L'ÉCOLE
RABBINIQUE
À METZ



L'inspection de
MM. Franck et Munk

La révolution de 1848

Création de
nouvelles chaires

Élection rabbinique
de Sarreguemines

Reconstruction de l'École

Inspection du
grand rabbin Ulmann

Inspection de Faye,
recteur de l'académie
de Nancy

La translation

Délibération des
deux Consistoires

Un nouveau directeur :
Isaac-Lion Trénel

Vives protestations
contre la translation

Nouvelle intervention
du recteur de Nancy

Consultations des
Consistoires
départementaux

La cause de Metz
est perdue
l'école rabbinique à metz
Suite et fin


l'inspection de mm. franck et munk

Le calme revenu, le nouveau Consistoire Central chargea un de ses membres les plus éminents, Adolphe Franck, et son secrétaire, l'orientaliste Munk, d'étudier sur place la situation de l'Ecole rabbinique. Ils passèrent plus d'une semaine à Metz, visitèrent la maison dans tous ses détails et interrogèrent maîtres et professeurs.
Voici le rapport qu'ils rédigèrent à la suite de leur inspection et que le Consistoire, après l'avoir fait sien, transmit au Ministre de la Justice et des Cultes.

rapport du consistoire central (42)
a) Importance de l'École
....La situation de l'Ecole rabbinique est devenue très difficile, ses ressources ne suffisent plus à ses besoins, la place qu'elle occupe n'est plus en rapport avec sa population, les murs qui l'abritent et le mobilier qu'elle y possède, n'ayant reçu depuis dix-sept ans aucune réparation, sont arrivés à un état déplorable ; enfin, des lacunes considérables se sont fait sentir dans son enseignement, des modifications importantes sont devenues nécessaires dans la distribution des études, dans les conditions d'admissibilité des élèves et dans le personnel des professeurs.
Pour vous faire une idée exacte de cette situation et l'examiner de nos propres yeux, nous avons envoyé sur les lieux, avec votre concours et votre approbation, une commission d'inspection composée de M. Franck, membre de l'Institut, notre vice-président, et de M. Munk, employé aux manuscrits orientaux de la Bibliothèque royale, notre secrétaire. Cette Commission, après avoir consacré dix jours entiers à la mission qui lui a été confiée, nous a adressé un rapport détaillé dont voici les résultats les plus importants.


b) Situation morale
Sous le rapport moral. l'Ecole centrale rabbinique ne laisse rien à désirer. Maîtres et élèves sont également pénétrés de leurs devoirs...
Au reste, l'Ecole centrale rabbinique ne se recommande pas seulement à votre bienveillance par ses bonnes dispositions, mais aussi par ses oeuvres et les services réels qu'elle a déjà rendus. Quatre grands rabbins, quinze rabbins et cinq instituteurs sortis de son sein, répandent aujourd'hui dans la population israélite qui les écoute avec respect une morale saine et élevée, des croyances religieuses pures de fanatisme, le goût de l'instruction…


c) Description de l'École
Nous ne voudrions pas avoir moins de bien à vous dire de la situation matérielle de l'établissement, mais sous ce rapport, au contraire, nous n'avons que des faits affligeants à vous signaler et à solliciter de votre bienveillante justice les plus promptes améliorations.
Le logement qu'occupe l'Ecole centrale rabbinique se compose de deux parties ; l'une, fournie gratuitement par la Communauté israélite de Metz, sur l'emplacement et dans l'enceinte même d'une ancienne synagogue, contient les classes, la bibliothèque, l'oratoire, les cellules ou dortoirs des élèves ; l'autre, payant un loyer de 500 francs pris sur les fonds de l'Ecole, comprend le réfectoire, l'appartement du Directeur et la salle des séances de la Commission administrative. Nous n'avons rien à dire de celte dernière partie qui est une propriété privée ; mais la première est dans un état de délabrement difficile à décrire. On y arrive d'abord par une entrée peu décente que ne devrait jamais présenter un établissement public, et, une fois dans l'intérieur, on n'aperçoit que des murs lézardés, des plafonds étayés ou menaçant ruine ; un petit escalier étroit en plein air, dégradé par la vétusté et l'humidité, des cellules garnies de fenêtres mal jointes et fermées de cloisons entrouvertes. Quel que soit l'état des petites chambres, elles ne sont pas au-dessous du mobilier qui les garnit : qu'on se figure des tables, des chaises, des bois de lit, des couvertures, des draps qui n'ont pas été renouvelés depuis dix-sept ans faute de ressources. Aussi, en les touchant, on ne peut se défendre de la crainte de les mettre en pièces. Il n'y a pas, nous ne dirons pas d'institution publique, mais de pension particulière si pauvrement tenue, dont les élèves ne soient pas mieux logés et mieux couchés. Ce n'est pas encore tout : ce logement, comme nous l'avons déjà annoncé, n'est même pas suffisant…


d) La bibliothèque
Les pièces destinées à l'étude, c'est-à-dire la bibliothèque et les classes sont heureusement dans une meilleure condition ; mais les livres font défaut. Non seulement on ne trouverait pas là ces belles collections d'auteurs classiques qui ne manquent à aucun établissement d'instruction secondaire, qui ornent le fond des bibliothèques des séminaires et des collèges, mais on chercherait même en vain des ouvrages devenus nécessaires à l'étude de la théologie et de l'Ecriture sainte publiées pendant les trente dernières années en France et en Allemagne (43).


e) Les revenus de l'École ; situation faite au directeur et aux professeurs
Cette situation est la conséquence inévitable de l'état financier de l'Ecole. Une subvention annuelle de 10,000 francs constitue toutes ses ressources. Avec cette faible somme qui, dans l'origine, n'a été consacrée qu'à un essai tenté aux frais des communautés israélites, elle est obligée de pourvoir :
  1. à l'entretien de 9 boursiers,
  2. au loyer d'un appartement pour suppléer à l'insuffisance du logement fourni par le Consistoire de Metz,
  3. au traitement du directeur et de quatre professeurs,
  4. à l'entretien d'un oratoire et d'une bibliothèque,
  5. aux gages d'un domestique spécialement attaché à l'établissement, à l'éclairage, au chauffage, aux frais d'infirmerie, fournitures de bureau et enfin à toutes les dépenses imprévues.
Le Directeur qui est un des théologiens les plus considérables de notre pays, sur qui pèse toute la responsabilité de l'établissement et qui remplit en même temps les fonctions de professeur, qui ne consacre pas moins de trois heures par jour à ces dernières fonctions, ne reçoit qu'un traitement de 1.400 francs.
Chacun des autres professeurs reçoit un traitement de 1.000 francs. Le maître de musique, chargé d'enseigner le chant rituel, 200 francs. Encore ces honorables fonctionnaires, comme cela est arrivé cette année même, font-ils souvent le sacrifice d'une part de de leurs émoluments pour que l'Ecole ne soit pas en déficit.
Sous le rapport des études, l'Ecole se trouve dans un état aussi prospère que le permettent la faiblesse de ses ressources. Mais ce mérite relatif, qui fait l'éloge des personnes, ne suffit pas à l'établissement. Pour qu'il soit digne de sa destination et réponde entièrement aux besoins de notre temps et aux espérances dont il est l'objet, il faut qu'il subisse d'assez grandes modifications…


f) Premières réformes
D'abord, nous avons fait disparaître un abus très invétéré parmi les israélites du rite allemand, nous voulons parler de l'usage de la langue allemande dans l'explication du Talmud.
Ensuite nous avons pourvu à un besoin très urgent, pour lequel, M. le Ministre, nous comptons encore sur votre concours immédiat. M. le Grand Rabbin de la circonscription de la Moselle, ancien Directeur de l'Ecole, y remplissait gratuitement plusieurs années, avec un zèle qui lui assurera toujours notre reconnaissance, les fonctions de professeur d'hébreu, d'Ecriture sainte et d'histoire sacrée, mais les infirmités de l'âge, il est plus que septuagénaire, ne lui permettent plus de remplir la tâche qu'il s'était imposée, nous avons été obligés de nommer immédiatement à sa place un professeur salarié.
Enfin, nous avons confié tout l'enseignement littéraire et philosophique à deux habiles professeurs du Collège royal de Metz.
Pour les autres changements qui nous restent à faire dans le but de compléter l'enseignement, de fortifier les études, d'élever les conditions d'admission et lès épreuves sous lesquelles les élèves sortants devront obtenir leur grade, nous avons l'honneur de vous proposer un règlement.
Pour conclure, le Consistoire sollicite du Ministre :
1. Un secours immédiat pour le traitement du professeur d'hébreu, pour réparations, constructions nouvelles, achat de livres et de mobilier;
2. Une demande aux chambres d'un crédit annuel de 5.000 francs, pour porter de 10 à 15.000 francs la subvention régulière et indispensable de l'Etat;
3. L'approbation d'un projet de règlement ci-dessous (44).

