LA COMMUNAUTE ISRAELITE DE METZ ET SA SYNAGOGUE
(suite)
Les Juifs dans la ville de Metz vers 1850
Mais quelle était l'importance de ces Juifs dans la ville de Metz vers 1850 ? Quel était leur degré de spiritualité et leur composition socio-professionnelle à la veille de l'inauguration de la synagogue consistoriale ? Pour mesurer leurs activités, nous avons utilisé plusieurs types de documents : les mariages entre juifs de l'état-civil de Metz (1849-1851), l'État des cotisations pour la "liquidation des dettes de l'ancienne communauté juive de Metz" de 1853 avec 228 contribuables pour Metz et certains documents des archives du Consistoire israélite de la Moselle.
Au moment où la construction de la nouvelle synagogue était amorcée, la ville de Metz profitait du développement industriel du département dont elle était le chef-lieu depuis 1790. Nombre d'importants projets pour l'avenir de la ville furent engagés sous l'autorité du maire Jean-Victor Germain. Cela affecta aussi bien le développement urbain de la ville (lancement des études concernant l'adduction de l'eau à Metz, construction d'un grand abattoir sur l'île Chambière) que l'arrivée du chemin de fer et de l'extension des voies d'eau navigables. Ainsi en février 1847 fut lancée l'enquête publique pour l'établissement d'une gare (inaugurée par son successeur, Édouard Jaunez en novembre 1852) et en avril de la même année, le Conseil municipal vota les crédits pour l'étude d'une ligne nouvelle de Metz à Thionville (28). En avril 1850, une commission du conseil municipal fut chargée
d' "obtenir du gouvernement que les travaux de jonction de la Moselle avec le canal de la Marne au Rhin soient exécutés le plus tôt possible pour mettre en liaison la ville avec une grande voie navigable".
La ville de Metz qui restait une ville de propriétaires fonciers et de fonctionnaires notamment militaires comptait environ 2400 juifs (2200 en 1789, 2450 en 1831 et 2383 en 1853 soit 5% du total de la population (41000 habitants en 1815, dixième rang français, 45484 habitants en 1852, et 48000 habitants en 1870, vingtième rang) (29).
Sortie ruinée de la Révolution et de l'Empire, l'élite dynamique de la communauté imprégnée par les idéaux de la "Régénération" prit en main le dossier de l'instruction en créant et en subventionnant des écoles israélites avec un enseignement en français dispensé par des instituteurs brevetés. Il existait ainsi à Metz en 1851, trois écoles élémentaires israélites totalisant 316 élèves dont 202 de familles pauvres recevaient l'instruction gratuitement. En outre une vingtaine de jeunes fréquentait le lycée de la ville et une trentaine diverses écoles privées. Mais du fait de l'échec d'une tentative de création d'une école secondaire juive, les études talmudiques furent reléguées au Séminaire rabbinique et le devoir des études sacrées primordial pour la tradition religieuse, fut compris comme s'appliquant aux études profanes. Le Consistoire avait également fondé la "Société d'encouragement pour les arts et métiers parmi les israélites de Metz" (1824), pour attirer vers les métiers manuels, les enfants de familles pauvres. Tous ces efforts avaient pour but d'aboutir à une diversification des professions exercées par les juifs de Metz. Il ne nous semble pas, cependant, que la part des professions traditionnelles exercée par les Juifs de Metz (revendeurs, colporteurs, brocanteurs, marchands) soit devenue très minoritaire au milieu du 19ème siècle.
