Judaïsme alsacien : Comment avez-vous été recrutée ?
M.W. : Pas du tout ! Je me suis formée sur le tas. J'ai exercé spontanément cette fonction d'enseignante et de monitrice, comme par instinct. Aussi, lorsque l'année suivante, Bô Cohn m'a demandé de m'installer dans la nouvelle maison d'enfants ouverte à Versailles, j'ai accepté sans hésiter.
J.A. : Pourquoi avez-vous abandonné vos études du jour au lendemain pour devenir éducatrice ?
M.W. : Je considérais encore Bô Cohn comme mon chef, celui qu'il avait été à Yechouroun, et quand le chef donnait un ordre, on ne répliquait pas. De plus, j'éprouvais fortement le désir de m'engager dans cette entreprise de sauvetage des enfants meurtris par la guerre. C'était une façon de "réparer" mon inactivité pendant la période de l'Occupation.
J.A. : Vous vous êtes donc installée à Versailles
J.A. : Qui étaient les jeunes accueillis dans cette maison ?
M.W. : Il s'agissait de 46 filles et garçons âgés
de 16 à 18 ans, et parfois des plus jeunes, qu'on ne voulait pas séparer
de leurs frères et surs. C'étaient des orphelins, dont
les parents avaient péri en déportation. Des jeunes qui revenaient
de Büchenwald faisaient également partie de cette "famille".
Ils étaient élèves à l'école Maïmonide
de Boulogne, et ma fonction consistait à les aider à préparer
leurs devoirs le soir, et à maintenir le contact avec l'école.
Mais bien entendu cela ne s'arrêtait pas là : j'étais
la seule monitrice, et la personne la plus proche de ces jeunes dans l'institution.
J'étais pour eux une mère de remplacement. Ils m'aimaient beaucoup
car ils sentaient l'affection que j'éprouvais pour eux.
J.A. : Ces adolescents avaient vraisemblablement connu des traumatismes profonds avant d'arriver dans la maison : l'arrachement à leur parent, le placement dans des familles inconnues, et même la déportation L'écho de ces douleurs passées se faisait-il entendre dans la vie quotidienne ?
M.W. : Ils n'évoquaient jamais leur passé,
et à cette étape de leur vie, leur douleur ne s'exprimait pas.
Ils étaient entièrement tournés vers l'avenir, et se
préparaient à leur vie future en étudiant avec application.
D'ailleurs, un grand nombre d'entre eux ont fait des études universitaires
et accédé à de belles carrières. L'ambiance de
la maison les aidait à oublier le passé, elle avait une fonction
réparatrice.
D'autre part, dans l'immédiat après-guerre, nous, les adultes,
n'avions pas vraiment conscience de ce que ces enfants avaient vécu
avant de venir chez nous. Je ne savais pas encore ce qu'avait été
l'univers concentrationnaire, et je n'étais pas consciente des problèmes
qu'avaient du affronter les "enfants cachés", qui ne se sont
exprimés à ce sujet que bien des années plus tard.
On peut donc dire que le fait de les avoir considérés comme
des jeunes "normaux" les a aidés à se sentir et à
se comporter "normalement".
Extrait d'une lettre adressée à M. Warschawski
par Kalman Kalikstein en 1959 : "Chère Mireille que vous viviez, Bonheur par vos enfants. Je voudrais beaucoup vous rendre visite à vous et à votre famille. Un jour... Votre gentillesse et votre tendre dévouement pour les enfants de Versailles éveille en moi de doux sentiments de nostalgie lorsque je pense à Versailles. Ce temps était très insouciant et heureux. Mes salutations à vos enfants de la part de Hershel, de ma famille et de moi-même. Au revoir ma gentille et les meilleures pensées de vos amis, Mireille. Bien affectueusement, Votre Kalman. |
J.A. : En quel sens peut-on dire que "Chez Nous" était une maison religieuse ?
M.W. : J'ai dis que j'avais fréquenté le Mouvement
Yechouroun à Strasbourg et que je m'étais identifiée
à ses idées. Il s'agissait d'un mouvement de stricte observance,
fondé sur la doctrine de Rav S.R. Hirsch : Thora im Dérekh
Eretz (la Thora et l'ouverture au monde). Les activités des
filles et celles des garçons étaient séparées.
Félix Goldsmidt, le directeur, adhérait à cette même
tendance du judaïsme, mais il avait donné à la maison une
ambiance plus libérale : les réunions étaient mixtes.
On pourrait la qualifier de "religieuse-nationale", proche de l'idéologie
du Bné-Akiba, et d'ailleurs, de nombreux pensionnaires participaient
aux réunions de ce mouvement de jeunesse. L'amour d'Eretz Israël
faisait donc partie intégrante du sentiment religieux de la maison.
Certains jeunes ont été recrutés par un émissaire
de l'Agence Juive et ont tenté de monter en Palestine sur l'Exodus
avant la création de l'Etat. Je me souviens que le jour de l'indépendance
d'Israël, nous avons organisé une grande soirée dansante
pour fêter l'événement.
Un grand nombre des membres de l'OSE sont montés en Israël : la famille Goldsmidt en 1947, Bô et Margot Cohn en 1950, et nous-mêmes en 1987, ainsi que plusieurs pensionnaires de la maison.
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J'ai dû accomplir toute une évolution pour m'adapter à
ce milieu qui était beaucoup plus libéral que ce que j'avais
connu jusqu'alors au Yechouroun et dans ma propre famille. Mais j'en suis
heureuse car cela m'a permis de devenir plus tolérante et d'acquérir
une plus grande largeur de vues.
Ajoutons que certains résidents de la maison n'avaient pas reçu
d'éducation juive avant leur arrivée. Par exemple, trois enfants
dont la famille était originaire de Salonique et non observante. Mais
cela n'a pas posé de problèmes ; au contraire, cela leur a permis
de connaître et d'apprécier les valeurs du judaïsme.
M.W. : A 18 ans, ils quittaient la maison, et ils étaient logés à plusieurs dans des appartements loués par l'OSE (distincts pour les garçons et les filles). La plupart ont étudié à l'université. J'ai gardé peu de contacts avec eux, mais je pense qu'en majorité ils ont poursuivi une existence heureuse.
J.A. : Comment considérez-vous votre expérience à Versailles avec le recul du temps ?
M.W. : J'estime que celle-ci m'a plus apporté à moi-même que ce que j'ai donné. La relation avec les jeunes m'a donné de grandes joies, et c'est ainsi que j'ai découvert ma vocation d'enseignante qui s'est poursuivie par la suite à Strasbourg : j'ai enseigné le judaïsme dans les écoles puis auprès des adultes, et je m'y suis ouverte à un judaïsme beaucoup plus large et différencié.