Ce rapport, à tant d'égards si triste, n'est-il pas un hommage ému rendu par deux hommes de haute autorité et d'une compétence incontestable aux élèves de l'Ecole rabbinique et à leurs modestes et dévoués maîtres ?
En même temps, le Consistoire Central soumit à l'approbation ministérielle le projet de règlement suivant :

projet de reglement pour l'ecole centrale rabbinique de metz

Ce projet est divisé en six sections traitant successivement : 1° de l'organisation ; 2° des études ; 3° du directeur et des professeurs ; 4° de la Commission administrative et des Commissions d'examens ; 5° du trésorier et de la comptabilité ; 6° du service religieux et de la discipline intérieure. Il se compose de cinquante-et-un articles ; nous n'en reproduirons que ceux qui présentent un caractère de nouveauté.

Article 4.
Les candidats à l'Ecole devront être âgés de seize ans au moins, de dix-neuf ans au plus (45).
Art. 5.
Posséder les connaissances qui font la matière de l'enseignement de la classe de quatrième dans les collèges royaux.
Art. 11.
Le cours des études sera de six ans (46).
Art. 12.
Il se partagera entre deux divisions, dans chacune desquelles les élèves devront passer trois ans.
Art. 13.
Nul ne pourra passer de la première division dans la seconde, c'est-à-dire de la division inférieure dans la division supérieure, sans avoir subi un examen général sur les matières enseignées durant les trois années précédentes.
L'élève qui n'aura pas répondu convenablement à cet examen sera renvoyé de l'école.
Ces examens seront appelés des examens de promotions, pour les distinguer des examens ordinaires et des examens de sortie.
Art. 15.
Les études classiques, dans la première division, seront les mêmes que pour les classes de troisième, de seconde et de première année de rhétorique dans nos grands collèges royaux.
On y joindra un cours de langue allemande qui sera facultatif.
Art. 16.
Les études classiques de la seconde division seront une seconde année de rhétorique, un cours de philosophie et un cours d'histoire de la littérature. Pendant les trois dernières années, les élèves s'exerceront à la prédication dans leur oratoire particulier ou dans le temple consistorial de la circonscription.
Les études religieuses seront :
  1. L'explication approfondie, à la fois critique, historique et littéraire, des parties les plus difficiles de la Bible, c'est-à-dire des Prophètes, du livre de Job et des Psaumes.
    Outre les commentaires rabbiniques les plus renommés, on prendra pour guide, dans ces parties, les meilleurs commentaires modernes.
  2. Un cours d'introduction critique et historique aux différents livres de la Bible.
  3. Les antiquités bibliques.
  4. L'histoire des Juifs dans la dispersion, en y comprenant notamment leur histoire littéraire.
  5. Un cours d'introduction historique à l'étude du Talmud et des livres qui en dépendent, ou l'histoire de la Loi orale, depuis les temps anciens jusqu'à l'époque de la composition du Schoul'han Arouch, en prenant pour guide le Sepher ha-Kabbala d'Abraham Ben David, le Youchassin, le Koré ha-Doroth de David Conforte, et divers ouvrages modernes.
  6. La méthodologie, ou exposé des principes généraux et de la méthode du Talmud, selon le livre Halichoth Olam, de B. Jeschoua Olam ben Joseph Halévy, de Tlemcen.
  7. L'explication de divers traités du Talmud ayant rapport aux matières renfermées dans le Ioré-Déah, et dans quelques chapitres du Eben ha- Ezer.
  8. Des compositions en hébreu sur des sujets relatifs à la théologie judaïque.
  9. L'explication des ouvrages philosophiques de Saadia, de Maïmonide et d'Albo.
On introduira plus tard un cours d'arabe littéral, qui sera obligatoire, et un cours d'arabe vulgaire, qui sera facultatif (pour ceux des élèves qui voudront exercer leur fonction rabbinique en Algérie...).
Art. 17.
Le Talmud, comme les autres matières ci-dessus mentionnées, ne pourra être expliqué qu'en français.
Art. 18.
Les professeurs comme les élèves seront tenus de substituer peu à peu la prononciation orientale à la prononciation allemande dans la lecture de l'hébreu et l'explication du Talmud.
Art. 21.
Pour obtenir le certificat de grand rabbin, il faudra ajouter à l'examen mentionné dans l'article précédent une thèse sur un sujet relatif à l'histoire de la théologie juive. Cette thèse, après avoir été communiquée au président de la Commission d'examen, sera soutenue publiquement et, si la Commission d'examen l'en a jugée digne, elle pourra être imprimée aux frais de l'Ecole.
Art. 22.
L'élève qui se sera le plus distingué dans ses examens de sortie, et qui aura présenté en même temps la thèse la plus remarquable, pourra, en vertu de l'article 61 de l'ordonnance royale du 25 mai 1844, être appelé à Paris en qualité de rabbin communal, pour y continuer et perfectionner ses études, jusqu'à ce qu'il trouve une autre destination.
Art. 41.
Le directeur remplira dans l'intérieur de l'oratoire les fonctions de grand rabbin.
Art. 44.
Les élèves étudieront, sous la direction d'un maître spécial, le chant rituel et traditionnel en usage dans la synagogue. Ce chant sera enseigné selon les règles de l'art musical.

Adolphe Franck
Le rapport de Franck et Munk et le projet de règlement auquel il donna naissance avaient pour but d'obtenir du gouvernement et des communautés les ressources indispensables à la restauration de l'immeuble de l'Ecole rabbinique et au relèvement du niveau des études.
Comme on vient de le voir, le projet de règlement, dû également à la collaboration de Franck et de Munk, partageait les élèves en deux divisions distinctes, dans chacune desquelles ils devaient passer trois années. Nul ne pouvait plus accéder à la division supérieure sans avoir subi avec succès un examen général sur toutes les matières enseignées dans les trois premières années.
Ces matières correspondaient à celles qui s'enseignaient dans les classes de troisième, de seconde et de rhétorique des grands collèges royaux.
Une seconde année de rhétorique, des cours de philosophie et d'histoire littéraire, de multiples exercices oratoires complétaient l'instruction des élèves de la division supérieure.
Le projet de règlement organisa également d'une façon plus méthodique et plus scientifique l'enseignement religieux. La Bible, le Talmud, la théologie et la littérature rabbinique devaient être étudiés au point de vue critique, historique et littéraire. L'institution d'un cours d'arabe littéral était même prévue pour un avenir prochain.
Grâce à ces réformes, le Consistoire central espérait former non seulement des pasteurs instruits, mais aussi quelques savants capables de servir la science juive.

la révolution de 1848.

Cependant les événements du 24 février 1848 vinrent retarder l'exécution du plan consistorial. On entrait dans une période remplie de troubles politiques sans cesse renouvelés, engendrant un état d'insécurité et de crise économique peu favorable à l'obtention de crédits pour l'Ecole rabbinique.

Les israélites, qui n'avaient eu qu'à se louer du gouvernement de Louis-Philippe, accueillirent pourtant avec une grande joie la proclamation de la République, dont la devise faisait battre tous les coeurs. Les rabbins se faisaient un pieux devoir d'assister à des cérémonies patriotiques qui se terminaient par la bénédiction d'arbres plantés en l'honneur de la liberté. A Metz, la Communauté offrit sur les chantiers de son temple en construction un banquet de fraternité aux ouvriers, et Eliézer Lambert, fils du grand rabbin et élève de l'Ecole, y célébra en termes enthousiastes la beauté du travail et la noblesse du travailleur manuel. Une sorte de griserie s'était emparée de tous et finit même par tourner la tête à quelques élèves de l'Ecole rabbinique. Il en était qui se figuraient naïvement que la République les libérait de toute autorité et de toute discipline. Dans la nuit du 15 avril 1848, le directeur, brusquement réveillé, dut assister, impuissant et désolé, à une manifestation peu déférente. Le Consistoire central crut qu'il avait le devoir de sévir. Un élève fut exclu temporairement et un autre d'une façon définitive.

Cependant, même dans cette période d'exaltation générale, l'Ecole fonctionnait régulièrement. Signalons quelques changements qui se produisirent à cette époque dans son personnel enseignant. Le cours de philosophie, jusqu'alors professé par Zévort, fut confié à Bonnieux, déjà professeur de littérature grecque et latine. Mais Bonnieux dut, à son tour, quitter Metz. Ses cours furent partagés entre deux nouveaux professeurs. La classe de philosophie fut attribuée à Bourgeois ; les cours de latin et de grec à un jeune agrégé, récemment sorti de l'Ecole Normale supérieure, Maurice Salomon. Celui-ci, si l'on fait abstraction d'une assez courte interruption à l'époque de la translation de l'Ecole à Paris, resta à la tête de sa classe pendant près d'un demi-siècle. C'était un maître exigeant, parfois même d'une sévérité excessive ; il n'en a pas moins exercé une influence féconde sur de nombreuses générations d'élèves, à qui il a appris à penser et à écrire d'une façon simple, claire et élégante.

création de nouvelles chaires

En 1850, l'Assemblée législative vota un crédit de 12.000 francs applicable au matériel et au personnel de l'Ecole. Le ministre demanda l'avis du Consistoire central sur la répartition de ce crédit. Franck, ayant à coeur de réaliser un projet dont il s'était déjà fait le promoteur dans son rapport de 1847, proposa, entre autres choses, la création d'une chaire de théologie. Vainement Aaron Caen et Dupont, membres du Consistoire de Metz, interprètes de leurs collègues et de la Commission de l'Ecole, combattirent la proposition de Franck, elle n'en fut pas moins adoptée par le Consistoire central et ratifiée par un arrêté du Ministre des Cultes, en date du 5 juin 1851. La nouvelle chaire, sous le nom de chaire d'histoire sacrée et de théologie, fut confiée à Lazare Wogue, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler. Le traitement affecté à cet enseignement était de 1.800 francs par an.