En effet, l'analyse des 36 mariages de couples juifs entre la fin novembre 1849 et décembre 1851 nous a permis de dégager plusieurs pistes de réflexions :
- la première est que la plus grande partie de la population juive messine vit encore dans le quartier de la rue de l'Arsenal (essentiellement rue de l'Arsenal, rue des Jardins, rue Saint-Ferroy, rue des Rochers, quai Saint-Pierre, rue Vincentrue, rue Saint-Georges, rue du Pontiffroy) ;
- la seconde montre encore l'importance des professions commerciales traditionnelles et de petits métiers avec huit bouchers, quatre revendeurs, quatre marchands colporteurs, trois brocanteurs, trois marchands fripiers, trois marchands de chevaux, deux "laitiers" (Daniel Kronenberg et Samuel Créhange), deux journaliers, deux marchands de bestiaux, un commissionnaire, un employé, un marchand mercier et un marchand de passementerie (30) ;
- la troisième montre la diversification des professions des juifs de Metz vers les métiers manuels et les professions libérales puisque l'on relève la présence de quatre cordonniers, trois relieurs, trois bijoutiers, deux boulangers, deux selliers, deux libraires, un ébéniste, un gantier, un imprimeur, un menuisier (Moïse Kauffmann), un graveur, un pédicure, un tailleur d'habits, un inspecteur des boucheries (Goudchaux Strasbourg), un professeur de langues, un instituteur municipal, un gérant de l'Indépendant de la Moselle (Gerson Lévy), un drapier, un numismate (Moïse Ruben Bing) et un artiste dramatique (Eugène Goudchaux) (31) ;
- la quatrième met en évidence le travail féminin avec trois femmes exerçant le métier de couturière, trois autres celui de cuisinière, une celui de femme de chambre, une autre celui de garde malade, une celui de lingère, une autre aussi celui de cabaretière et enfin une dernière celui de marchande (32) ;
- la cinquième exprime la présence des métiers proches ou liés directement au culte avec un rabbin, trois chantres, un sacrificateur, veuf d'Esther Lambert qui est le fils du grand rabbin Aron Worms de Metz qui épouse en seconde noces Madelaine Fribourg, veuve d'un boucher de Boulay (33).
Page de garde d'un
Rituel de prières journalières édité par Gerson Lévy
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On peut donc affirmer qu'à l'image du quart de la société messine en 1848-1849 qui était dans une situation d'indigence, la pauvreté ne paraît pas avoir reculé de façon absolument significative dans certains foyers juifs.
A côté de la masse des juifs de Metz attachée aux valeurs traditionnelles vivant encore pour certains en relation avec les ruraux, pour d'autres dans la société urbaine autour des métiers de l'artisanat et des professions libérales, une minorité où dominaient des notables de la communauté bien intégrée, semble t-il, dans la vie locale et régionale par leur dynamisme et leur sens des responsabilités allait pour les uns participer à la vie politique et socio-économique de la ville et s'engager pour certains dans les structures consistoriales du département ou communautaires de la ville.
C'est le cas par exemple de Gerson Lévy (Metz 21.2.1784 - 11.12.1864) libraire, homme de lettres, président de la Société d'émulation de Metz en 1804 et un des membres fondateurs avec notamment ses amis Munier et Macherey de la Société des amis des lettres, des sciences et des arts qui devint plus tard l'Académie de Metz dont il fut membre honoraire. Il coopéra à cette société en fournissant des travaux sur les matières les plus diverses comme la grammaire, la linguistique savante, la géographie ancienne et comparée, l'histoire et l'archéologie, la statistique et l'économie. Il fut aussi gérant du journal politique l'Indépendant de la Moselle depuis sa fondation en 1830 jusqu'à 1855 et fit insérer périodiquement dans le journal Archives israélites de France de nombreux articles sur l'état du judaïsme au 19ème siècle (34). Au niveau communautaire, il créa en faveur des israélites indigents des associations. Il fonda encore à Metz avec quelques autres pères de famille en faveur des enfants juifs, une école primaire suivant le mode d'enseignement mutuel de l'époque qui compta une centaine d'enfants qu'il encouragea à entrer en apprentissage d'arts ou de métiers. Il demeura enfin pendant trente ans attaché à l'École rabbinique de Metz, d'abord comme professeur de belles-lettres ensuite comme administrateur.
