Metz constitue pour l'histoire des juifs en diaspora un "poste d'observation privilégié", d'où l'on peut suivre toutes les péripéties du dernier millénaire. Deux communautés s'y succèdent, mais séparées par trois siècles et demi (du 13ème au milieu du 16ème siècle) de proscription. La première communauté issue de la tolérance assez générale à l'époque carolingienne s'est formée en Jurue (quartier auquel elle a laissé son nom) et a compté au 10ème siècle un des rabbins les plus illustres de tous les temps, Gerson ben Juda surnommé "la lumière de l'exil" (Meor Hagola) qui rassembla autour de lui à Mayence de nombreux disciples venus de toute l'Europe (1). La seconde est consécutive à la réunion de la ville de Metz à la France et à la création de la plus forte garnison du royaume.
En effet, dans la seconde moitié du 16ème siècle, on assiste à la réimplantation très minoritaire de juifs à Metz après une longue absence de plus de trois siècles. Ce retour s'explique par l'installation à Metz, en 1552, de l'autorité du roi de France Henri II qui porte un coup fatal à l'autorité des parraiges. Le manque d'argent pour payer les soldats et approvisionner l'armée rend indispensable le recours aux juifs. Les privilèges de ces juifs - autorisation de résider dans la ville moyennant un droit d'entrée et une redevance annuelle, obligation de vivre dans des habitations retirées et d'assister chaque mois à un sermon de l'église - sont confirmés par des lettres patentes de Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, lors des visites qu'ils effectuent à Metz en 1603, 1632, et 1657. Parallèlement la population juive de la ville augmente régulièrement : 120 juifs en 1603 ; 363 en 1635 pour une commune de 19 489 habitants ; 1 080 en 1698, 1900 en 1717 pour une population messine de 24 616 habitants ; 562 familles réunissant 2 213 personnes en 1739 ; et 440 ménages soit plus de 2 000 âmes, concentrées rue de l'Arsenal sur la paroisse de Saint-Ferroy à la veille de la Révolution dans une ville comptabilisant 36 661 habitants sans les militaires (2).
Dans ce contexte avec la constitution d'une communauté des juifs de Metz en 1595, la présence d'un lieu de culte devint une nécessité. C'est ainsi que la première synagogue remonterait à 1618-1619, établie dans un bâtiment ancien ayant appartenu aux Grands Carmes à l'emplacement de la synagogue actuelle (3). Elle fut agrandie en 1690. Une deuxième synagogue fut édifiée à côté en 1716 avec une école talmudique dirigée par des rabbins célèbres comme Jacob Reicher, ancien rabbin de Worms, de 1713 à 1733 ou Josué Falk, ancien rabbin de Lemberg et de Berlin de 1734 à 1740.
Dans les premières années du 19ème siècle, la population juive de Metz connut un accroissement notable. Les synagogues existantes devenaient trop petites et l'ancienne synagogue se dégradait. La construction d'une nouvelle synagogue semblait nécessaire.
Au 19ème siècle, il existait environ 310 communautés juives en France. Au cours de cette période environ 250 synagogues furent construites dans l'hexagone (4).
Il est vrai qu'avec la Révolution et l'Empire, les conditions du culte avaient changé d'une façon radicale. Certes la Terreur allait marquer un recul de l'histoire. En effet, avec l'arrivée des Montagnards au pouvoir en septembre 1793, la pratique des cultes fut menacée. La cathédrale de Metz fut transformée en temple de la Raison (décembre 1793). Les deux synagogues de Metz furent fermées et confisquées. En novembre 1794, les administrateurs du département décidèrent de transformer la synagogue principale en parc à bestiaux. Après la fin de la Terreur, la Convention permit par la loi du 30 mai 1795 le libre usage des édifices du culte non aliénés. Le 20 juin 1795, la communauté juive de Metz se vit restituer ses synagogues et ses objets du culte confisqués. Les juifs de Metz purent reprendre la célébration des offices dans les synagogues (5).
Mais comme le souligne Pierre-André Meyer, "La Révolution décréta la liberté des cultes, l'Empire la codifia par le décret du 17 mars 1808" (6). L'ouverture d'une synagogue était soumise à l'autorisation du ministre de l'Intérieur et des Cultes, auquel le préfet transmettait la demande de la communauté. Les consistoires départementaux et le consistoire central étaient consultés sur l'opportunité de la demande. L'avis du maire de la localité était également requis. Les conséquences de ces nouvelles dispositions furent des plus importantes : à partir de la Restauration s'amorça en Lorraine un grand mouvement de construction de synagogues qui se prolongea jusqu'à la fin du 19ème siècle.