Lazare Wogue
Quelques jours plus tard, le 11 juin 1851, le Consistoire central, "considérant que la langue allemande est nécessaire aux rabbins résidant dans les communautés alsaciennes ; considérant, en outre, que l'étude de l'allemand a une certaine connexité avec les études théologiques, vu le grand nombre d'ouvrages d'exégèse, de théologie judaïque et de littérature rabbinique écrits dans cette langue et dont la lecture serait d'un grand intérêt pour les élèves", nomma également Lazare Wogue professeur d'allemand à l'Ecole rabbinique.
Le nouveau professeur, ancien élève de l'Ecole, malgré sa jeunesse, était déjà un savant doublé d'un écrivain. Sa mémoire était prodigieuse et sa science quasi universelle. Il savait le grec, le latin et plusieurs langues étrangères, quoiqu'il n'en parlât aucune, pas même l'allemand qu'il était chargé d'enseigner. Mais nul n'était capable de mieux saisir et de rendre en un français plus pur et plus élégant les nuances et les finesses d'un texte ancien ou moderne. Ses traductions faisaient l'admiration de ses élèves. Il était, en outre, un hébraïsant, un exégète et un théologien remarquable possédant à fond les conceptions et les doctrines religieuses qui, à travers les siècles, se sont partagé l'âme d'Israël. Lazare Wogue occupa les chaires de théologie et d'allemand et aussi, à partir de 1859, la chaire d'hébreu et d'exégèse, jusqu'en 1894. Son enseignement fut toujours strictement orthodoxe. Les théories modernes sur l'origine des livres bibliques étaient considérées par lui comme nulles et non avenues et il les combattit jusqu'à son dernier jour. Les élèves de Lazare Wogue ont gardé de ses leçons, pleines d'érudition et aussi de verve et d'esprit, un souvenir inoubliable. Mais en ont-ils tiré tout le profit qu'ils auraient dû y trouver ? Il est permis d'en douter. Lazare Wogue avait un tempérament de polémiste. Sa plus grande joie était de pourfendre des contradicteurs. Aussi les élèves, connaissant le faible de leur maître, lui ménagèrent volontiers l'occasion de se livrer avec eux à des controverses, dont, naturellement, il sortait toujours radieux et triomphant. Il est regrettable que trop d'instants précieux de ce savant éminent aient été remplis par des discussions, intéressantes sans doute, mais n'ayant la plupart du temps qu'un rapport lointain avec l'objet même de son enseignement.

Poursuivant son projet d'amélioration des études, le Consistoire central créa, en outre, en 1855, un cours sur les Midrachim, dont il attendait le plus grand bien pour la prédication israélite. Ce cours fut confié, mais seulement à titre d'essai, à un Allemand, le Dr Kruger, de l'Université de Berlin. Mais son enseignement donna des résultats peu satisfaisants et, au bout d'un an, la mission du Dr Kruger ne fut pas renouvelée.

l'élection rabbinique de sarreguemines.

Tandis que s'accomplissaient ces modifications à l'intérieur de l'Ecole, le Consistoire de Metz et le Consistoire central eurent à régler un incident qui avait mis en émoi les élèves et un certain nombre de jeunes rabbins.

Le poste de rabbin de Sarreguemines était devenu vacant en 1851. Or, parmi les candidats briguant cette place se trouvait un ancien élève de l'Ecole, M. W..., qui, après avoir obtenu, en 1837, le diplôme rabbinique, s'était établi commerçant dans la communauté même dont il aspirait maintenant à devenir le pasteur, et où il jouissait d'ailleurs de la considération générale. Le Consistoire de Metz, estimant que M. W... n'était plus qualifié pour remplir le ministère sacré, demanda au Consistoire central d'opposer son veto à cette candidature. Mais le Consistoire central, estimant qu'une pareille décision risquait d'être mal interprétée, préféra prendre, sans faire allusion à ce cas particulier, une mesure d'ordre général. Sur la proposition de son président, il décida, en effet, que : "Quand un élève de l'Ecole rabbinique ou un rabbin aura quitté la carrière du ministère sacré pendant un laps de sept ans, il devra, pour être admis aux fonctions rabbiniques, subir un nouvel examen devant la Commission de l'Ecole, et le Consistoire local se prononcera sur son admittature. Dans aucun cas, il ne pourra exercer les fonctions rabbiniques dans le lieu où il se serait livré à une profession industrielle ou commerciale" (47).

Malgré cette délibération, M. W... fut élu. Le Consistoire cassa l'élection ; la communauté le réélut ; le Consistoire, pour la seconde fois aussi, annula l'élection. L'affaire devenait embarrassante. On finit cependant par s'entendre, grâce à des concessions mutuelles. M. W... renonça à Sarreguemines et reçut en compensation le poste rabbinique de Marmoutiers.

la reconstruction de l'école.

Si le rapport de Franck et Munk fut le point de départ de quelques modifications heureuses dans l'enseignement de l'Ecole, il ne provoqua cependant, faute de ressources, aucune amélioration dans l'état de l'immeuble, tombé à la longue dans un tel délabrement qu'il inspirait pitié et honte à tous ceux qui venaient le visiter. Nous avons à cet égard le témoignage particulièrement navrant de Faye, Recteur de l'Académie de Nancy, qui, après une inspection de l'Ecole rabbinique, adressa au Ministre la note suivante : "L'école est logée dans une maison hideuse. La porte ressemble à celle d'une étable délabrée, on marche dans des flaques d'urine, on est saisi à la gorge par une odeur infecte. Tout respire la misère ; en guise de bibliothèque, une armoire pleine de vieux livres (47). Aux dortoirs, l'eau suinte des murailles ; les élèves y gagnent des rhumatismes."

Voici un inventaire des livres et du mobilier dressé, le 28 janvier 1852, par la Commission, en présence d'un conseiller de préfecture de la Moselle :
En ouvrages religieux, environ 200 volumes, en grande partie détériorés ...................................................... 400 fr.
En livres de littérature, d'histoire, etc., environ 550 volumes, le le plus grand nombre dépareillés et détériorés 300 "
Ensemble de la Bibliothèque ....................................................................................................................... 700 "
Le mobilier, les objets de literie, les tables, bancs et armoires ...................................................................... 916 "
Total : 1616 "

Très peu de temps après l'établissement de cet inventaire de la Bibliothèque, l'Ecole, grâce à une subvention de l'Etat, acheta les livres suivants :
  Prix
Les oeuvres de Platon, 13 vol. ...................................................................... 85 fr.
Les oeuvres de Bossuet ................................................................................ 70 "
Lucain Pharsale, 2 exempl. ........................................................................... 5 "
Abrégé de la grammaire allemande de Bacharach, 6 exemplaires à 1.60 ......... 9.60
Dictionnaire Thibaut, 3 exemplaires à 7 fr. ....................................................... 21"
Littérature Wilm, 4 exemplaires à 5 fr. ........................................................... 20 "
Koré Hadorot, 2 exemplaires à 6.50 ............................................................ 13 "
Schem Haguedolim ..................................................................................... 13 "
Histoire de Jost, 4 exemplaires ...................................................................... 26 "
Séder Hadorot ............................................................................................ 12 "
Zémach David. La Chronologie, par David Ganz, 3 exemplaires à 2.75 ......... 6.75
Bachia : Les devoirs des Coeurs, 2 exemplaires ............................................ 3.50
Sadia : La Croyance ..................................................................................... 5 "
Zunz : Considération de l'histoire de la Littérature juive .................................. 8 "
Tourim, 4 vol. ............................................................................................... 4.5 "
36 vol. du Talmud à 3 fr. ............................................................................... 108 "
Baal Akéda, Comment. d'Isaac Aréma .......................................................... 16 "
Yoré Déa, 2 exempl. à 14 fr. ......................................................................... 28 "
Bible, avec traduction et commentaire par Buxtorf, 2 exempl. 64 "
Bible, texte seul, 4 exempl. à 8 fr. .................................................................. 32 "
Lambert, grammaire hébraïque, 4 exemplaires à 1.50 ..................................... 6 "
Chalchelet hakabala ................................................................................... 5.50

M. Lazard, directeur de cette école, est un homme âgé, mais encore vigoureux.
Son traitement est de 2.000 fr. et il n'a pas de retraite !
Les élèves, ce sont des jeunes gens de 22 à 28 ans, j'en ai vu dix-huit ou vingt. Leur aspect est assez satisfaisant sauf l'expression un peu effarouchée de leurs figures, ce que j'appellerais volontiers la pudeur de l'abandon et de la misère de leur maison. On m'a montré un élève portugais (48) ...
Que doivent penser les juifs étrangers qui passent à Metz ?" (49).