Quant à Isaïe Schwabe, l'un des anciens adjoints de Jean- Victor Germain, il allait même devenir maire provisoire de Metz entre le 19 septembre 1849 et le 19 janvier 1850. Il appartenait à cette bourgeoisie industrielle naissante qui en 1849 possédait des établissements industriels ou des gros ateliers dans les soieries, la draperie, l'imprimerie, les serrures, etc. Il possédait une filature de laine, au Pontiffroy au 22, en Vincentrue et avait été primé à plusieurs reprises aux expositions du département de la Moselle (1825, 1828, 1833 et 1846) pour ses produits en molletons et flanelles.Ce dynamique industriel était aussi un politique confirmé car il siégera sans discontinuer au conseil municipal de Metz de 1837 à 1860. L'un de ses parents était l'un des banquiers les plus connus de la ville (avec des guichets situés 15, quai Saint-Pierre) et avait fait partie du conseil municipal.
De plus cette famille joua un rôle de premier plan au service de la communauté israélite. Le parent d'Isaïe Schwabe n'avait-il pas obtenu sous la municipalité Bompard, en 1832, que l'hospice israélite de Metz soit reconnu comme établissement public pour pouvoir bénéficier des concours financiers ? Isaïe Schwabe, comme membre du consistoire israélite aux côtés notamment de Louis Aron Caen, le président et d'Auguste Dupont, le père du maître de forges d'Ars-sur-Moselle, Mayer Dupont ne faisait-il pas de gros efforts pour la reconstruction de la synagogue consistoriale (35) ?
Les travaux de construction de la nouvelle synagogue consistoriale touchaient à leur fin. Le jour de l'inauguration fut fixé au vendredi 30 août 1850 quelques jours après la visite à Metz les 25 et 26 août du prince-président.
L'inauguration de la nouvelle synagogue
Extraits de la cérémonie de la pose de la première pierre de la nouvelle synagogue de Metz le 20 septembre 1848
(ADM, Procès-verbaux du consistoire de la Moselle). |
Nous possédons diverses sources qui relatent la cérémonie d'inauguration de la nouvelle synagogue : une brochure imprimée à Metz et des journaux d'époque
(36).
Nous nous proposons de développer les extraits principaux de ces différentes sources et de réfléchir à la suite de chacun des documents sur la façon dont est présenté cet événement et d'en dresser un bilan.
Voilà d'abord des extraits de la cérémonie d'inauguration du vendredi 30 août 1850 tirés de la brochure parue à l'Imprimerie messine de J. Mayer Samuel :
..."Cette solennité a eu lieu avec une pompe inusitée et au milieu d'une affluence qui n'était pas moins de 25000 personnes de tous les cultes et de tous les rangs (chiffre tout à fait exagéré). L'intérieur de la synagogue était d'un aspect imposant : 400 becs de gaz projetaient une lumière éclatante qui reflétait sous diverses nuances les vitraux peints des croisés du fond ; de riches ornements suspendus devant l'Arche sainte, un grand candélabre rappelant celui de l'antique Temple de Jérusalem ; le costume sacerdotal des officiants et des choristes ; enfin l'immense vaisseau de la salle avec ses galeries et son ornementation grandiose, produisaient un effet magique sur tous les assistants. La musique du 3e Régiment du génie était placée dans une des galeries supérieures en face du Tabernacle. L'officiant et les choeurs se tenaient sur les grandes tribunes au milieu de la nef ; près d'eux un orchestre d'accompagnement composé des artistes. A midi et demie sont arrivés au Temple escortés par un piquet d'honneur de la garde nationale, tambours en tête et conduits par les membres du Consistoire : Le Préfet Saint Marsault et les conseillers de la Préfecture, le Général commandant la 3e division militaire, le Général commandant la garde nationale, les officiers supérieurs en garnison à Metz, le Maire de la ville (Edouard Jaunez depuis le 2 juin 1850) et ses adjoints, les membres du Conseil Général, le Procureur général, les Présidents et juges du Tribunal civil et du Tribunal de Commerce, le Pasteur protestant, l'architecte de la synagogue, le Directeur de la Banque de France, le Proviseur de Lycée qui furent conduits sur des sièges réservés à gauche et à droite du Sanctuaire. La Garde nationale formait la haie dans l'intérieur du Temple. On était dans l'attente, un
