Mémoire quand tu nous tiens
par le Grand Rabbin Albert HAZAN
Le soleil
décline. Le vin des âges, fort de ses belles mémoires,
se fait rare, ancien, mais se bonifie. Il arrive que la durée, habituée
à braver le temps, s'en mêle, introduisant, subrepticement, jour
après jour, les ingrédients de l'oubli
Pourtant le crépuscule
s'attarde dans des grises clartés, éclairées par des
souvenirs qui refusent l'extinction.
Un de ces feux-mémoires, en moi, a été allumé,
il y a quarante ans et, quand je m'en souviens, sa braise revivifiée
illumine l'une des aventures juives les plus belles, les plus humaines qu'il
m'ait été donné de vivre.
C'était au début de l'an1962. La guerre faisait rage en Algérie,
l'étau de la guerre affreusement générale se resserrait
sur tous les Algériens, indigènes et colons, militaires et civils,
tous enfermés, terrorisés, dans une impasse sanglante, hallucinante.
Si un citoyen français osait se rendre au guichet d'une agence de voyage,
sa vie était -
ipso facto - en danger de mort. L'OAS veillait.
Attentats, répressions, fusillades, exécutions, tel était
le pain consommé quotidiennement par une population épuisée
et meurtrie.
Dans cette nuit de pierre, souffrance et désespoir d'hommes ; des Français,
des Algériens, et, parmi eux 120-130000 juifs
plus algériens
que français ? plus français qu'algériens ? Autochtones
? Le mot est faible car les Juifs étaient là avant, bien avant
la conquête arabe et l'islam
Le décret Crémieux
de 1870 en avait fait des citoyens français à part entière,
français parfois très cultivés mais n'ayant jamais démenti
leurs racines.
De ce côté-ci de notre histoire d'alors, nous étions,
nous, non pas sous une nuit de pierre, mais à l'abri de la nuée
bleue alsacienne. La communauté était en plein essor ; ses institutions
et son architecture, ses structures et ses activités religieuses, sociales,
spirituelles et universitaires écrivaient une belle et heureuse page
de son rayonnement. On disait alors qu'elle était communauté-pilote.
Les événements d'Algérie préoccupaient de plus
en plus et les consciences étaient interpellées ; le peuple
"solidaire et solitaire" s'éveillait, à Paris, à
Strasbourg. Les institutions communautaires et sociales se réunissaient,
parlaient, débattaient, projetaient
Janvier-février 1962, la situation devenait dramatique. En mars, je
suis passé personnellement de l'état anxieux à une angoisse
incontrôlable. Je téléphonais tous les matins, ou rendais
visite à
Charles
Erlich za"l, président de la Communauté ; au
Dr Joseph
Weill za"l, président du Consistoire, au
professeur
André Neher za"l et à Renée son épouse,
à
René
Weil za"l, vice-président de la Communauté,
à Georges Weill, vice-président, et à d'autres.
Je citais à tous vents le verset du
Lévitique 19:16 :
"Ne va point colportant le mal parmi les tiens, ne reste pas indifférent
devant le sang de ton prochain. Je suis l'Eternel."
Mais contrairement au début du verset, j'allais colportant et insistant
: "le sang risque de couler ! Le sang coule !"
L'ACTION
A la mi-mars 1962, le président Erlich me convoquait à une réunion exceptionnelle de son comité. J'exposai mon désarroi, mon angoisse et étayai mes dires. J'eus l'audace de conclure en demandant qu'une circulaire dûment signée par la Communauté soit diffusée dans toutes les synagogues d'Algérie. Mais j'eus droit à une réponse négative, compréhensive. C'est alors que je posai la question : "Puis-je le faire, moi, en mon nom comme rabbin exerçant à Strasbourg ?"
"Sous votre responsabilité personnelle, oui ! Faites-le
et que Dieu vous aide" fut la réponse. En somme on m'encourageait à agir.
Le lendemain, René Weil, confirmé par André Neher, me dit : "Allez-y, nous sommes engagés avec vous." J'envoyais donc le 26 mars 1962 une circulaire à toutes les communautés d'Algérie. Je la résume :
"Vous ne pouvez pas, vous les adultes, sortir d'Algérie ; vos enfants eux, peuvent sortir. Nous les accueillerons avec l'aide de Dieu et de la communauté ; nous avons une école juive à plein temps et des institutions. Faites-le avant que l'effusion de sang surprenne la vie de vos enfants" etc. etc.
Signé Rabbin A. Hazan.
C'était parti ! Et un esprit merveilleux de disponibilité, de solidarité,
de bonne volonté se mit à souffler sur la communauté, le
souffle des grands moments de notre histoire et particulièrement de notre
siècle tant éprouvé. Le faire-face à la juive s'organisa
immédiatement et, avant même l'annonce de la belle avalanche d'enfants
et de jeunes, un comité était créé, qui devait par
la suite prendre le nom
d'AJIRA, Aide aux
Jeunes Israélites Repliés d'Algérie.