Le Consistoire central, depuis plusieurs années, ayant le vif désir de mettre fin à ce triste état de choses, avait fait, dans ce but, à différentes reprises, des démarches pour obtenir le concours du gouvernement. Mais les membres du Consistoire étaient loin d'être d'accord sur la solution à proposer. Les uns estimant qu'il fallait profiter des circonstances pour transférer l'Ecole à Paris ; les autres, au contraire, voulaient à toute force la maintenir à Metz. Quant aux communautés, elles étaient en majorité hostiles à la translation. Celles d'Alsace et de Lorraine surtout s'y opposaient avec la plus vive énergie. Ce déplacement n'était pour elles qu'une nouvelle tentative du parti réformiste pour créer un rabbinat acquis aux idées qui lui étaient chères.

Au début de 1850, le Ministre des Cultes se déclara disposé à faire un effort en faveur de l'Ecole rabbinique, mais comme il n'ignorait pas les deux tendances qui se partageaient le judaïsme français, il demanda au Consistoire de lui faire connaître son opinion. La réponse à donner à la dépêche ministérielle provoqua au sein de l'Assemblée consistoriale un débat assez vif entre partisans et adversaires de la translation (50). Voici, en résumé, leurs arguments respectifs :

1. Contre la translation :
a) Il est à craindre que les élèves formés à Paris ne quittent la carrière rabbinique pour embrasser des carrières littéraires ;
b) les frais seraient beaucoup plus considérables à Paris ;
c) sous le rapport religieux et moral, les élèves sont beaucoup mieux surveillés à Metz ;
d) le séjour prolongé dans la capitale pourrait empêcher beaucoup d'élèves d'aller s'établir dans de petites localités ;
e) Metz offre, sous le rapport des études religieuses, toutes les ressources nécessaires ;
f) les élèves sortis de l'Ecole de Metz inspireront toujours plus de confiance que ceux qui auraient fait leurs études à Paris.
2. Pour la translation (argumentation développée par Franck) :
a) les progrès des élèves de Metz sont généralement faibles, la translation est absolument nécessaire, si l'on veut que les études soient fortifiées ;
b) le Consistoire n'a pas à se préoccuper des difficultés d'exécution ; puisque le gouvernement demande simplement l'avis sur la translation, il faut répondre sur ce point ;
c) il ne faut pas traiter cette question au point de vue de l'Alsace seule ; l'Ecole est centrale, elle n'est pas établie pour les départements de l'Est, mais pour toute la France, et elle devrait être sous la surveillance immédiate du grand rabbin du Consistoire central ;
d) il y aurait à Paris des garanties suffisantes pour les études religieuses ; outre le directeur qui serait maintenu, il y aurait le grand rabbin du Consistoire central et le grand rabbin de Paris ; la surveillance pourrait très bien s'exercer dans un internat et la désertion ne serait pas à craindre de la part de jeunes gens formés pour une carrière toute spéciale ;
e) les difficultés du budget ne sont pas non plus insurmontables ; il faudra, dans tous les cas, demander une augmentation considérable quand même l'Ecole resterait à Metz.
Le grand rabbin (51), interpellé, déclare que parmi les inconvénients de la translation qui viennent d'être signalés, un seul lui paraissait grave, c'est la désertion qui serait à craindre.
Le Consistoire décida, à la majorité, de laisser intacte la question de la translation et d'écrire au Ministre que la réalisation de ce projet soulèverait de grandes difficultés financières et nécessiterait de la part du gouvernement des sacrifices qu'on ne saurait réclamer dans les circonstances actuelles.

Nous voici donc arrivés à la très complexe et très pénible histoire de la reconstruction de l'Ecole rabbinique. Nous n'en rappellerons que les principaux épisodes.

En 1849, à la suite d'une conférence avec le colonel Cerfberr, président du Consistoire central, le Consistoire de Metz avait fait l'acquisition de la maison occupée par la direction ainsi que du jardin y attenant, au prix de 38.000 francs.

Lorsque parut, en 1850, le décret autorisant la reconstruction de l'Ecole, tout le monde se figurait qu'on possédait un terrain assez vaste pour le nouvel édifice et l'on se borna à charger Dérobe, architecte du département de la Moselle, de rédiger des plans et devisd'après l'emplacement dont on disposait.
Dérobe présenta deux plans successifs qui furent tous les deux rejetés par le Consistoire central et l'administration des cultes comme "insuffisants, défectueux et trop onéreux". La dépense prévue était de 43.000 francs.

C'est alors que le Ministère des Cultes envoya à Metz l'architecte diocésain Boeswilwald avec mission d'établir un nouveau projet.
A peine arrivé à Metz, Boeswilwald ordonna 1a démolition d'une partie de l'ancien bâtiment qui menaçait ruine et rédigea de nouveaux plans, beaucoup plus vastes que ceux de son prédécesseur, et dans lesquels était prévu l'achat de deux nouvelles maisons (nos 51 et 53 de la rue de l'Arsenal).
Malgré la perspective d'un surcroît de dépenses, 67.000 francs au lieu de 43.000 francs, les plans de Boeswilwald furent adoptés et les travaux commencèrent au mois d'août 1852.

Mais au moment où l'on allait planter les bâtiments neufs survint une protestation dont il était difficile de ne pas tenir compte. L'évêque de Metz jugea que l'Ecole était trop proche du jardin du couvent du Sacré-Cœur et exigea un plus grand espace entre la clôture de ce jardin et la nouvelle construction. D'où perte de terrain. En même temps, on s'aperçut que l'élévation du nouveau bâtiment sur l'emplacement de l'ancien allait priver la synagogue d'une partie de sa lumière. Il fallait donc encore reculer de ce côté. De ces deux changements de position résulta pour le Consistoire de Metz la nécessité d'étendre l'emplacement dont il disposait au moyen de l'acquisition de maisons voisines, et pour l’Administration des Cultes, une augmentation de dépenses pour la démolition de ces acquisitions, car le gouvernement s'était engagé seulement à démolir et à reconstruire l'Ecole sur des terrains appartenant au Consistoire. Celui-ci, obéissant aux suggestions de l'architecte, acheta en effet, au prix de 11.000 francs, les maisons portant les n°8 55 et 57 et une partie de la maison portant le no 61 de la rue de l'Arsenal.

Cependant, ces dépenses successives commencèrent à inquiéter le Consistoire de Metz qui avait déjà donné en garantie les revenus des places de sa synagogue. Sans doute, le Consistoire central s'était engagé à rembourser ces dépenses, mais sa caisse était à peu près vide et vainement Metz réclamait des fonds. Enfin, en automne 1853, le Consistoire central se décida à adresser un appel pressant à toutes les communautés de France en faveur de l’École rabbinique, appel dont il attendait des résultats importants. Hélas, le produit de la souscription causa une grosse déception. Il donna, en tout, la misérable somme de 7.100 francs (52).

Cet échec eut pour effet de dessiller bien des yeux, Il impressionna particulièrement les membres du Consistoire central, partisans du maintien de l'Ecole à Metz, et leur fit comprendre combien il était difficile d'intéresser le judaïsme français à une institution perdue dans une lointaine communauté de province. La souscription avortée sonna en quelque sorte le glas de mort pour l'École de Metz,

inspection du grand rabbin ulmann.


Salomon Ulmann
Pourtant, en dépit de ces graves difficultés, les travaux continuèrent mais avec quelle lenteur et au milieu de quelles réclamations toujours plus pressantes du Consistoire de Metz !
On avait resserré les élèves dans la portion de l'ancien immeuble encore debout et ils s'y trouvaient fort mal.

En 1855, le grand rabbin Ulmann vint les visiter et constata dans l'établissement la présence de vingt-cinq élèves, dont dix boursiers, six internes payants et dix externes.
Le grand rabbin leur fit subir un examen et il résulte de son rapport adressé au Consistoire central que, dans leur pauvre logement, les élèves travaillaient généralement assez bien. "L'examen, écrivait-il, a eu pour objet le Talmud, l’exégèse biblique, la théologie et l'histoire des israélites.
Les épreuves ont présenté généralement un résultat satisfaisant ; les études talmudiques surtout ont gagné et plusieurs élèves se sont fait remarquer par un progrès sensible.
Le cours d'exégèse biblique, professé par M. Morhange, s'est maintenue à son niveau de l'année dernière. Il est de même pour le cours d'histoire, dirigé également par M. Morhange et comprenant l'époque entre l'avènement d'Hérode et la destruction de Béthar.
Le cours de théologie, dirigé par M. Wogue, consiste dans l'explication d'auteurs traitant des sujets de philosophie religieuse. Ce cours est fait avec autant de talent que de zèle et de conscience. Le professeur s'arrête peut-être un peu trop à des détails et se livre à des digressions qui pourraient être omises sans inconvénient, mais les élèves possèdent bien la matière...
Les professeurs sont généralement contents de leurs élèves.
Il est à remarquer que les bons élèves appartiennent presque tous à la classe des boursiers dont la plupart, ainsi qu'un petit nombre d'externes, se distinguent par un travail sérieux et une conduite exemplaire.
Les travaux de reconstruction avancent lentement et semblent encore loin de leur terme".

