HISTOIRE DES JUIFS DE STRASBOURG Grand Rabbin Max Warschawski |
Pendant 400 ans, la ville appliqua, avec un zèle jamais relâché, la mesure qui interdisait à tout Juif la résidence à Strasbourg. Etablis dans les villages qui entourent la cité, les Juifs continuèrent cependant à fréquenter les bourgeois, qui s'adressaient souvent à eux pour des achats de bêtes ou pour des prêts d'argent. L'accès de la ville leur était ouvert durant la journée, mais chaque individu juif devrait acquitter un droit d'entrée journalier de 2 livres et 8 pf., droit relevé plus tard à 3 livres 4 pf.. Pour passer le Rhin, les Juifs payaient une taxe supplémentaire, et pour introduire n un cheval dans la ville de Strasbourg, il leur fallait acquitter le "Pflastergeld" ou Droit de Pavé.
Ces impôts discriminatoires rapportaient des sommes souvent importantes à la ville, qui, plus tard, afferma le péage. En outre, assimilant les Juifs aux bêtes, le Leibzoll contribuait à les avilir aux yeux des citadins. Le séjour des Juifs à Strasbourg était réglé par le Gruselhorn, et tout individu surpris à passer la nuit en ville sans autorisation spéciale, était passible d'une amende ou de prison.
Cependant, les relations entre les Juifs et la Municipalité étaient parfois cordiales, et des lettres, échangées au 16ème siècle entre le Magistrat et Josselman de Rosheim, préposé des Juifs, montrent qu'en temps de guerre, il arrivait que la ville permit à des Juifs de se réfugier à Strasbourg (pour échapper aux risques de pillage) et d'y rester jusqu'à la fin des troubles. Mais, le calme revenu, ils devaient à nouveau quitter le territoire strasbourgeois. La ville en vint à considérer son édit d'expulsion comme un droit imprescriptible de ne pas admettre de Juifs, et prétendit que les lettres-patentes impériales qui garantissaient ses privilèges confirmaient ce droit.
Des besoins d'argent souvent pressants, amenaient des habitants de Strasbourg à avoir des rapports fréquents avec les Juifs. Afin d'éviter ces relations commerciales, la municipalité édicta divers mandements et ordonnances, dont le nombre prouve le peu d'intérêt qu'y attachaient les bourgeois. Le premier règlement est celui du 16 mars 1530, qui interdisait aux Strasbourgeois d'emprunter de l'argent aux Juifs. Ceux-ci tournèrent la loi, en vendant leurs créances à des Chrétiens, qui les encaissaient auprès des débiteurs. Le Sénat décida d'arrêter ces procédés par un décret du 13 septembre 1539.
En 1570, le "Magistrat" interdit tout commerce avec les Juifs, et engagea tous les bourgeois à se libérer de leurs obligations dans un délai d'un an, sous peine de bannissement et de confiscation des biens. Il n'autorisa que l'achat ou la vente à prix comptant de comestibles. Les contrevenants étaient menacés des peines les plus sévères.
…Nous défendons pareillement à tous les Juifs (…) tout usage quelconque à l'avenir de notre ville, territoire, seigneurie, juridiction, villages et bourgs, hors celui du passage sur les grandes routes impériales (…)
"leur interdisons tout négoce et contrats (…) sous peine de 10 livres pfennings et confiscation de leurs créances (…)
"cependant, il leur demeure libre et réservé (…) d'acheter du vin, pain, etc. et autres comestibles pour argent comptant ou de faire occasionnellement leur repas dans les auberges (…) sans y faire aucune autre affaire" (14).
Le 21 mars 1639, le Sénat de Strasbourg obligea tout Juif entrant dans la ville, à se faire escorter par un gardien, charger de surveiller ses allées et venues et de veiller à ce que le Juif ne s'adonnât à aucune commerce.
Parmi les rares professions qui étaient accessibles aux Juifs, figurait le commerce des chevaux. Pour éviter de payer les taxes d'entrée, les marchands de bestiaux juifs avaient, semble-t-il, installé un marché clandestin en dehors des portes de la ville et leurs clients chrétiens venaient les y retrouver. Une ordonnance interdit aux Juifs de vendre leurs bêtes ailleurs qu'au marché de la ville.
On essaya ainsi, à diverses reprises, par des ordonnances répétées, de briser -sans y parvenir- les relations commerciales entre Juifs et non-Juifs (décrets et ordonnances de 1616, 1648, 1661, 1668, 1700) (15).
La reddition de Strasbourg à la France, à la suite de la guerre de Trente ans, n'entraîna pas de grands changements à la condition des Juifs et à leurs rapports avec la ville. l’une des conditions de la capitulation avait été le maintien des privilèges de la cité, parmi lesquels les magistrats comptaient les édits anti-juifs.
