Il y a 40 ans : Alger, Ghardaïa, Strasbourg
par Renée-Rina Neher-Bernheim
Tant d 'événement d'importance décisive pour le
peuple juif se sont produits depuis 1962 qu'il est difficile aujourd'hui de
retrouver dans sa fraîcheur l'élan qui nous a animés à
l'époque. Un gros effort de mémoire est nécessaire.
A la veille de ce qui allaite devenir "les accords d'Evian" (1er
juillet 1962), il est clair que les juifs d'Algérie ne resteront pas
dans une Algérie devenue indépendante et arabe. Notre ami le
Rabbin Albert Hazan décida d'adresser à toutes les communautés
juives d'Algérie, et avec le soutien de mon mari, une lettre dans laquelle
il propose en substance aux parents : "Envoyez vos enfants à
Strasbourg, on prendra soin d'eux dans un cadre juif, et vous serez plus libres
pour organiser votre installation en France".
Nous nous demandons, mon mari et moi, quel sera le résultat de cette
lettre aux destinataires multiples. Qui va venir ? Personne ? ou
des dizaines ? La réalité dépasse de beaucoup, très
rapidement, nos timides prévisions.
Nous commençons par prospecter et questionner. Qui est prêt,
en cas de besoin, à accueillir, à la maison, des enfants venant
tout droit d'Algérie avec les traumatismes consécutifs à
une guerre souvent très cruelle ?
Les premières familles volontaires pour cet accueil sont celles des
"merkaziens". A l'époque le Merkaz Ha-Noar (l'Oratoire des
jeunes) est une pépinière de jeunes et de jeunes couples, dynamiques,
dévoués et très attachés à celui qui, pour
tous, est amicalement et respectueusement "Monsieur Neher"... A
son appel, nombre d'entre eux nous donnent leur accord de principe pour recevoir
chez eux ou chez leurs parents un ou deux enfants d'Algérie. Je commence
à faire des fiches indiquant les souhaits de ces familles : fille,
garçon, âge, etc..
Mais combien vont-ils arriver ? L'élan généreux
résistera-t-il à la réalité souvent décevante
d'adolescents devenus difficiles parce que soudain séparés de
leurs parents ? Comment s'effectuera la rencontre avec ces merkaziens,
strasbourgeois depuis souvent plusieurs générations, qui ont
eu bien rarement contact avec des jeunes juifs d'Afrique du Nord, et dont
on connaît mal ce qui a été jusque là leur environnement
?
Au Centre communautaire - © Etienne Klein
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A l'époque, la fin de la guerre mondiale remonte à dix sept
ans. A côté des grands dangers et des grandes douleurs, les Juifs
d'Alsace ont tous été, d'une manière ou d'une autre,
des "réfugiés". Ils ont rarement été
accueillis à bras ouverts dans les villes et les villages par où
ils ont transité et où ils ont souvent fini par rester cachés.
Ces frères Juifs maintenant réfugiés d'Algérie,
ou comme ont disait alors rapatriés d'Algérie, il faut les accueillir
avec amitié, même s'ils sont, par certains côtés,
très différents des Juifs d'Alsace. Ainsi une extraordinaire
vague de solidarité dans l'accueil se manifeste. Des merkaziens elle
s'étend à l'ensemble de la Communauté.
Les premiers jours, tout est encore très théorique. Combien
seront-ils à arriver jusqu'à Strasbourg alors qu'ils débarquent
à Marseille ? Viendront-ils peu à peu ou par larges vagues ?
Nous n'en avons pas la moindre idée. Le Rabbin Hazan n'a reçu
aucune réponse à ses lettres, mais il est sûr qu'elles
porteront des fruits.
La première réponse nous est donnée par un groupe de
trente adolescents venant de Mostaganem, encadrés par le père
et la mère de l'un de ces jeunes. Ils ont entre 12 et 16 ans, et sont
sympathiques. On peut s'occuper d'eux individuellement, trouver un logement
pour les parents-accompagnateurs, et placer les jeunes dans les familles ayant
donné leur accord de principe. Tout se passe bien.
Mais ce calme relatif ne dure pas. En Algérie le départ des
Français s'accélère, et en quelques jours, à Strasbourg,
nous sommes largement débordés. L'accueil généreux
prévu dans quelques dizaines de familles s'avère tout à
fait insuffisant. Ce ne sont plus quelques adolescents relativement faciles
à intégrer dans une famille strasbourgeoise d'accueil. Les rapatriés
arrivent par familles entières, parents et enfants souvent nombreux.
Les services d'accueil à la gare font appel à la Communauté
pour qu'on envoie de nos volontaires à chaque train en provenance de
Marseille, et qu'on dirige les Juifs vers le Centre Communautaire. S'il est
relativement facile de trouver trois ou quatre merkaziens qui, avec la voiture
familiale, font le service gare-Centre Communautaire, il est plus difficile
de trouver à les loger, car il n'est pas question de séparer
les membres d'une même famille.
Les dirigeants communautaires tiennent alors une réunion d'urgence,
et acceptent que le Centre Communautaire, bien entretenu, bien léché
jusque-là, soit transformé en centre d'accueil avec tous les
risques de détérioration. Il y a eu une vingtaine de classes,
du jardin d'enfants au Talmud Thora ; elles sont transformés en
"chambres de familles pour six, huit ou dix personnes. On part à
la recherche de couvertures, de matelas, de lits d'enfants. Mais cela ne suffit
plus. La salle de gymnastique devient un vaste dortoir. On téléphone
dans les communautés du voisinage pour qu'elles aussi organisent des
"salles de familles". On s'adresse jusqu'à Lunéville
où on rencontre une grande compréhension.