Pour conclure, le grand rabbin demanda des récompenses pour les élèves les plus distingués et appela l'attention du Consistoire central sur la nécessité de donner, dans un avenir très prochain, un successeur au Directeur et d'assurer une pension de retraite à ce digne fonctionnaire.

inspection de faye, recteur de l'académie de nancy.
ses projets d'avenir pour l'école rabbinique.

Peu de semaines après le grand rabbin Ulmann, le recteur Faye, de l'Académie de Nancy, vint à son tour inspecter l'Ecole. Nous avons déjà rappelé la douloureuse impression qu'elle produisit sur lui. Néanmoins Faye considéra l'Ecole comme une institution remarquable qui, une fois transformée et modernisée, serait susceptible de rendre d'éminents services à notre pays. Faye projeta en effet de faire de l'Ecole de Metz non seulement une pépinière de rabbins pour la France, mais encore de pasteurs propageant la civilisation française et servant les intérêts de notre pays dans les contrées d'Orient. Pour réaliser cette oeuvre patriotique, Faye proposa de créer à Alger une Ecole rabbinique préparatoire où de jeunes israélites orientaux, se destinant au sacerdoce, s'initieraient à notre langue et recevraient une bonne instruction générale, qu'ils compléteraient ensuite à l'Ecole de Metz. Le rapport du recteur Faye, adressé au Ministre, est fort curieux et mérite d'être reproduit : "Si maintenant on considère l'importance croissante des affaires d'Orient et l'influence qu'y exerce l'élément israélite, on est conduit à croire que l'Ecole rabbinique de Metz pourrait rendre à la France quelques nouveaux services.
Supposons, par exemple, que votre Excellence crée à Alger une école préparatoire à celle de Metz et qu'elle y fasse affluer les jeunes israélites qui se destinent au sacerdoce. Dans cette école on donnerait aux débutants une première initiation en les familiarisant avec la langue française et avec les premiers éléments d'une instruction variée. Pour cela, trois ans suffiraient. Puis, ces jeunes gens seraient transférés à Metz, où ils achèveraient en quatre ans le cycle de leurs études ; au bout d'un certain temps, nous aurions ainsi, dans toutes les parties du monde oriental, des rabbins dévoués à la France et à l'Empereur.
Si j'ose, Monsieur le Ministre, vous faire part d'une rêverie, c'est que je sais combien votre Excellence prend à coeur tous les grands intérêts qui lui sont confiés" (53).

Le projet de Faye ne fut pas du tout considéré au Ministère comme une utopie. On le mit à l'étude, en même temps que la situation générale de l'Ecole, dont on comprenait l'importance au point de vue national. Voici la note anonyme rédigée dans les bureaux du Ministère à la suite du rapport de Faye.

note pour le ministre:

M. le Recteur de l'Académie de Nancy a récemment visité l'Ecole rabbinique.
Le rapport de M. Faye signale une des fautes commises dans l'organisation de l'enseignement théologique.
Pour éviter d'aborder des difficultés sérieuses, mais que l'on peut surmonter, on a forcé les membres les plus distingués du clergé catholique à suivre les cours des Universités de Louvain et de Rome.
Pour éviter quelques réclamations peu inquiétantes de l'Episcopat, on a négligé les Facultés de théologie protestante. Strasbourg a perdu son ancienne renommée qui y attirait autrefois l'élite de l’Allemagne ; et les deux tiers de l'Eglise réformée nous viennent aujourd'hui de Genève.
Enfin, pour épargner quelque argent, on a laissé tomber l'Ecole rabbinique de Metz dans l'état déplorable où l'a trouvée M. le Recteur de Nancy.
Depuis quelques années, on reconnaît l'importance de ces questions : l'équité et les intérêts du pays exigent que l'Ecole rabbinique ait sa part dans les préoccupations du gouvernement.
On ne doit pas songer à la transférer à Paris... La situation de Metz sur une frontière, où les Juifs sont en grand nombre, lui donne des avantages exceptionnels pour devenir un centre florissant d'études israélites. L'histoire de l'ancienne prospérité universitaire de Strasbourg indique assez les développements que pourrait prendre une école rabbinique fortement constituée et l'influence qu'elle pourrait exercer à l'étranger.
Un local convenable est sans doute une condition essentielle, mais l'enseignement y aurait aussi besoin d'être fortifié. L'attitude quelque peu effarouchée des élèves en présence du Recteur de Nancy ne tenait peut-être pas uniquement au sentiment de pudeur et de honte que peut leur inspirer le délabrement de leur école ; l'enseignement réduit, dit-on, à une mnémotechnie abrutissante y est peut-être pour quelque chose... Dans la crainte de faire des érudits, on fait des ignorants, des rabbins incapables, pour la plupart, d'intervenir dans des discussions religieuses engagées presqu’exclusivement entre laïques.
Il faudrait donc ne pas se borner à hâter la construction de l'École ; il serait plus important de relever l'enseignement. C'est une question de finances...
Si l'on créait, en principe, à l'Ecole de Metz deux ou trois chaires largement rétribuées qui ne seraient accordées qu'à des hommes d'un mérite éprouvé, il se formerait inévitablement quelques candidats qui, par leurs efforts, rehausseraient de nouveau les études. Il faudrait, sans doute, des années ! Pour le peuple juif, il ne faut pas compter avec le temps, et des professeurs qui sachent concilier le respect de la tradition avec les exigences de l'érudition ne peuvent se former en un jour.
Quant à l'idée du Recteur de Nancy d'établir une école à Alger, il faut examiner cette question avec le concours du Ministre de la guerre et des affaires étrangères" (54).

Après ces hautes interventions, on pouvait s'attendre à ce qu'un avenir meilleur s'ouvrit pour l'Ecole de Metz.
Il n'en fut pourtant rien. Les projets du Recteur restèrent dans les cartons du Ministère, et la situation de l'Ecole allait de mal en pis. A partir de janvier 1856, il n'y avait plus une séance au Consistoire central qui ne fût remplie par des discussions provoquées par les doléances et les réclamations du Consistoire de Metz. Celui-ci avait pris de lourds engagements auxquels il était incapable de faire face. Menacé de poursuites judiciaires par ses créanciers, il se retournait sans cesse vers le Consistoire central pour exiger de lui le payement de la dette d'environ 60.000 francs qu'il avait contractée avec son autorisation. Mais le Consistoire central lui-même n'avait pas de fonds.

Les lignes suivantes, empruntées à un rapport présenté par Halphen, dans la séance du 29 mars 1856, donneront une idée des difficultés avec lesquelles on était aux prises : "La situation du Consistoire de Metz est des plus graves ; je ne puis malheureusement indiquer aucun moyen pour le sortir de cette position critique, car un nouvel appel aux Consistoires départementaux resterait sans doute sans résultat" (55). A cette déclaration pessimiste, Javal répondait : "Il n'y a qu'une chance de salut pour l'Ecole, c'est de la transférer à Paris", projet déjà maintes fois préconisé par la minorité du Consistoire central. "En prenant cette décision, affirmait Javal, le Consistoire central pourrait réunir une somme suffisante pour aider le Consistoire de Metz à s'acquitter des dettes qu'il a contractées et pour fonder un établissement à Paris, sans demander de nouveaux sacrifices au gouvernement".

Cependant le Consistoire central, craignant non seulement l'opposition de Metz, mais encore celle de toutes les communautés de l'Est et surtout de celles de l'Alsace, n'osa prendre aucune détermination.

la translation.

On en était encore dans cet état d'hésitation, lorsque les partisans de la translation reçurent un appui particulièrement autorisé, grâce auquel ils devaient bientôt l'emporter.
Au mois de mai 1856, le grand rabbin Ulmann, réalisant un voeu formulé par son prédécesseur, réunit dans une conférence, à Paris, les grands rabbins départementaux, dans le but "de s'éclairer réciproquement sur les besoins communs de leurs circonscriptions et d'échanger leurs idées sur les moyens les plus propres à favoriser les progrès religieux et moraux de leurs coreligionnaires" (56).

La conférence, à laquelle prirent part tous les grands rabbins, sauf celui de Metz, empêché par son grand âge, siégea du 13 au 23 mai 1856, et prit différentes mesures relatives à l'instruction religieuse et au culte, tout en réservant la question d'opportunité dans l'application de ces mesures. Dans sa séance du 23 mai, elle s'occupa de l'Ecole rabbinique, et voici les deux voeux qu'elle émit à cet égard :
  1. Que des démarches soient faites à l'effet d'obtenir en faveur de M. Mayer Lazard, directeur et professeur de l'Ecole centrale rabbinique, une pension de retraite si bien méritée par de longs services à l'établissement confié à sa direction.
  2. Que l'Ecole rabbinique soit transférée à Paris.