C'est, en effet, au cours de cette période que furent édifiées les quelque quatre-vingts synagogues que comptait la Lorraine et qui devaient être pour la plupart utilisées jusqu'en 1939. Cet énorme chantier répondait à l'essor démographique qui caractérisait les communautés juives de Moselle jusqu'au Second Empire. Il est vrai que la population juive dans le département de la Moselle passa de 6506 individus en 1808 à 8081 en 1841 et baissa par la suite pour atteindre 7994 personnes en 1853 et 7337 personnes en 1866 soit la deuxième communauté religieuse du département, loin derrière les 430000 catholiques mais devant les 5172 protestants (7). En 1853, les principales communautés juives de Moselle étaient Metz avec 2383 individus devançant Sarreguemines, 368 âmes, Boulay, 330 personnes, Puttelange (329) et Hellimer 303 individus (8). Tout au long de cette période, la principale préoccupation des communautés fut de rassembler des fonds pour réaliser ces synagogues.
Jusqu'au Second Empire, les communautés ne purent compter que sur elles-mêmes car la participation de l'État et des municipalités à la construction et à l'entretien des édifices religieux était liée à l'engagement par les communautés d'un ministre du culte payé par l'Etat, c'est-à-dire celles qui avaient au moins deux cents individus (ordonnance du 6 août 1831). Les petites communautés furent donc obligées de trouver des fonds par leurs propres moyens : souscriptions, location ou vente des places de la synagogue, emprunts, etc. En dépit du manque d'aide de l'État et des municipalités, de nombreux édifices religieux furent bâtis sous la Monarchie de Juillet, comme ceux de Sarrebourg et de Forbach.
Avec le Second Empire, l'État accorda une aide financière considérable pour l'érection et la restauration des synagogues. Les municipalités firent aussi un effort non négligeable pour aider les communautés en accordant des aides financières pour la construction et la restauration des synagogues. Ainsi aux anciens oratoires souvent relégués dans des ruelles écartées, au loin des regards de la rue, succédèrent de belles synagogues, orgueil des communautés et même des municipalités qui furent à égalité avec l'église et le temple protestant. La synagogue "devient en fait le symbole d'une intégration réussie des juifs dans la cité" (9). Si dans les villages, les synagogues ne furent que des bâtiments modestes, d'autres constituèrent de véritables temples traduisant une insertion du judaïsme dans le paysage lorrain avec la synagogue de style néo-roman en pierre de taille de Boulay (1854) ou la synagogue de style "romano-byzantin" de Sarreguemines mise en fonction en 1862.
Dans ce contexte, se posait la question de la construction de la nouvelle synagogue consistoriale de Metz et de son financement.
"Metz possédait rue de l'Arsenal une des synagogues les plus vénérables de France", a pu écrire D. Jarrassé (10). Il s'agissait en réalité d'un ensemble synagogual comprenant deux synagogues, école, bain rituel dont la disposition nous est connue grâce aux dessins de l'artiste Migette (1802-1882) juste avant leur démolition en 1847 (11). En effet, la grande synagogue appelée l'ancienne ou alte Schule comptait 191 places pour les hommes, séparée par une cour d'une autre synagogue dite la nouvelle ou neue Schule avec 263 places auxquelles il y avait lieu d'ajouter 360 places pour les femmes réparties entre les deux synagogues. Ces bâtiments, pôles de la vie juive où s'exprimaient la cohésion du groupe et son attachement à sa religion ne correspondaient plus à l'image d'un judaïsme français émancipé et intégré, d'autant plus que le Séminaire rabbinique national, plus connu sous la dénomination d'École centrale rabbinique, était alors installé à Metz depuis 1829 avec un oratoire de trente places.
Il est vrai qu'à cette époque, Metz était la seule ville française qui pouvait se targuer d'un riche passé en matière d'études talmudiques. Cette école rabbinique n'était-elle pas la continuatrice de l'ancienne et célèbre yechivah (centre supérieur d'études talmudiques) de Metz fondée par donation du syndic Abraham Schwabe et d'autres fondations dont celle du syndic Moïse Blien avec une tradition bien établie d'études rabbiniques et de maîtres formés avant la Révolution française ? La cité de Verlaine n'était-elle pas appelée Ha-maqom, le Lieu (de la résidence divine) ? Comme cité de la Torah n'a t-elle pas fait appel à de célèbres rabbins comme Jonathan Eibeschutz, originaire de Moravie, un des plus grands orateurs et talmudistes de son époque qui prit possession de son poste en 1742 après approbation de sa nomination par le maréchal de Belle-Isle, gouverneur de Metz et qui, avant de quitter Metz pour Altona en 1750 contribua à la rédaction d'un recueil en langue française des us et coutumes des Juifs de Metz, destiné au parlement de la ville ? Arié Loeb dit le "Cha'agath Arié" (le rugissement du lion) d'après le titre de son célèbre ouvrage, né en 1695 en Lituanie, venu de Francfort à Metz en 1766 comme successeur de Samuel Hellmann pour y mourir en 1785 fut aussi parmi l'un des plus célèbres rabbins de son temps. C'est lui qui composa la prière récitée à la synagogue pour obtenir le rétablissement de la santé de Louis XV, ainsi que celle récitée pour le repos de son âme (12).