Miliana (10
enfants), Alger (12), Aflou (54), Perregaux (17), Tlemcen (30), Mostaganem,
Aïn-Temouchent,
Ghardaïa, Sidi
Bel-Abbes etc. Une géographie sympathique à laquelle les Alsaciens
commençaient à se familiariser. Les listes d'enfants qui nous
parvenaient s'accompagnaient de mots d'angoisse, "inutile de vous dire
que nous sommes ruinés physiquement, moralement et financièrement"
; mais aussi réchauffants : "
votre initiative si humaine et
aussi conforme à nos traditions".
Faisant allusion à d'autres institutions, j'osai à l'époque, écrire au président Joseph Weill : "
ainsi nous traduisons enfin dans les actes cette solidarité dont on parle souvent et qui ne reste malheureusement qu'un verbalisme à l'abri duquel l'immobilisme devient facile".
En mai 1962, par petits groupes, des dizaines d'enfants, accompagnés
d'un ou deux adultes, en général proches du troisième âge,
affluaient à la gare de Strasbourg. Ils avaient obtenu l'accord de sortir
d'Algérie par l'autorité indéterminée qui, çà
et là, régnait au hasard des coups de force régionaux de
tel ou tel groupe d'insurgés ou de gouvernementaux.
Car, rappelons-le, la confusion et le chaos faisaient loi en ce premier trimestre 1962 et le tohu-bohu ira s'approfondissant jusqu'en juillet, mois de l'indépendance "proclamée" de l'Algérie
Et enfin les adultes pouvaient s'organiser dans le cadre d'un "sauve-qui-peut" collectif, où chacun emballait les restes heurtés de son propre drame pour se précipiter dans une cohue générale vers le dernier avion, le dernier bateau ou le dernier train.
C'est cela l'exode des Juifs d'Algérie, l'arrachement, le déracinement couverts par ce mot baroque, biscornu et néanmoins froidement administratif et parfois efficace : "rapatriement".
Le 21 mai 1962. Toutes les institutions du Bas-Rhin furent convoquées par le Dr Joseph Weill. Réunion historique au cours de laquelle le professeur André Neher, considérant que nous nous trouvions en état d'alerte, constatait avec force que "nous n'avions à compter que sur nous-mêmes et devions considérer
le FSJU de Paris ainsi que les pouvoirs publics comme des auxiliaires."
Le Centre communautaire transformé en dortoir - ©
Etienne Klein
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C'était, le mot n'est pas exagéré, la mobilisation générale de toutes les ressources humaines et la mise à la disposition de l'accueil, de toutes les institutions juives d'Alsace, dans toutes leurs structures et avec toute leur bonne volonté.
Le Comité d'accueil avait confié à Georges Weill de faire
et de répercuter aux responsables de l'action
une synthèse quotidienne
; la première est datée du 19 juin 1962 (nous en reproduisons
deux ou trois exemples après notre article). Ces synthèses avaient
pour but de définir les besoins du jour, d'annoncer ceux du lendemain
et de rappeler ceux qui n'avaient pas encore trouvé de solutions. Elles
sont statistiques et parlantes, et traduiront mieux que n'importe quel reporter
le fol été qui, sur les bords du Rhin, n'en finissait pas cette
année, d'imposer sa canicule sociale, religieuse, juive, mais été
humain, chaleureux, réchauffant le cur et dilatant l'esprit.
Nous n'avions ni encadrement humain, éducatif ou autre, ni cadre physique
; l'improvisation tous azimuts régnait, l'initiative prise pour une nuit,
un jour. Songez que des centaines d'enfants arrivaient ; des dizaines étaient
répartis dans des familles qui s'étaient inscrites. Les centres
communautaires de la région, les synagogues désaffectées
du département furent occupés, des jours, des semaines et des
mois. On verra demain, mais pour l'instant faites ceci, faites cela ; autour
des quelques points possibles pour l'accueil, une ruche, les bruits de l'inachevé.
Une infirmerie là - SVP ; un médecin, un animateur, un éducateur.
Posez-là dans la cour ce préfabriqué, appelez la Préfecture,
la Mairie, le proviseur du lycée pour son internat.
Les familles arrivaient maintenant, certaines reprenaient leurs enfants, certaines en ramenaient d'autres, certaines n'avaient pas où loger. Ils arrivaient à minuit ; il y avait des bébés, il fallait des berceaux, des poussettes. Des espaces clos des salles de classe et d'internat s'élevaient des appels, des cris, des pleurs silencieux. Songez ! Des centaines de familles en quelques mois, beaucoup de greniers strasbourgeois envoyaient chaises, matelas, lits et autres draps et couvertures, et la vieille pharmacie
Un fol-été sur les bords du Rhin ; une belle page humaine ; une leçon de croyance en la fraternité. Un fol-été qui fut une prière juive exaucée, un baume bienfaisant, précieux, un élixir qui enivre l'histoire du judaïsme alsacien. Une aventure à garder pour mémoire ; fol-été, cette aventure juive qui sait nous consoler des avatars, des accidents de notre histoire, de ses mutations
parce qu'elle nous ramène à l'espérance et nous permet de signer "nous de l'espérance" !