silence religieux régnait dans l'enceinte sacrée. Lorsqu'on entendit les tambours de la troupe de ligne battre aux champs; c'était le cortège qui paraissait à la porte de communication de l'école rabbinique, s'avançant vers le perron du Temple. Les rabbins, directeurs et professeurs de l'école rabbinique et des délégués des différentes confréries religieuses portant les rouleaux de la Loi richement ornés, suivis de douze jeunes garçons portant des bannières dont l'une avec l'inscription "Religion et patrie" les précédait, conduite par le rabbin de Dijon, les vingt Israélites les plus âgés de la communauté et tous les élèves de l'école rabbinique. Les grands rabbins du consistoire central et de Metz, précédés des officiants et du chœur se dirigent vers le vestibule du Temple, reçoivent chacun un rouleau de la Loi et se mettent en tête du cortège. Les fanfares annoncent l'entrée du cortège, la garde nationale présente les armes, les tambours battent aux champs. Tous les assistants debout saluent les rouleaux de la Loi qui sont transportés jusque devant le Tabernacle au son d'une musique mélodieuse. Les choeurs entonnent la prière de Ma Tovou. Après la rentrée des rouleaux de la Loi dans l'Arche sainte, le grand rabbin du Consistoire central, Marchand Ennery prononça un sermon d'inauguration insistant sur les illustres maîtres et sur la transmission de la tradition. Il fut suivi, après qu'un chant de circonstance eut retenti dans le temple, par celui de Mayer Lambert, grand rabbin de Metz qui acheva son exposé inspiré des Psaumes (127:1 : "Si le Seigneur ne construit le Temple, les efforts des maçons restent stériles") par la bénédiction sacerdotale. Un nouveau roulement de tambour annonce l'ouverture des portes de l'Arche sainte, la garde nationale porte les armes et le grand rabbin de Metz se place devant l'Arche sainte et récite la prière pour la République".
Ce premier extrait appartient au genre descriptif d'une commémoration officielle qui met l'accent sur l'éclat de la cérémonie, sur la présence importante des autorités civiles, militaires et religieuses, marque d'une reconnaissance du culte juif. Le rôle de la synagogue n'est plus simplement interne à la communauté juive ; elle devient le lieu central de relations redéfinies entre la communauté et la société environnante. Deux autres thèmes ressortent également de cette brochure imprimée : celui d'abord d'une volonté de parité avec les autres cultes : culte catholique majoritaire symbolisé par la cathédrale Saint-Étienne et culte protestant avec notamment le Temple de Metz, ancienne église des Trinitaires, rue des Trinitaires; celui ensuite de l'intégration dans la fidélité à la France. Ce n'est pas pour rien que la brochure insiste sur les bannières portées par les enfants où figure la phrase "religion et patrie" et qu'elle mentionne la prière du grand rabbin pour la République.
Voici ensuite le petit compte rendu de la cérémonie de l'inauguration de la nouvelle synagogue de Metz, extrait du journal le Courrier de la Moselle (37) :
"L'inauguration de la nouvelle synagogue consistoriale de Metz a eu lieu vendredi dans l'après-midi, en présence d'une affluence considérable de public appartenant à toutes les sectes chrétiennes. On aurait dit que les diverses religions avaient voulu se donner là rendez-vous pour rendre hommage à leur aïeule, la vieille religion de Moïse.
Plusieurs de nos artistes ont prêté leur concours à cette solennité. Parmi les morceaux exécutés, on cite la Prière de Moïse de Rossini ; un Domine salvum fac rempublicam de M. Desvignes, un Alleluia, etc.