Les études de l'École centrale rabbinique, quant à elles, duraient cinq ans et se divisaient en deux : études sacrées et études profanes. Les différents directeurs de l'École centrale rabbinique furent successivement les grands rabbins Lion Mayer Lambert (1829-1838), Mayer Lazard (1839-1856) et Isaac Trénel (1856-1859). La première promotion des élèves comprenait des rabbins brillants comme Salomon Ullmann, qui allait devenir grand rabbin du Consistoire central (1853-1865) ainsi que son condisciple et successeur à ce poste Lazar Isidor, né à Lixheim en 1813 et grand rabbin du consistoire central entre 1866 et 1888. Le plus illustre des élèves rabbins de cet École fut Zadoc Kahn qui, admis en 1856, suivit son transfert vers Paris en 1859. Il n'avait que trente ans lorsqu'il fut nommé grand rabbin de Paris en 1869 puis plus tard grand rabbin de France de 1889 à 1905. Il fut un érudit qui marqua profondément son temps avec la fondation de la Société des études juives en 1879 et de la Revue des études juives et la constitution d'une équipe chargée de la traduction de la Bible plus connue sous le nom de Bible du Rabbinat français. Il fut encore un rabbin engagé pour la réhabilitation du capitaine Dreyfus et pour la cause de l'Alliance israélite universelle et des implantations juives en Palestine.
Toujours est-il qu'à Metz, les locaux étaient si vétustes que, dès 1842, la grande synagogue avait dû être fermée par l'autorité municipale. Il est vrai qu' un rapport du mois d'août 1842 au nom de "la commission chargée de proposer un plan de reconstruction pour le Temple israélite de Metz" insistait sur le fait que la synagogue était dans
Débutèrent alors pendant plusieurs années des négociations pour l'achat de terrains complémentaires et l'obtention de subventions de la ville de Metz et de l'État. La question du financement du nouvel édifice fut longuement débattue : le consistoire de la Moselle, dont le Président était Louis Aron Caen et les membres Isaïe Schwabe, Auguste Dupont, David Lippmann et Louis Morhange, était hostile à la vente des places qui entraînait des problèmes de propriété et préférait adhérer au système des souscriptions et d'emprunts qui permettait à la commission administrative de gérer l'édifice dont les places étaient louées. Les étapes longues et ardues entre communauté et autorités et entre les coreligionnaires favorables à l'une ou l'autre façon de financer les travaux durèrent de 1843 à 1849. Il fallut donc obtenir une déclaration d'utilité publique, procéder à une expropriation (la maison Brisac fut achetée 4000 francs et la maison Charleville 16000 francs), et rembourser plus de 30000 francs aux propriétaires des places à la synagogue qui étaient de véritables biens transmissibles par hérédité ou par contrat (15). Toujours est-il que la ville de Metz vota un crédit de 36000 francs pour aider à la construction, que par ordonnance d'octobre 1847, le Consistoire israélite de Metz fut autorisé à contracter un emprunt de 75000 francs et que le ministère des Cultes apporta une subvention de 20000 francs payable en 5 annuités de 4000 francs à partir de l'année 1847 (16). Les ornements furent offerts par les confréries, les sociétés de jeunes gens et de jeunes filles (le rideau d'arche sainte ou paro'heth en velours brodé fut offert par les dames de la communauté de Metz lors de l'inauguration de la nouvelle synagogue) et de nombreux dons de particuliers complétèrent le budget nécessaire à la construction de la nouvelle synagogue.
C'est aussi à propos de la construction de la nouvelle synagogue qu'eut lieu un débat sur le style à adopter pour cet édifice religieux.