Ce dernier voeu émis par une Assemblée d'hommes, ayant pour la plupart fait leurs études à Metz et représentant au point de vue religieux toutes les grandes communautés françaises, mit fin aux atermoiements du Consistoire central.
Le 4 juin 1856, Halphen proposa au Consistoire central, de nommer immédiatement une Commission "pour s'occuper des moyens de transférer à Paris l'Ecole rabbinique et d'ouvrir d'urgence à cet effet une souscription". Le principe de la translation ne rencontra aucune objection, mais le Consistoire jugea qu'il convenait le consulter avant tout le Consistoire de Paris, dont le concours lui était indispensable, sur les moyens d'exécution.

délibération des deux consistoires

La réunion des deux Consistoires eut lieu, le 12 juin 1856, et fut assez agitée.
Le Consistoire de Paris avait depuis quelque temps décidé lui-même d'ouvrir une souscription pour l'édification de deux nouvelles synagogues, dont l'une devait s'élever dans le quartier de la Bastille, où la population israélite était devenue importante. Pouvait-on, dans ces conditions, adresser également un appel au public en faveur de la construction d'une Ecole rabbinique ? Les avis furent divergents. Mais Gustave Halphen, président du Consistoire de Paris, montra que le projet de construction de nouveaux temples, loin d'être un obstacle à l'édification de l'Ecole rabbinique, était au contraire susceptible d'en faciliter la réalisation. Le Consistoire de Paris, soutenait-il, espère obtenir des concessions de terrain et des subventions du Conseil municipal. Les dépendances d'un de ces édifices pourront recevoir l'Ecole rabbinique, sans qu'il soit nécessaire d'ouvrir pour celle-ci une nouvelle souscription. Mais la question ainsi envisagée ne pouvait être utilement mise en délibération qu'au mois d'octobre suivant. En attendant, tout le monde se rallia à l'idée de Gustave Halphen.

Pourtant cet accord unanime péniblement obtenu se rompit aussitôt lorsque Cerfberr parla de l'indemnité à verser au Consistoire de Metz. Les membres du Consistoire de Paris n'étaient nullement disposés à accepter la succession obérée de Metz. "Les dettes pour l'Ecole rabbinique, s'écriaient-ils, ont été contractées au nom de tous les Consistoires de France, c'est à chacun d'en prendre sa part." Or, le Consistoire central savait par expérience qu'il ne pouvait guère compter sur la province. On allait se séparer sans rien décider, lorsque Albert Cohn, qui avait été invité à assister à la séance, prit l'engagement de réunir une somme de 60.000 francs pour défrayer le Consistoire de Metz et subvenir aux frais d'établissement de l'Ecole à Paris.

nomination d'un nouveau directeur : isaac-lion trénel

Isaac-Lion Trénel
Le 4 juin 1856, Mayer Lazard, affaibli par l'âge, le travail et la maladie, donna sa démission de directeur et de professeur à l'Ecole rabbinique. Le Consistoire de Metz rendit hommage à ses longs et distingues services et pria le Consistoire central d'intervenir auprès du gouvernement afin d'obtenir pour ce fonctionnaire une pension de retraite proportionnée aux services rendus. La sympathie et le respect du Consistoire central étaient acquis au vénérable démissionnaire, mais, malgré les démarches du Consistoire, il ne put obtenir de la part de l'Administration, faute de crédits disponibles, qu'un secours renouvelable assez médiocre.
Deux candidats briguèrent la succession de Mayer Lazard. Wogue, professeur à l'Ecole, et Isaac-Lion Trénel, ancien élève de l'Ecole rabbinique, muni du diplôme de deuxième degré et exerçant les fonctions de rabbin adjoint près de la synagogue consistoriale de Paris.
Le Consistoire central donna la préférence à Trénel et le gouvernement ratifia ce choix.

Isaac-Lion Trénel, né à Metz en 1822, n'avait que trente-quatre ans lorsqu'il fut appelé à la tête de l'Ecole rabbinique. Après avoir étudié le Talmud à Marmoutiers (Bas-Rhin) près de son oncle, le rabbin Jacob Haguenauer, et à Merzig (Prusse) près de Moïse Lévy, plus connu sous le nom de Reb Moché Merzig, il était entré à l'Ecole rabbinique de Metz. Ses études terminées, il exerça le ministère sacré à Besançon, mais fut bientôt appelé à Paris en qualité de rabbin adjoint au grand rabbin Isidor et plus spécialement chargé de l'enseignement religieux dans différents lycées.

C'était un esprit cultivé, un talmudiste remarquable, un caractère plein d'élévation. Pendant toute sa direction, qui dura jusqu'en 1890, époque de sa mort, il imposa à ses élèves une discipline rigoureuse et des habitudes de travail régulier. Trénel, par la haute conscience qu'il apporta dans l'exercice de ses fonctions et l'impeccable dignité de sa vie, eût été un directeur parfait s'il avait su se montrer un peu plus paternel. Mais, malgré son tempérament un peu vif et distant, Trénel a exercé une influence des plus heureuses sur les destinées de l'Ecole et ses élèves lui gardent, pour la plupart, un souvenir plein de respect et de reconnaissance.

Comme son prédécesseur, Trénel était également professeur de Talmud. A son cours il ne prenait que rarement la parole, mais exigeait de ses élèves, aussi bien des nouveaux que des anciens, la pleine possession des textes qu'ils devaient eux-mêmes expliquer. Cette méthode imposait à tous une longue et consciencieuse préparation des cours et avait en outre l'avantage de créer de véritables moniteurs. Les élèves les plus avancés servaient de répétiteurs à leurs camarades plus jeunes et moins expérimentés et les faisaient profiter de leurs connaissances. Grâce à ce système, les études talmudiques commençaient déjà deux heures avant le cours ; le rôle du professeur consistait uniquement à éclaircir les textes particulièrement difficiles, et Trénel remplissait ce rôle avec une grande distinction.

Trénel prit possession de ses nouvelles fonctions à la rentrée de l'année scolaire 1856-1857. Quelques jours avant son arrivée à Metz, le grand rabbin Ulmann avait rendu hommage dans une lettre pastorale à l'Ecole rabbinique et à ses administrateurs. "Malheureusement, avait-il ajouté, leurs ressources ne sont pas en proportion avec leurs lumières et leur dévouement. C'est pourquoi on a songé à Paris qui est la première communauté de France sous le rapport numérique, moral et intellectuel" (57).

Malgré la situation assez tendue entre le Consistoire central et la population de Metz très attachée à son établissement, Trénel fut salué par le président du Consistoire de Metz comme "un enfant de Metz et un ancien élève de l'Ecole jouissant d'avance, à ces deux titres, de toutes les sympathies". Mais la réponse du nouveau directeur jeta sans doute un certain froid. "Je n'ai ni recherché ni brigué, s'écriait-il, cette place ; je l'ai acceptée par dévouement. Il faut en effet du dévouement pour se charger de la direction de l'Ecole dans les conditions où elle se trouve, il faut espérer que le Consistoire central ne tardera pas, dès que l'autorisation de translation sera obtenue, à prendre des mesures pour l'effectuer. L'Ecole ne pourrait sans grave préjudice pour le succès des études et la santé des élèves rester telle qu'elle est aujourd'hui ; c'est une construction inachevée entourée de démolitions" (58).

vives protestations contre la translation.

Les choses étaient cependant loin d'être aussi avancées que se l'imaginait le nouveau directeur. On ignorait encore l'opinion du gouvernement sur la question de la translation et les partisans du maintien de l'Ecole à Metz ne désespéraient pas de le gagner à leur cause en multipliant les protestations contre la décision du Consistoire central. Leur organe était l'Univers israélite, journal des principes conservateurs du judaïsme, dirigé par S. Bloch, ancien employé du Consistoire central. Bloch publia toute une série d'articles d'une violence extrême. "Le Consistoire central, écrivait-il entre autres choses, a fait dépenser au gouvernement soixante mille francs et au Consistoire de la Moselle une somme à peu près égale pour la reconstruction du séminaire messin. Et, après que ces lourds sacrifices ont été faits et que toutes les ressources de notre budget ont été épuisées, le Consistoire central s'est aperçu que Metz est une ville de frontière ; une ville militaire et industrielle, qui n'a ni grande bibliothèque, ni faculté de théologie, ni faculté de lettres. Alors, après cette belle découverte, qu'on aurait peut-être pu faire trois ans plus tôt, on, a demandé au gouvernement de transférer l'Ecole rabbinique à Paris et de jeter aux vents les cent vingt mille francs dépensés inutilement." (59). O. Terquem, en réponse à la lettre pastorale du Grand rabbin Ulmann, avait écrit à son tour : "La supériorité numérique et scientifique de Paris est incontestable ; il n'en est pas ainsi de la supériorité morale. Je crois que la communauté israélite de Metz n'a rien à redouter de la comparaison et vaut certainement celle de Paris, bien entendu toujours sous le point de vue moral. Je cite ma ville natale parce que je la connais" (60).

