vie comme une trace lui permettant d’inscrire son témoignage dans le réel.
Son premier contact, après le voyage en train de Drancy à Birkenau, avait été le moment de la perte d’identité par le tatouage.
Étant identifiées par ce numéro tatoué, toutes les femmes se voyaient attribuer le nom de Sarah. Un SS lui avait demandé d’écrire ce nom, traumatisée par cette première demande, elle orthographia ce mot "Sahara", comme le désert. "Je pense que le SS croyait que je me moquais de lui… c’est là que j’ai connu mes premiers coups de bâton.".
Elle nous a également rapporté la rigueur avec laquelle les SS effectuaient ces tatouages. L’un d’eux ayant commis une erreur de numéro sur le bras d’un déporté, a alors consciencieusement barré ce numéro par ce processus de tatouage pour écrire le numéro correct.
Hélène Hausser expliquait que quelques-unes de ses camarades avaient fait enlever leur tatouage à leur retour. Elle a toujours expliqué que pour elle il n’en était pas question. Elle avançait une série de raisons. La première était que peu de gens avaient encore ce tatouage - il faut rappeler ici que cette pratique était uniquement faite à Auschwitz – donc cela lui paraissait une raison suffisante pour le garder. Elle en éprouvait même une certaine fierté. Il sera alors facile de comprendre quel ne fut son choc en entendant ce médecin-conseil (femme) de la sécurité sociale lui demander, dans les années 70, si c’était son numéro de téléphone qu’elle avait tatoué sur son bras. On conçoit encore mieux qu’elle n’ait jamais souhaité faire disparaître ce numéro. Elle expliquait par ailleurs qu’enlever cette marque nécessitait une petite intervention chirurgicale, intervention qui laissait des cicatrices, raison supplémentaire et suffisante pour ne pas faire cette opération, pour finalement n’avoir qu’une trace de la trace…
Ce questionnement est soulevé dans cet étonnant livre d’Ephraïm Oshry, La Torah au cœur des ténèbres (Albin Michel, 2011). On y trouve plus de cent questions qui lui furent posées pendant et après la Shoah, questions sur le respect de la loi juive face à des situations extrêmes.
Une femme demandant à Rav Oshry si la loi juive permet de recourir à la chirurgie esthétique pour enlever cette marque qui lui rappelait trop de difficiles souvenirs, Oshry répond : "Non seulement ces numéros ne devraient pas nous humilier, mais il fallait au contraire les considérer comme un signe d’honneur et de gloire. Je pensais que cette femme ne devait sous aucun prétexte retirer le numéro marqué sur son bras parce que, en faisant ainsi, elle accomplirait le désir des Allemands et encouragerait leurs efforts pour faire oublier la Shoah, comme si les juifs avaient inventé une fable entre eux ; qu’elle porte ce signe avec fierté !"
La maladie
"De notre convoi, 105 [déportés] sur 1500 sont revenus, pourquoi ? Parce que si ce n’était pas la mort par les coups, c’était la mort par maladie…et il y avait le typhus, la gale, on nous contrôlait si on avait la gale, alors on partait encore plus vite à la chambre à gaz parce qu’il était défendu d’avoir la gale ou d’avoir des maladies, ça c’était interdit. Et les gens avaient peur d’aller au Revier, l’infirmerie, car ils savaient que pratiquement ils n’en sortiraient pas. Moi je me souviens qu’on a voulu également m’y mettre. Nous étions deux ou trois, on a réussi, on a sauté par une fenêtre, on s’est fait très mal, la vitre s’est cassée, on avait des coupures, on n’avait absolument rien pour se soigner.
Personne évidemment, personne ne pouvait nous donner quelque chose et tout le monde était logé à la même enseigne. Nous étions regroupés par nationalité, même par religion. Heureusement qu’il y avait la solidarité qui jouait. Et à ce moment-là tout le monde était logé à la même enseigne et tout le monde était solidaire…".
Solidarité, ce mot revenait souvent dans ses paroles
On se souvient de son émotion quand elle racontait comment une camarade lui avait donné un morceau de son pain ce matin du 1er janvier 45. "J’étais, jeune, j’étais incapable d’économiser mon pain, j’avais tout mangé tout de suite, je n’avais plus rien. En voyant ça mon amie m’a dit je n’ai pas eu plus de pain que toi, il m’en reste, je vais t’en donner un petit morceau, car dans mon pays on dit qu’on finit l’année comme on l’a commencée ; je ne veux pas que tu commences l’année sans pain.." Elle a fini l’année avec du pain…Cette histoire me revient souvent à l’esprit à Rosh Hashana....