Le 18ème siècle fut marqué en France par l’éveil d’idées plus libérales, qui n’eurent que très peu de répercussions dans les milieux populaires de Strasbourg. La ville s’en tenait toujours à l’édit de 1389 pour ce qui concernait la population juive. Nourris dès leur plus tendre enfance dans la haine des Juifs, haine ravivée chaque soir par les sons rauques du Gruselhorn, comment les Strasbourgeois auraient-ils pu examiner objectivement le sort de nos malheureux coreligionnaires ?”
Aucun mouvement cherchant à améliorer la condition misérable des Juifs d’Alsace, ne se manifesta à Strasbourg, comme ce fut le cas en Moselle. On essaya encore de renforcer les mesures d'exception, sans parler des démarches qui furent effectuées à diverses reprises, en vue de leur expulsion générale.
Pourtant, chez certains magistrats de Strasbourg, l’esprit de tolérance avait pénétré peu à peu. Ceci nous explique les efforts tentés par quelques Juifs isolés, qui osèrent s’attaquer aux règlements sacro-saints, qui les rejetaient toujours de la ville.
Le premier Juif qui ouvrit une brèche dans édit de 1389 fut un entrepreneur «de diverses fournitures pour les armées du Roy en Allemagne», Moyse Blum de Hoenheim. Pour des raisons purement commerciales, il demanda la permission d'ouvrir un bureau de correspondance à Strasbourg, et fit intervenir le comte d’Argenson en sa faveur. La ville fut obligée de se soumettre et de faire droit à la requête du Juif. Mais elle considéra ce cas comme une exception unique et refusa même à Blum le droit d’habiter à Strasbourg, malgré la considération dont il jouissait auprès des habitants non- Juifs (1743).
Un autre fournisseur aux armées, Raphaël Lévy de Bischheim, obtint peu de temps après, l’exemption des droits de péage pour l'entrée à Strasbourg. Il eut des démêlés très sérieux avec François-Christophe de Klinglin, prêteur royal de la ville de Strasbourg, qu’il accusait de lui avoir extorqué des sommes considérables en abusant de ses fonctions, et obtint gain de cause, soutenu par la municipalité (16).
"Entrepreneur des subsistances aux armées du Roi", puis chargé de fournir le fourrage aux troupes de cavalerie cantonnées à Strasbourg, il demanda, pour des raisons de sécurité, à résider dans la ville, car sa demeure de Bischheim était trop exposée aux attaques des brigands qui infestaient alors l’Alsace. La municipalité rejeta sa demande, en invoquant des prétextes fallacieux. Mais en janvier 1768, le duc de Choiseul exigea, en termes courtois mais fermes, que la ville fit droit à la requête du Juif. Admis tout d'abord à titre provisoire – il n’avait demandé à passer à Strasbourg que les mois d’hiver – , Cerf-Berr et sa famille obtinrent, quelques années plus tard, le droit de séjourner continuellement dans la cité. On lui permit de louer deux maisons bourgeoises, rue des Serruriers, pour y loger ses deux gendres, et il s’installa lui-même dans le quartier Finkviller. On lui interdit cependant d’ouvrir un oratoire, en lui disant que s’il éprouvait le besoin de prier, il n’avait qu’à se rendre à Bischheim.
En tant que Juif, Cerf-Berr ne pouvait acquérir de propriété foncière à Strasbourg ; il acheta pourtant l'Hôtel de Ribeaupierre, en se servant d'un prête-nom, pour éviter des contestations avec ses propriétaires, qui auraient pu résilier les contrats de location de ses maisons.
Fin mars 1775, Louis XVI, en récompense des services qu’il avait rendus à l'armée, accorda à Cerf-Berr des lettres de naturalité, qui l'autorisaient a acquérir des biens immobiliers dons l'ensemble du royaume. Il voulut alors faire enregistrer par la municipalité de Strasbourg ses droits de propriété sur l'Hôtel de Ribeaupierre, mais la ville refusa de reconnaître l'acte d'acquisition, et engagea 4 avocats pour défendre ses privilèges contre les Juifs et contre Cerf-Berr en particulier. L'affaire traîna ainsi jusqu’à la Révolution (voir note 14).
En dehors de ses démêlés personnels avec la municipalité, Cerf-Berr usa de toute son influence à Paris pour obtenir des adoucissements à la condition de ses coreligionnaires. Il avait été nommé Préposé Général des Juifs d’Alsace, et à ce titre intervint fréquemment auprès des autorités. A la suite d’un différend très pénible, qui s’était produit à Bischheim au sujet de la ferme du péage de la ville de Strasbourg (17), il obtint, en 1784, la suppression totale du péage corporel, qui assimilait les Juifs aux bêtes de somme. Un édit royal fut promulgué à ce sujet, auquel la ville de Strasbourg fut obligée de se plier.
Malgré les services que lui avait rendus Cerf-Berr durant une période de famine (18), la ville essaya sans relâche d’obtenir son expulsion, et ceci même dans son cahier de doléances, lors de la convocation des Etats Généraux.
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