Quelles douces réflexions ne fait pas naître cette bienveillance mutuelle qui réunit les citoyens des différents cultes pour célébrer l'inauguration d'une oeuvre d'art ! et combien nous devons bénir nos pères, les philosophes-révolutionnaires qui, en moins d'un siècle, sont parvenus à faire régner l'égalité et la fraternité parmi les hommes qui se détestaient jadis, quoique enfants d'une même patrie !".
Ce compte rendu de ce correspondant est donc extrait du Courrier de la Moselle, journal du parti républicain dirigé par M. F. Blanc défenseur des principes de 1789 et antireligieux. Il s'inscrit dans le contexte des bienfaits des philosophes des Lumières qui visent à soustraire l'individu au joug de la religion quelle qu'elle soit (emploi des mots "sectes chrétiennes" venues rendre hommage à "la vieille religion de Moïse"). Son regard sur l'inauguration de l'édifice religieux est du type idéologique car la cérémonie fraternelle est pour lui la preuve des bienfaits des principes de tolérance d'un Montesquieu ou d'un Rousseau à l'égard des Juifs, que la Révolution a réalisés avec l'égalité et la fraternité autour de citoyens de cultes différents réunis autour des valeurs de la République.
Voici enfin le compte rendu que nous fait le chroniqueur du journal, l'Indépendant de la Moselle, de la cérémonie d'inauguration de la synagogue consistoriale de Metz du vendredi 30 août 1850 (38) :
"Ce fut en 1848, à la fatale époque où tous les travaux étaient suspendus, les ouvriers condamnés à un chômage forcé, toutes les affaires paralysées, que le Consistoire israélite de Metz eut l'heureuse idée de stimuler l'activité de la classe des travailleurs en mettant à exécution le projet, depuis longtemps arrêté, de l'érection d'un vaste temple à l'usage du culte israélite. C'est aujourd'hui 30 août qu'a eu lieu la cérémonie de la consécration de ce temple, construit avec les offrandes dues à la piété des fidèles et avec les subventions de la ville et du gouvernement.
Le nouveau bâtiment est grand, étiré, entouré de deux rangs de tribunes, surmonté d'un plafond à compartiments, et terminé, à l'extrémité opposée à la porte d'entrée, par une voûte sculptée sous laquelle est le Tabernacle, qui est caché par une magnifique draperie de velours cramoisi, brodée en dessins d'or, renfermant en lettres d'or aussi les commandements de Dieu. Les fenêtres de ce sanctuaire sont fermées par des vitraux peints, d'un assez joli effet. Quoique la cérémonie eût lieu à une heure, tous les lustres étaient allumés ainsi que le candélabre symbolique à neuf branches placé en face du Tabernacle. La synagogue était déjà remplie, lorsque les autorités ont été introduites. M. le Préfet accompagné du conseil de préfecture, de M. le Maire et de MM. les Adjoints, M. le général Randon. M. le général de Tournemine, M. le général de l'École d'application, M. le procureur-général, un grand nombre d'officiers, de magistrats, d'habitants notables ont été conduits aux places qui leur étaient destinées : le conseil général a suspendu ses séances pour s'y rendre également. Les dames n'avaient pas été oubliées; leur coeur comprend toutes les piétés sévères. Au premier rang des assistantes chrétiennes était la comtesse de Saint-Marsault avec mesdemoiselles ses filles et Madame de Gérando. A l'heure précise, un cortège précédé des Rouleaux de la Loi appartenant aux diverses sociétés, et entourés de riches ornements, est arrivé à l'entrée du vestibule, où l'attendaient le choeur, l'officiant et le Chef en tête ainsi qu'un grand nombre de jeunes filles vêtues de blanc et portant une corbeille de fleurs, dont elles encensaient les livres sacrés. Aussitôt une musique retentissante a fait entendre des fanfares, les troupes ont présenté les armes, les tambours battus aux champs : l'émotion des Israélites, fiers de leur Temple, heureux de s'y trouver réunis et forts de leur foi était visible et profonde ; ce moment a été solennel. Des psaumes de David, chantés en accompagnement avec le rythme oriental et leur expression hébraïque, étonnaient des oreilles accoutumées à la psalmodie latine. Cette mélancolie est très belle, très accentuée, très religieuse. La marche des personnes qui portaient les Livres de Moïse était dirigée par M. le Grand Rabbin du Consistoire central, M. le Grand Rabbin de Metz, et M. le rabbin de Dijon. On remarquait l'empressement avec lequel les Israélites qui étaient à portée touchaient les riches couvertures des livres sacrés et portaient ensuite leurs doigts à leur bouche. Le respect des choses saintes est une vertu, avant même d'être le premier devoir de la conscience.