Solidarité même pendant la longue marche
"Les Russes avançaient, les SS ne voulaient absolument pas qu’on nous trouve, que nous soyons encore des témoins.
C’était le 18 janvier 1945, il faisait 30° sous 0, on pesait entre 28 et 30 kilos et ça s’appelait la marche à la mort. Nous sommes partis sans savoir évidemment où nous allions, on a dû marcher trois ou quatre jours, tros nuits, enfin quelque chose à peu près comme ça. Les derniers étaient abattus. On entendait les coups de feu, on savait ce qu’il y avait, ce qui nous attendait et puis il fallait continuer. Je sais qu’un jour, j’ai dit "non, je ne peux plus", alors une camarade m’a dit "allez viens, on va y arriver…" et comme on voyait les gens qui tombaient, on se demandait pourquoi on avançait, mais il fallait, on n’avait pas le droit de ne pas avancer ! D’ailleurs pas tout le monde avait fait cette marche. Tous les gens qui m’ont revu par la suite, m’ont dit : "ce n’est pas possible que tu sois là car on a dit qu’il ne restait pratiquement personne".
On n’avait rien à manger ; ce qu’on a trouvé c’était des racines de choux gelés. Evidemment, c’était toujours pareil, leur sadisme raffiné, leur cruauté, ça n’avait pas changé. Et eux mangeaient évidemment… Alors on nous a amené dans une gare de triage, on nous a mis dans des wagons découverts, c’était en hiver, il y avait plein de neige. Quand il y avait des morts, on n’avait pas le droit de les enlever. Là on est encore une fois parti avec ce train, sans savoir où nous allions. Nous sommes arrivés à Ravensbrück.
A Ravensbrück nous étions parqués sous une tente, un petit enfant est né à la lueur d’une bougie sous cette tente. Evidemment, nous n’avons jamais su ce qu’est devenu cet enfant. Enfin d’ailleurs quand les enfants naissaient on les tuait tout de suite devant les parents. Moi je connais quelqu’un dont a tué l’enfant devant elle. Enfin, eux ça ne les touchait pas, c’était tout à fait normal.
Nous sommes donc restés à Ravensbrück La nuit il fallait faire la queue pendant des heures, enfin moi je ne pouvais plus la faire, pour essayer d’avoir un tout petit bout de pain. C’était une amie qui heureusement est encore là, qui m’a aidée car je ne pouvais plus marcher. Elle a fait la queue toute la nuit, elle était plus petite que moi, alors elle s’est faufilée, parce qu’il fallait rester toute la nuit pour ramener un petit bout de pain. Alors un jour on nous a dit, "voilà on va vous changer de camp, si vous voulez aller dans un Kommando vous aurez un petit bout de pain". Alors, j’ai dit : "bon, je vais là". Mais malheureusement, on était obligé de quitter les camarades, il n’y en avait plus beaucoup, car ça c’était, la plus grande chose, la chose la plus merveilleuse, c’était la solidarité, c’était l’amitié.".
Se projeter dans l’avenir
Il y a également l’évocation de scènes de la "vie quotidienne". Il y a, nous pensons, la nécessité de mettre ce mot - vie - entre guillemets quand on parle d’Auschwitz. Cette évocation montre la force de ces déportés ou plus précisément l’importance que représentait le fait de se projeter dans un avenir.
La nourriture était un sujet de discussion. Hélène Hausser racontait qu’entre camarades elles parlaient de plats qu’elles aimaient. Cela allait alors jusqu’à l’échange de recettes de cuisine. Il y a eu même cette promesse qu’elles se sont faites, confectionner une tarte au fromage… si elles en revenaient, précisait-elle. On sait la place de cette tarte au fromage (Käse kuche) dans cuisine juive en général et pour la fête de Shavouoth en particulier.
Une autre évocation de ce rattachement au religieux et ceci en relation avec la nourriture. Elle disait "à Auschwitz on savait quand était Kippour. Cette information circulait comme une rumeur."Elle expliquait que des rabbins, dans le camp, avaient gardé dans leur tête les dates des fêtes juives et transmettaient cette information. Et elle concluait alors : "ce n’est pas qu’on jeûnait, cela aurait été trop difficile, mais on se restreignait un peu ce jour-là, pour marquer le coup". Cette attitude dénote certes le rattachement à la tradition mais aussi, et autant, un défi : chaque aliment en moins représentait un danger vital.