Les premières synagogues offrant quelques traits empruntés à l'Orient apparaissent en Allemagne vers 1830 dans de petites communes comme Ingenheim et dans de grandes villes comme Dresde dont la construction avait été autorisée par le roi de Saxe en 1837 et qui avait été conçue par Gottfried Semper qui s'inspira d'exemples du passé : façade de style roman, éléments mauresques à l'intérieur, disposition des sièges, emplacement de la Torah et de la galerie réservée aux femmes s'inscrivant dans la tradition juive. La synagogue fut consacrée en 1840 (17). En France, il fallut attendre 1844 avec un projet de style oriental pour la synagogue de Metz. Il convenait que l'édifice religieux signalât sa destination par des symboles, les tables de la Loi et un style. La communauté juive de Metz souhaitait un style oriental pour rappeler ses origines, soucieuse d'affirmer son identité établissant des liens entre le passé et le présent, entre des juifs du bord de la Moselle et un lointain antique Orient où se mêlaient les "réminiscences de l'Égypte et l'évocation de l'architecture du Moyen-Orient arabe". L'architecte du département Derobe, chargé de dresser les plans de la synagogue, proposa un projet le 27 mars 1844 d'une synagogue de 400 places inspiré de "l'architecture égyptienne" avec une arche sainte prévue dans un décor vaguement égyptien mais qui était largement pénétré d'orientalisme mauresque (18). Son emploi semblait provenir d'une imitation de la synagogue consistoriale de la rue Sainte-Hélène de Strasbourg, dans laquelle l'architecte Fries avait encadré l'arche sainte d'ordres empruntés à l'Égypte (19). Les motifs de la partie extérieure consistaient surtout dans les arcs outre-passés des baies et dans le décor ouvragé des tympans des portes latérales et du cadre de la porte centrale. La façade très simple est couronnée d'une sorte de corniche de petits arceaux en fer à cheval.
Mais les instances administratives imposèrent le roman comme adéquat à l'architecture religieuse. C'était un tournant fondamental dans la mesure où l'adoption du style néo-roman reflétait le souci d'intégration à la société majoritaire avec refus d'une différenciation. C'est seulement dans la décennie suivante que "l'affirmation de la judéité pourra se faire plus librement, en raison d'une évolution de la problématique des styles" (20). Le style roman, utilisé par Derobe en 1850, se diffusa avec la synagogue de Boulay, oeuvre de Noble, architecte adjoint du département (1854) ou celle d'Épinal (Réveillez, 1864) (21).
En fin de compte, l'adjudication des travaux pour
La cérémonie de la pose de la première pierre eut lieu le 20 septembre 1848 (25). Elle se déroula en présence d'une grande partie de la communauté. Sur le chantier de construction, à droite et gauche de la vaste estrade dressée en la circonstance par l'architecte de la synagogue, étaient rangés en ordre les élèves de l'école rabbinique, ceux des écoles israélites de Metz, la société de la jeunesse et tous les ouvriers employés à la construction de l'édifice tenant les outils en bandelières. Le cortège des autorités civiles, religieuses et militaires escorté d'un détachement de la garde nationale, parti de l'Hôtel de la Préfecture se rendit après 11 heures dans l'enceinte où la cérémonie devait avoir lieu et fut acclamé par une énorme foule. La cérémonie débuta par le discours de Monsieur Louis Aron Caen, le président du Consistoire qui exprima la vive gratitude de ses coreligionnaires envers les membres du gouvernement de la République, envers le Préfet Monsieur Billaudel, le maire Jean-Victor Germain et le Conseil municipal. Elle fut suivie de l'allocution du grand rabbin de Metz Mayer Lion Lambert qui s'inspira du Psaume 118:22,23,24 :
Les travaux purent donc commencer. Le Consistoire de Metz fut chargé de former une commission responsable plus particulièrement de la gestion des affaires de la nouvelle synagogue que ce soit au niveau du service du culte, du maintien de l'ordre, de la répartition des honneurs de la Torah que du budget nécessaire à tous les services religieux à l'intérieur du nouvel édifice (26).
La synagogue offrait un grand rectangle marqué par deux pavillons d'angle en très légère saillie semblant inspirée du Temple de Jérusalem. La façade extérieure d'un roman dépouillé comprenait cinq portails en plein cintre s'inscrivant dans des arcades qui englobaient autant de fenêtres au premier étage. Ces portails étaient ornés de colonnettes supportant une voussure torique. Une série de fenêtres hautes géminées perçaient la partie supérieure de la façade qui n'avait aucun symbole juif. L'intérieur était constitué d'une grande nef centrale avec un plafond en bois flanquée de bas-côtés surmontés de deux étages de galeries et trois au dessus du porche, destinées aux dames, soutenues par des arcades. Selon Etienne Schweitzer, la synagogue présente à l'intérieur en sa longueur 16 arcs et en sa largeur six arcs ce qui fait vingt deux arcs correspondant aux vingt deux lettres de l'alphabet hébraïque avec l'idée que chacune des lettres sert à exprimer la louange de l' Éternel. L'Aron Ha Kodech ou Armoire sainte était encadrée par un portique de style néo-roman avec voussures décorées et colonnes à chapiteaux corinthiens lui-même flanqué de deux fenêtres du même style (27).
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