Tribulations d'un Israélite strasbourgeois Dénonciation des vexations Avis aux Alsaciens

DENONCIATION
A
MES CONCITOYENS

DES

 VEXATIONS

QUE M'ONT FAIT ÉPROUVER

LES FIDELES SUPPOTS

DU

TRAITRE ROBESPIERRE

Lors  du système de terreur établi dans la République

Par SÉLIGMANN ALEXANDRE

Manufacturier et Citoyen de Strasbourg.

 

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Par eux tout est en sang, par eux tout est en poudre,
Et ils n'avaient du ciel imité que la foudre.

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An troisième de la République française


Dénonciation à mes Concitoyens des vexations que m’ont fait éprouver les fidèles suppôts du traître Robespierre lors du systême de terreur établi dans la République.

Par SELIGMANN ALEXANDRE, Manufacturier et Citoyen de Strasbourg.

           
MES CONCITOYENS !

Il est sans doute consolant pour un cœur longtems flétri par les machinations sourdes et persécutrices de la malveillance ; — il est doux; sans doute, pour un patriote opprimé et vexé de mille manières différentes, de triompher des perfides menées de l'intrigue et de sortir victorieux du combat que lui avait livré l'insatiable cupidité et l'odieux arbitraire, ennemis implacables de la probité et la droiture.

Mais toute douce que soit cette satisfaction pour celui qui se contente d’avoir échappé aux persécutions suscitées par ses ennemis, elle est néanmoins insuffisante pour l’homme jaloux de l’estime de ses concitoyens qui veut extirper jusqu’à la moindre trace de noirceur, qu’une longue oppression aurait pu jetter sur sa réputation. La vie et le fortune, les facultés physiques et morales du républicain sont à son pays ; et la moindre tache, qu’il ne s’empresse pas d’effacer de son caractère, est un préjudice qu’il cause a sa patrie.

Il est naturel que les ennemis de la liberté, les horribles satellites du Dictateur, voyant un seul jour détruire leur règne coupable d’une année entière, voyant les victimes qu’ils avaient su entasser dans les gouffres des prisons, où leur férocité cannibale les avoit destinées au plus affreux supplices, que, les voyant sortir de leur captivité, et des angoisses d’une mort journalière, par les heureux effets de la Révolution du 9 Thermidor, il est  naturel, dis-je, qu'ils ont dû crier au modérantisme, à l'aristocratie, et à la contre-révolution, — eux qui appelloient modérantisme la marche de la justice , — aristocratie, les sollicitations d'un fils pour son père,— et contre-révolution la chûte de leur Maître Robespierre, d'infâme mémoire!

Mais les bons Républicains même, ont souvent regardé tel citoyen sorti des prisons, comme un homme qui a eû l'adresse d'appitoyer ses juges sur son sort, ou qui a eû le bonheur d'obtenir sa grâce pour des fautes qu'il avoit commises. Pour détruire entièrement ces idées dans l'esprit de ses concitoyens, l'homme vraiment exempt des reproches, doit exposer sa conduite au .grand jour, et dire : Peuple, voilà mes actions juges en de mon civisme !

D'un autre côté c'est un service qu'on rend à ses concitoyens, quand on met sous leurs yeux les barbaries atroces dont un d'entr'eux a été accablé, afin que les auteurs et complices de tant de forfaits palissent d’effroi a la voix terrible de la vérité et aillent se replonger dans les marais pestilentiels du crime, dont ils n’auraient jamais du sortir.
Un troisième avantage qui résulte du récit fidèle de leurs atrocités, c’est une nouvelle preuve de la vérité, jamais assez répétée, que dans les  Républiques démocratiques, les principes sont tout, et les hommes rien. Comment, hélas ! avons-nous jamais pu adopter le contraire ? Comment, par une fatalité inconcevable, avons-nous perdu de vue nos droits les plus sacrées, pour nous laisser maîtriser, connue un vil troupeau, par les agens d'une faction criminelle et abjecte, qui voulait asseoir sa domination sur le carnage, les rapines et toutes les obscénités du crime?