Photo prise le 22 août 1945 à Montana (Suisse), où Ellen (Hélène) a été soignée à son retour de déportation |
Le retour
"Et alors on a trimballés encore de ville en ville… c’est des gens du STO qui se sont occupés de nous. Alors on nous a trimballés d’hôpital en hôpital. Les gens n’avaient rien pour nous soigner. Jusqu’un beau jour où on est arrivé à… je ne me rappelle plus le nom, là il y avait des tas gens qui attendaient. Quand nous sommes passés en Allemagne à pied, d’abord nous avons vu des camps de prisonniers de guerre français. Il fallait voir ces hommes, ils pleuraient à chaudes larmes quand ils nous voyaient. Je trouve que de voir pleurer des hommes, c’est pire que de voir pleurer des femmes. On se disait "mon Dieu de quoi avons nous l’air et ils ne peuvent pas nous aider". Donc après, d’hôpital en hôpital, on a essayé…on n’a pas pu nous soigner. Ces anciens prisonniers, ils ont voulu faire quelques photos, et alors il y a quelqu’un qui a dit pour moi, "ne fais pas de photo, il ne faut pas envoyer cette photo en France, parce que si quelqu’un la reconnaît…parce que…il y a des chances qu’elle ne rentrera pas…». A l’époque j’avais 17 ans et demi, on me donnait douze ans… On m’apportait des robes de petite fille comme ça parce que vraiment on croyait que j’avais douze ans.
On m’a apporté une poupée. J’ai gardé longtemps cette poupée, la seule chose que j’avais ramenée, c’était cette poupée que quelqu’un m’avait donnée.
Pour moi une autre chose qui avait été terrible encore, à la fin c’était… Il y avait un camarade de Dora, qui était là et qui s’est beaucoup occupé de moi et c’est grâce à lui que je suis revenue.Il m’a dit : "maintenant je pense que nous allons partir, les ambulances sont prêtes". Alors on m’a préparée, on m’a mise sur un brancard. Je me vois encore très bien sur le brancard. C’était des Canadiens français qui s’occupaient de nous. J’étais presque en bas, et ce camarade qui s’occupait tellement de moi, est parti, "je te retrouverai" me dit-il. Là on m’emmène à l’avion, avec une ambulance. Et là quand j’étais sur ce brancard, on vient dire "ah, on ne peut plus vous emmener, car il n’y a plus de place". Alors je ne sais pas si vous vous imaginez, j’ai dit "ou alors on ne veut pas, ou alors je n’arriverais pas en France, parce qu’on ne peut pas me transporter, ou alors il y a quelque chose, ou alors il n’y a plus personne". Bon les nerfs étaient encore beaucoup plus ébranlés, car j’ai dit "si jamais je ne rentre pas..." Et quand même, il fallait que je reste quelques jours, et après, enfin, on nous a rapatriés en avion, en avion sanitaire, j’étais couchée.
Nous sommes arrivés à Paris, au Bourget, Quand je suis arrivée dans les hôpitaux, personne ne voulait de moi, ils disaient "ça c’est pas possible". Je me souviens après, quand enfin à l’hôpital Broussais on a bien voulu m’accueillir, on a lavé tout le monde. Et quelqu’un a dit, "celle-là il ne faut pas la mettre dans l’eau, car on ne la ressortira pas". Les médecins avaient beaucoup de chance avec moi, j’avais toujours le matin, toute une cour de médecins autour de mon lit, parce qu’ils n’avaient pas besoin d’appareils, ils pouvaient faire leur leçon d’anatomie directement sur moi, parce qu’on voyait tout. J’étais vraiment un spécimen de l’hôpital…."
Le séjour à l’hôpital représente encore une période de doute. Recevant de la nourriture de ses visiteurs, elle prit l’habitude de cacher sous ses coussins ce qu’elle ne pouvait pas manger. "La nourriture pourrissait", disait-elle, "mais j’avais peur de manquer".
Cela évoque un enseignement de Rav Eliahou Abitbol (Strasbourg), enseignement à propos de cette manne quotidienne que les Juifs, tout juste sortis d’Egypte, recevaient dans le désert. Ce don était soumis à un commandement divin : ne pas ramasser plus qu’une ration par jour. Les contrevenants virent leur deuxième ration ramassée malgré l’interdiction, pourrir.