Heureusement la période des vacances scolaires vient de commencer.
L'école ORT de Strasbourg accepte de recevoir un nombre important de
"rapatriés" pour les repas. Mais comment convaincre ces familles
de venir aux heures fixées par les horaires de travail du personnel
de l'ORT ? En Alsace, les cuisiniers et les serveurs vivent selon la
montre ; les "clients", eux, déclarent souvent qu'ils
n'ont pas encore faim, et veulent venir une ou deux heures plus tard !!
Nous, les "cadres", il nous faut garder le sourire, expliquer avec
patience et gentillesse qu'il y a une discipline à respecter, et qu'il
ne faut pas non plus cuisiner dans les "chambres de famille" à
cause des risques d'incendie.
Notre voyage en Algérie, huit ans plus tôt, nous avait familiarisés
avec beaucoup d'usages, aussi bien pour les offices religieux que pour la
cuisine ou le laxisme horaire. Mais pour les "braves Juifs d'Alsace"
c'est parfois un vrai scandale !
Pour ma part, je suis, pendant plusieurs semaines, chargée de recevoir
les arrivants au Centre Communautaire : enregistrer leur nom et situation
de famille, etc., essayer de leur trouver où loger, où manger,
au moins pour les tous premiers jours, et aussi répondre à toutes
les questions qu'ils posent sur leurs futures nouvelles résidences.
Un sourire peut tout changer, mais quand se présentent les arrivants
du soir, et qu'on est épuisé, la bonne humeur demande un gros
effort pour se maintenir.
Je me rappelle mon étonnement devant une mère de famille. Sa profession :
gardienne de prison. Son mari : gardien de prison. Fonctionnaires français
tous les deux en Algérie, ils savent que le gouvernement français
se doit de leur trouver un poste plus ou moins équivalent. Ils vont être
affectés à la prison centrale d'Ensisheim dans le Haut-Rhin. Pour
moi, c'est un nom presque mythique. Je sais qu'au 13ème siècle
l'illustre rabbin Meïr de Rottenbourg y a été emprisonné.
Mais que des Juifs en plein 20ème siècle y soient affectés comme gardiens de prison !! J'en
suis à me demander si c'est vraiment un couple juif, lorsque la jeune
femme, 35 ans environ, me demande s'il y aurait, à proximité,
un bain rituel (mikvé) pour elle, et une école juive pour ses
enfants. Elle tient absolument à leur faire donner une éducation
juive solide. J'avais beau avoir découvert, de Tiaret à Oran et
Constantine, une grande variété d'emplois parmi les fonctionnaires
de niveau moyen, je n'avais cependant pas imaginé un tel attachement
aux traditions juives chez les gardiens de prison.
Mon mari s'occupe, lui aussi, des nouveaux arrivants qu'il réconforte
de son sourire toujours apaisant. Lui se spécialise dans les nombreuses
démarches administratives indispensables. Son bon renom dans les milieux
scolaires et universitaires lui permet, par exemple, d'obtenir que le
lycée
de garçons de Haguenau soit transformé en colonie de vacances,
et que les cuisines en soient entièrement cachérisées.
Du jamais vu !
Au Centre communautaire - © Etienne Klein
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Ces démarches se font au nom de l'association
AJIRA (Aide aux Jeunes Israélites Rapatriés d'Algérie)
dont mon mari est le président, le Rabbin Hazan et moi-même les
vice-présidents. Une infirmière qualifiée est trouvée
pour venir bénévolement plusieurs heures par jour pour soigner
les petites blessures, inévitables parmi enfants et parents habitant
le Centre Communautaire. Mon mari fait appel à son ami médecin
éminent, le Professeur Robert Waitz, rescapé d'Auschwitz, pour
éclairer les responsables sur les risques des maladies dans ces familles
transplantées sous un tout autre climat. Changements particulièrement
risqués pour les habitants des oasis du sud algérien, et ils sont
nombreux.
Deux éléments les ont aimantés vers Strasbourg. Le
Sous-Préfet de Ghardaïa, un Alsacien, connaît leur attachement
à la tradition juive. Il sait qu'à Strasbourg existe une communauté
vivante, et il leur conseille de choisir cette ville pour nouvelle résidence,
au moins au début. Le deuxième élément, c'est l'existence
de la boucherie Buchinger dont les boîtes de pâté ou de corned-beef
cacher attestent l'existence d'une vie juive observante où ils pourront
s'insérer. C'est ainsi que de nombreux enfants quittent les écoles
du sud algérien (Ghardaïa, Aflou, etc.) pour être scolarisés
"dans un autre monde", à l 'école Aquiba de Strasbourg,
où leur adaptation est, dans l'ensemble, très réussie,
grâce à l'ouverture d'esprit et à la chaleur humaine de
la plupart des enseignants.
Je devrais écrire des pages et des pages, rendre hommage à tous
ceux qui ont aidé pour une semaine, un mois ou davantage, sacrifiant
presque toujours leurs propres vacances. Parler des cours de rattrapage organisés
au lycée Kléber avant la rentrée scolaire pour mettre à
niveau, en diverses matières, des enfants dont la scolarité a
été profondément perturbée par les "événement
d'Algérie". Et enfin parler des internats que AJIRA a mis sur pied
à Oberschaeffolsheim et Schirmeck
pour toute une qnnée scolaire , sans parler de l'élargissement
de ceux existant à Strasbourg.
La récompense de tous ces efforts a été la réussite
totale de la rencontre entre l'Alsace et l'Algérie, grâce aux liens
d'amitié solides qui se sont forgés alors, et pour toujours, entre
les deux communautés.