nouvelle intervention du recteur de nancy

Mais les arguments les plus intéressants en faveur du maintien de l'Ecole rabbinique dans l'Est de la France, ou plutôt de sa translation à Nancy, nous les trouvons dans une lettre adressée au Ministre de l'Instruction publique par Faye, Recteur de l'Académie de Nancy, qui avait déjà montré antérieurement la place qu'occupait dans ses préoccupations patriotiques l'établissement de Metz. Nous croyons devoir donner in extenso ce remarquable document.
18 janvier 1857.
Monsieur le Ministre,

Si l'Ecole rabbinique était transportée de Metz à Paris, suivant l'avis que j'en ai reçu hier, il en résulterait un dommage pour cette Académie et particulièrement pour nos facultés, car le Consistoire de Nancy, frappé de l'avantage que la présence de ces Facultés procurerait à l'Ecole rabbinique, avait conçu le projet de solliciter la translation dans notre ville.
Quoique je n'aie point de titre pour intervenir dans une affaire de ce genre, votre Excellence daignera sans doute, en faveur des intérêts dont j'ai la charge, accueillir les réflexions suivantes :
Plusieurs motifs expliquent la préférence qui primitivement fut donnée à la Lorraine pour l'établissement de l'unique Ecole rabbinique de la France. Aujourd'hui ces motifs subsistent encore, et les institutions universitaires dont le pays vient d'être doté leur donnent une force nouvelle.
Le principal se fonde sur l'importance des communautés juives dans l'est de la France. Le nombre et la concentration des israélites est en effet une condition de ferveur religieuse dont on ne saurait trouver ailleurs l'équivalent. A Paris surtout, l'élément Juif disparaît dans la masse de la population ; il semble que l'élément religieux y soit absorbé ; la communauté religieuse n'existe point d'une manière apparente, elle n'y est pas visible. Là on fera tout ce qu'on voudra, des érudits, des hébraïsants, mais non des rabbins. Si le Consistoire central méconnaît cette condition, j'ai lieu de croire que nos Consistoires secondaires et les rabbins ne partagent point son sentiment.
Un second motif est puisé dans l'intérêt général du pays. L'influence française en Europe n'aurait qu'à gagner si l'on favorisait la tendance naturelle des israélites à se réunir, non en un seul corps de nation, chose bien difficile, mais en un seul corps de doctrine, d'enseignement religieux et presque de sacerdoce ; mais la politique étrangère, qui ne s'émouvrait pas si le centre restait en Lorraine comme par le passé, s'inquiéterait de la voir à Paris. En d'autres termes, la translation du séminaire central de Metz à Nancy, près de nos Facultés, donnerait à cet établissement le relief qu'on veut lui donner à Paris et qui bien réellement lui manque à Metz, et il attirerait ici des candidats allemands sans éveiller de justes susceptibilités hors de nos frontières.
En outre, cette simple translation ferait évanouir l'argument capital qu'on oppose sans doute à la ville de Metz, à savoir la persistance du jargon hébraïco-allemand qui se conserve trop aisément dans cette dernière ville, et que les israélites éclairés voudraient éliminer progressivement.
Si des Juifs d'Allemagne nous passons à ceux de l'Orient, le choix de Paris soulève les mêmes difficultés, tandis que Nancy s'offre avec l'avantage de mettre en contact, au profit de l'influence française, deux éléments fort dissemblables, mais non pas hétérogènes, et cela sur le terrain le plus favorable. Près de nos Facultés, qu'il suffirait d'augmenter d'une chaire d'hébreu et d'une chaire d'arabe littéral, l'Ecole rabbinique aurait à Nancy une influence extérieure considérable, surtout si une succursale était fondée en Algérie, ainsi que je le proposais dans mon rapport confidentiel de novembre 1855.
En résumé, Monsieur le Ministre, le milieu israélite est considérable dans l'Est de la France, il y est visible à tous les yeux ; à Nancy particulièrement, il y est éminemment français, je dis français de moeurs et de langage, car pour le coeur, les Juifs le sont partout, même en Allemagne (61). A Paris, au contraire, ce milieu indispensable ne fait pas sentir sa présence ; là, l'esprit religieux ne saurait prendre le caractère public et officiel dont ne saurait se passer un établissement constitué comme l'est la pépinière rabbinique. Le centre universitaire qui se développe si brillamment à Nancy est bien suffisant, sauf de légères additions qui sont d'ailleurs réclamées depuis longtemps pour d'autres motifs, pour offrir à l'Ecole rabbinique tous les moyens d'instruction et tout le relief désirables. Enfin, c'est à Nancy que le contact si désiré de l'Orient et de l'Europe israélites peut se réaliser sans obstacles, par l'intermédiaire d'un enseignement religieux, enfin la combinaison que j'ose soumettre à votre Excellence répondrait au voeu des populations juives de l'Est et donnerait, en outre, aux établissements universitaires un élément d'influence extérieure dont quelque réflexion suffit, ce me semble, pour faire apprécier l'intérêt.
Le Recteur,
FAYE.

On était donc en présence de trois projets différents :

  1. Maintien de l'Ecole à Metz, projet défendu très énergiquement par le Consistoire de Metz et tout le parti conservateur.
  2. Translation de l'Ecole à Paris, projet défendu par le Consistoire central et appuyé par tous les grands rabbins, sauf celui de Metz.
  3. Translation de l'Ecole à Nancy, proposition transactionnelle du recteur Faye, organe de la Faculté de Nancy et aussi de beaucoup d'israélites lorrains.

Quel parti allait prendre le gouvernement ? Le Ministre de l'Intérieur, qui connaissait l'esprit de la jeunesse studieuse peu sympathique à l'Empire et qui se figurait que l'établissement de Metz contenait de nombreux élèves, était un instant opposé à la translation à Paris. "La trop grande agglomération des écoles à Paris, avait-il écrit, offre des inconvénients, depuis trop longtemps signalés" (62). Mais ses objections tombèrent lorsqu'il apprit qu'il s'agissait "d'un séminaire sans importance, composé au plus d'une vingtaine d'élèves, vivant dans la maison même et sous l'oeil d'un directeur et soumis à une exacte discipline" (63).

Malgré tout, les protestations de Metz, la campagne de l'Univers israélite, les démarches de quelques hommes en vue, enfin l'intervention du recteur de Nancy impressionnèrent le gouvernement. Avant de se prononcer il décida de faire une enquête près des Consistoires départementaux.

consultations des consistoires départementaux.

Nous résumons ci-dessous quelques-uns des rapports de ces différentes Assemblées, qui toutes, sauf deux, Metz et Bordeaux, se prononcèrent pour la translation à Paris.