M. le Grand Rabbin du Consistoire central venu exprès de Paris et M. le Grand Rabbin de Metz ont prononcé des discours pour célébrer cette fête de leur culte. Nous regrettons que l'éloignement où nous nous trouvions et la faiblesse de la voix des orateurs, nous aient empêché d'entendre leurs paroles. Nous avons cru comprendre que M. le Grand Rabbin de Metz a fait en finissant un appel à la conciliation de tous les honnêtes gens et l'éloge de M. le Préfet de la Moselle. Un grand nombre de chants religieux ont été parfaitement exécutés et la cérémonie a été terminée par la bénédiction.
Nous nous pressons de ne pas ajourner ce compte rendu d'une cérémonie aussi nouvelle que nous ne pouvons juger que comme spectateur. Elle a été fort belle, bien ordonnée, imposante quelquefois, sans avoir cependant le caractère saisissant et magnifique de nos offices. La mode orientale d'avoir la tête couverte, même en présence de Dieu, choque bien trop nos idées pour que nous ayons pu nous y accoutumer, la curiosité, peut-être, était trop grande pour laisser à ces pratiques respectables pour nous au moins par leur antiquité, la gravité qu'elles doivent avoir et inspirer. La présence des chefs arabes, qui sont encore dans notre ville, et leur profonde attention à tout ce qu'ils voyaient, ont été remarqués.
Après la cérémonie, M. le Président du Consistoire a donné un grand dîner, auquel assistaient M. le Préfet, M. le Maire, l'architecte du Temple, plusieurs membres de l'Académie nationale qui par leurs conseils ont pris une part active dans la conduite des travaux du temple et les Israélites les plus notables.
Cette journée laissera un grand souvenir et sera une date remarquable dans les annales de nos concitoyens; nous les en félicitons".
Cette chronique du journal conservateur défendant les idées libérales, l'Indépendant de la Moselle reflète le regard psychologique d'un témoin très sensible à l'esthétique de la synagogue, très observateur du déroulement de la cérémonie. Elle témoigne du regard de l'autre qui est capable de comprendre et de mesurer l'émotion et la fierté des juifs réunis en un si grand nombre de personnes dans leur synagogue. Il est aussi sensible à la qualité liturgique des Psaumes de la cérémonie (L'article de S. Cahen, le rédacteur en chef des Archives israélites consacré à l'inauguration de la synagogue insiste d'ailleurs sur la partie liturgique : "Les paroles chantées et la musique étaient également bien choisies. Parmi les compositeurs dont on a exécuté la musique, nous avons remarqué Méhul, Rossini, MM. Desvignes, Sultzer, Helmann et Naumbourg. M. Morhange, professeur à l'école rabbinique, a composé l'hébreu des cantiques et hymnes, sur la musique. Parmi ses compositions, nous avons remarqué la troisième Gloire à Dieu et la quatrième Bénédiction, chantée sur l'air de la Prière de Moïse") (39). Cette ouverture vers autrui a deux principales limites :
- la tête couverte des fidèles, interprété comme une mode orientale le choque,
- la qualité de l'office n'a pas le côté saisissant des cérémonies catholiques.
Ces trois témoignages montrent toutefois que la synagogue existe non seulement pour le juif qui la fréquente, mais aussi pour les passants de la rue : elle semble s'insérer dans la cité et son inauguration est un moment fort où se mêlent l'attachement aux fonctions traditionnelles du lieu de culte et les exigences modernes (40).