Peut-être alors comme eux, n’avait-elle pas (encore) confiance dans un avenir, peut être alors comme eux, malgré la sortie de son "Egypte", était-elle encore esclave ?
Premières confrontations, premières difficultés du retour…
Les premières confrontations au retour avec sa famille, la remise en place du lien familial a été vécue douloureusement. Ces premières rencontres ont été souvent difficiles comme par exemple cette non compréhension du regard de ses proches. "Quand mon oncle de Paris venait me voir, il s’asseyait à côté de mon lit et pleurait. Je lui disais alors, si c’est pour pleurer, ce n’est plus la peine de venir me voir".
Elie Wiesel dans son dialogue avec Jorge Semprun cité plus haut n’a-t-il pas dit : "On ne voulait pas nous écouter. Parce qu’on faisait honte à l’humanité. On avait pitié de nous. Moi ça m’a pris dix ans pour commencer à parler, et d’ailleurs, je parle peu et j’en parle peu. Mais quand même on voulait pas nous écouter."
Cette difficulté a été au plus fort lors de sa première rencontre avec sa mère à l’hôpital. "Je ne savais pas du tout où étaient mes parents. Un beau jour, il y a un télégramme qui est arrivé. Je me souviens, je l’ai mis sous mon oreiller, j’ai dit peut-être ça va réussir… Et enfin, maman est arrivée, c’était dans une salle où il y avait uniquement des déportés, et ma pauvre maman est ressortie et elle a dit ma fille n’est pas là. Elle ne m’a pas reconnue. Alors je me suis dit, "bon c’est que vraiment, je dois quand même être…éAlors après, quelqu’un l’a ramenée devant mon lit et elle ne m’a absolument pas reconnue. Alors je pense que ça veut dire beaucoup de choses". Hélène Hausser de rajouter : "ça démontre aussi ce que l’être humain peut supporter parce que c’est incroyable ce que nous avons souffert".
conclusion sous forme de paroles d’espoir et de vie
Mais c’est bien sûr avec des paroles d’Hélène Hausser que je souhaite terminer ces propos : "Alors on se demande comment est-ce possible des choses pareilles. Mais par contre, comme je disais, la solidarité, l’amitié qui s’est créée là c’était…mais on espérait toujours, on espérait encore en l’homme, on espérait, on luttait jusqu’au bout, on pensait quand même, qu’il y avait quelque chose qui restait de l’homme. Enfin là-bas, on ne s’était pas rendu compte, et toujours on disait "comment peut-on, comment peut-on…"
Enfin, pour réaffirmer, s’il le fallait encore, sa force de vie ici après là-bas, à quelqu’un qui lui demandait un jour : "faites vous des cauchemars par rapport à votre déportation ?", elle avait répondu : "oui bien sûr, mais ce n’est pas très grave, ce qui était plus difficile, c’est quand là-bas on rêvait d’ici."
Postface
A son retour à Thionville, après son hospitalisation et sa convalescence en Suisse, Hélène a repris goût à la vie grâce à sa mère, sa sœur et ses frères qui ont su créer autour d’elle une vie de famille pleine et dynamique.
Elle s’est alors investie dans le social. Elle a encadré des activités sportives pour des jeunes en difficulté. Elle s’est engagée dans le scoutisme. Elle a milité dans des associations d’aide aux anciens déportés.
En 1953 elle a épousé Lucien Hausser, boucher à Bergheim. Elle l’a secondé dans son commerce. Ils ont eu deux fils, Frank et Thierry.
En 1965, ils ont arrêté leur commerce, Lucien Hausser a alors pris une activité de cadre chez un grossiste en viande. Ils se sont installés à Colmar.
Elle a poursuivi avec enthousiasme ses activités militantes dans des associations caritatives et des associations de déportés. Elle a été active à la Wizo de Colmar et au comité locale de la LICA (aujourd’hui LICRA). Elle aimait participer aux activités de la communauté juive mais également à la vie de sa cité.
En 1993 elle a eu un accident vasculaire. Elle a alors vécu jusqu’à son décès en 2010 à Strasbourg où habitaient ses fils, au domicile de Frank et de son épouse Martine.
Malgré tout ce vécu Hélène Hausser a créé une famille, a eu des enfants, des petits-enfants, aimait la vie, et nous a transmis son amour de la vie.