Rapport de Marseille.
Paris offre plus de ressources, pour les études ; les élèves y trouveront plus facilement les moyens de pourvoir à leurs besoins. Ce qui distinguait Metz, c'était le grand nombre de théologiens qu'elle pouvait offrir en modèles aux jeunes rabbins ; mais depuis 1830, époque de la fondation de l'Ecole, le nombre en a bien diminué. A ce point qu'aujourd'hui, on aurait de la peine à trouver une véritable Commission rogatoire pour les études talmudiques si ce n'est en y ajoutant les professeurs eux-mêmes (Rapport rédigé par le grand rabbin D. Cahen, originaire de Metz).
Rapport de Saint-Esprit.
C'est la voix prépondérante du président du Consistoire qui emporte le vote : 3 pour, 3 contre.
Rapport d'Alger.
Le Consistoire adopte et transmet l'opinion de son grand rabbin, Michel Weil, ancien élève de l'Ecole. Celui-ci rappelle que la conférence des grands rabbins exprima un voeu unanime, motivé :
  1. par l'insuffisance de l'enseignement actuel, tant sous le rapport théologique que celui de l'instruction profane ;
  2. par la défectuosité du plan d'études et des méthodes ;
  3. par l'absence d'une direction énergique, à la hauteur des exigences actuelles de la science et de la mission si délicate et si difficile de former des pasteurs, à la fois instruits, pieux et éclairés ;
  4. par l'insuffisance des ressources scientifiques et littéraires.
L'exposant fait remarquer en outre que le choix même autrefois de Metz, comme siège de l'Ecole rabbinique à titre d'ancienne métropole du judaïsme français, en entraîne la translation, maintenant que Paris compte le quadruple de la population israélite de Metz.
Rapport de Paris.
Mêmes arguments.
Rapport de Strasbourg.
Les voeux des grands rabbins font autorité pour le Consistoire. Strasbourg demanda la création immédiate d'une Ecole rabbinique préparatoire dont le noyau existe déjà à Paris.
Rapport de Bordeaux.
Contre la translation, principalement par crainte que Paris ne devienne un obstacle au recrutement régulier de nos rabbins de campagne, qui, ayant perdu le goût d'une vie simple et modeste, ne voudront plus aller dans les petits centres d'Alsace et de Lorraine.
Bordeaux joint à son rapport une lettre particulière, signée Gradis, qui qualifie Paris de ville de désordre, de luxe et de corruption. Preuve : cent vingt élèves de l'Ecole Polytechnique viennent d'être licenciés pour sévices commis sur la personne d'un de leurs chefs. D'autre part, les désordres de l'Ecole de Droit et de Médecine sont encore présents à tous les esprits.
Rapport de Metz.
Nous persistons à croire que, sauf quelques améliorations déjà proposées et qui peuvent être réalisées ici tout aussi bien qu'à Paris, l'Ecole rabbinique remplit les conditions désirables. Elle a formé des rabbins à la hauteur de leur mission. Ville exclusivement industrielle et militaire ! disent les partisans de la translation. Notre ville n'est pas aussi dépourvue de ressources scientifiques et intellectuelles qu'on le pense. Nos élèves ont pour professeurs deux agrégés de l'Université. Metz possède une riche Bibliothèque. Pour ce qui est des études sacrées, les livres, les maîtres et les exemples ne leur font pas défaut. Les talmudistes et les hébraïsants ne sont pas à Metz plus rares qu'ailleurs. Paris est le centre des lumières !... Il s'agit pour nous d'avoir des rabbins éclairés et, pour les obtenir, il n'est pas nécessaire de recourir au brillant enseignement d'une capitale. Nos coreligionnaires étrangers pensent comme nous. Ce n'est pas à Berlin ou à Vienne qu'est établie l'Ecole rabbinique récemment fondée pour toute l'Allemagne, mais à Breslau, en Silésie, ville essentiellement industrielle et commerciale et qui n'a pas d'Université. L'Ecole rabbinique d'Italie est à Padoue. Les protestants de France ont leurs Ecoles théologiques à Strasbourg et à Montauban et non à Paris.
On objecte ensuite que l'enseignement est trop formaliste, que le plan d'études est défectueux. On peut modifier tout cela à Metz aussi bien qu'à Paris. Nous demandons plus de sévérité dans les admissions. Qu'on trace un nouveau programme, nous l'appliquerons.
On ne tient pas suffisamment compte des conditions dans lesquelles se recrutent les élèves ni de la nature et de la portée de l'enseignement littéraire qui est donnée dans les dernières années.
Les candidats viennent le plus souvent des petites localités d'Alsace et de la Lorraine, où ne se trouvent point d'établissements universitaires. Aussi le règlement actuellement en vigueur exige d'eux les connaissances littéraires qu'au lycée on demande aux élèves de troisième, c'est donc une nécessité de leur faire achever les humanités à l'Ecole. Au reste, ils y réussissent généralement si bien, qu'après environ deux ans d'études, ils ne le cèdent en rien à cet égard aux bacheliers ès lettres sortant des lycées. Nous en avons en ce moment la preuve : parmi les élèves admis en dernier lieu à passer de la Division élémentaire dans la Division supérieure, se trouvent deux bacheliers ès lettres ; l'un est le plus faible de la promotion, l'autre se tient à peine au milieu, et leur infériorité est tout aussi sensible dans les études sacrées....
On prétend qu'à Paris l'Ecole aurait à sa disposition plus de ressources intellectuelles ! Mais elle n'y trouverait pas les traditions et les habitudes qui engendrent et rendent persévérantes les vocations religieuses. Les faits parlent bien haut :
"Depuis la fondation de l'Ecole, le Consistoire de Paris n'a trouvé dans son ressort qu'un seul élève, et encore le boursier qu'il a choisi était à Metz depuis l'âge de treize ans (64) et y avait fait ses études préparatoires. Avant cette époque et depuis, chaque fois que ce même Consistoire a été appelé à nommer un boursier, il s'est vu obligé, faute de candidats dans sa circonscription, de demander au Consistoire de Metz de lui en désigner un parmi les jeunes gens faisant leurs études à Metz. Aussi la circonscription de Paris ne compte-t-elle aucun de ses enfants dans le corps rabbinique de France et d'Algérie, tandis que Metz compte en ce moment : trois élèves en cours d'études à l'Ecole ; elle a fourni en outre : deux grands rabbins ; six rabbins ; les trois directeurs qui se sont succédés à la tête de l'Ecole et le professeur d'exégèse et d'hébreu. Paris est un centre de distractions et d'affaires, les vocations risquent d'y être ébranlées. C'est une immense responsabilité que d'y placer le seul séminaire israélite de France (65)."

Le ton chaleureux du rapport de Metz et les arguments souvent convaincants y contenus devaient frapper le Ministre de l'Instruction publique d'autant plus vivement qu'il recevait en même temps de différents coins de France des lettres reprochant au Consistoire central de vouloir, au moyen de la translation de l'Ecole à Paris, exercer une pression directe et constante sur l'esprit des futurs pasteurs d'Israël et les gagner ainsi à la cause de la réforme du culte. Toujours est-il que le Consistoire central, dans le document qu'il adressa au Ministre en réponse au rapport de Metz, crut utile de se justifier contre cette dernière accusation. Le fait que ce document est signé par le grand rabbin et tous les membres du Consistoire central en montre toute l'importance.

Après avoir rappelé le voeu des grands rabbins et fait allusion à la réponse favorable à la translation donnée par la grande majorité des Consistoires départementaux, le Consistoire central ajoutait : "Quant au prétendu parti réformiste qui, depuis 1841, chercherait à saper l’Ecole..., nous pouvons d'autant plus rassurer votre Excellence sur le respect absolu, profond, que le Consistoire central professe pour les questions religieuses, auxquelles il n'est jamais entré dans sa pensée de porter la moindre atteinte que, d'une part, une pareille attaque serait en dehors de sa puissance laïque et, de l'autre, il encourage de tous ses moyens les études religieuses qui s'enseignent ici, sous son patronage, dans l'Ecole, dite de la Torah (66).
Si une considération secondaire pouvait ici trouver aussi sa place, nous ajouterions que la plupart des élèves provenant des départements de l'Est apportent avec eux un accent germanique très prononcé que le séjour de la ville de Metz ne peut atténuer et qui a besoin du frottement de la capitale pour perdre ce qu'il a de peu euphonique (67)."

la cause de metz est perdue.

En 1858, la cause de Metz était définitivement perdue. A tous les arguments en faveur de la translation de l'Ecole à Paris développés dans un rapport soumis à l'approbation du ministre Rouland, celui-ci ajouta encore de sa main cette note marginale assez étrange : "Il faut dire que le vieux judaïsme qui a son quartier général dans l'Est est quelque peu ennemi des idées sociales que nous cherchons à propager. Quant à celui de Paris, plus éclairé, mieux dévoué, il n'a donné à l'Administration que des preuves multiples d'un concours complet et intelligent (21 mars 1858)" (68).

Restait à régler la grave question des dettes contractées par le Consistoire de Metz et à trouver à Paris un local pour y loger l'Ecole rabbinique.
Nous ne rapporterons pas les longues et fastidieuses et souvent très violentes discussions soulevées au sujet des indemnités, d'ailleurs légitimement exigées par le Consistoire de Metz. Pendant plus d'une année, tout accord sembla impossible. Enfin, en désespoir de cause, les deux parties eurent la bonne idée de soumettre leur conflit à l'arbitrage d'Albert Cohn. Celui-ci rendit sa sentence en mars 1859, et le Consistoire de Metz déclara accepter pour toute indemnité, en outre des bâtiments en construction, la somme de 42.500 francs proposée par Albert Cohn.

Le Consistoire de Paris, de son côté, loua un local, rue du Parc-Royal, n° 10, pour y installer à titre provisoire l'Ecole rabbinique dont il allait bientôt assumer la gestion, aux lieu et place du Consistoire de Metz.
C'est dans ces conditions que l'impératrice Eugénie signa au Palais de Saint-Cloud, à la date du 1er juillet 1859,1e décret suivant :

décret du 1er juillet 1859, transférant à paris l'école de metz.

Napoléon, etc...
Sur le rapport de notre Ministre Secrétaire d'Etat au département de l'Instruction publique et des Cultes.
Vu, etc...
Avons décrété et décrétons ce qui suit :
Article premier. - A partir du 1er novembre 1859, l'Ecole centrale rabbinique sera transférée à Paris et prendra le nom de Séminaire israélite, sans que ce titre puisse entraîner pour l'Etat aucune obligation nouvelle.
Art. 2. - L'établissement sera administré par le Consistoire de Paris, sous la haute surveillance du Consistoire central israélite.
Art. 3. - Tous règlements concernant l'administration intérieure et les études du Séminaire israélite seront soumis à l'approbation de notre Ministre de l'Instruction publique et des Cultes.
Art. 4. - Notre Ministre Secrétaire d'Etat au département de l’Instruction publique et des Cultes est chargé de l'exécution du présent Décret.
Fait en Conseil des Ministres, au Palais de Saint-Cloud, le 1er juillet 1859 (69).

Pour l'Empereur,
et en vertu des pouvoirs qu'il nous a confiés.
Signé : EUGÉNIE.

Et c'est ainsi qu'après trente ans d'une existence souvent pénible et triste, mais généralement très honorable, l'Ecole centrale rabbinique quitta le berceau où elle avait vu le jour pour commencer dans la capitale sa nouvelle destinée.

J. BAUER

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