Il n’y a qu'utile seule considération qui aurait dû peut-être me retenir dans l'entreprise que j'avais formée de publier cet exposé; c'est la crainte qu’on ne regardât comme une puérile vanité , la pureté de mes motifs. Souvent, il est vrai, cette crainte a fait échapper la plume de mes mains: j'ai longtems balancé, jusqu'à ce qu'enfin la persuasion intime où j'étais, que ceux qui me connaissent seront les premiers à démentir une supposition si contraire à mon caractère, l'a enfin emporté: hé! qu’importe, disais-je, quelle explication certains gens voudraient donner à mes réflexions, pourvû qu'elles soient utiles à la patrie!

Au reste, je n'entends dénoncer que des faits dans le. cours de mon récit, s'il arrive que j'y nomme des personnes ou même des corps, ce n'est point dans l'intention de les inculper, mais d'indiquer à mes concitoyens d'où sont partis les coups douloureux, qui ont été portés et à moi-même et à beaucoup d'entr'eux. Que leur pénétration sache alors scruter la conduite d'un chacun et distinguer les hommes probes, et ceux qui ont été entrainés, malgré leur caractère, par le tourbillon malheureux des circonstances, de ceux qui, môteurs de nos calamités,ont seuls mérité l'indignation & le mépris de leurs concitoyens.

Comme les Terroristes, malgré l'étalage de principes dont ils se paraient, étaient souvent plus fanatiques que ceux qu'ils accusaient de fanatisme, je dois prévenir mes Concitoyens que je suis né parmi la secte juive ; car cette circonstance a beaucoup influé Sur 'la manière dont on m'a traité.
Je suis domicilié à Strasbourg depuis vingt ans, où l'établissement d'une manufacture de tabac, ainsi qu'une autre de drap dans le Haut-Rhin, aurait dû me garantir du reproche d'agioteur,  sur lequel on a eu la complaisance de motiver ma détention; reproche bizarre et dénué de fondement, qui n'avait pris naissance que dans le cerveau des enfermeurs, lorsqu'ils furent obligés par la toi de donner les motifs provocateurs des incarcérations, comme on le verra par la suite.

C'est à ces établissemens utiles et méritoires que je dois attribuer cette longue chaîne de malheurs, sous laquelle j'ai gémi pendant si longtems, et qui a failli détruire de fond en comble l’édifice de mes travaux et de mes peines. Au lieu d'encourager ces établissemens qui, quoique la propriété d'un homme privé, n'en étoient pas moins utiles à la chose publique, en ce que grand nombre d'ouvriers y trouvaient les moyens de se sustenter, et que c'était une branche d’industrie commerciale digne de tout citoyen honnête, — l'envie et la jalousie de mes ennemis augmentèrent, à mesure que mon crédit prenait de la consistance, et qu'une probité et un désintéressement à toute épreuve m'attirèrent l'estime et la considération des hommes probes et intègres.

C'est sur ce crédit basé sur ma réputation qu'on m'a supposé des. richesses inépuisables, que cependant je suis bien loin de posséder; et quoique ma fortune ait dépassé la médiocrité, elle ne m'a jamais rendu égoïste, et encore moins fait oublier les devoirs, qui doivent lier un bon Citoyen à l'intérêt commun de sa patrie, c'est ce qui est prouvé par l'état ci-après ( Voyez la copie N°.1) des grands et nombreux sacrifices que j'ai faits pour la Révolution, et qui ont absorbé plus des trois quarts de ma fortune. Je ne les ai cependant jamais regrettés, j'en ai voué même le reste à la consolidation de la liberté; j'y voue même mon sang et ma vie, et voilà les sentimens que j'ai toujours professés. Quand on donne par ce que le cœur nous y porte, par un mouvement spontané et volontaire, l'on sent sa dignité d'homme libre; mais, quand on donne par ce que des bourreaux l'ordonnent, on ne sent que ses chaînes. Les injustes persécutions, les vexations arbitraires répugnent un Républicain; elles doivent être à jamais bannies du milieu d'un peuple libre, qui ne doit sentir d'autre joug que celui de sa volonté librement émise, ni d'autres chaînes que celles de la fraternité.

Le Comité révolutionnaire qui a procédé à la prétendue répartition de la taxe révolutionnaire ordonnée par St. Just et Lebas, m'a imposé à la somme exorbitante de deux cent mille livres ( Voyez la copie de la lettre dudit Comité No, 2.). Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que je parvins à la payer, mais je m'en suis acquitté (Voyez la copie de la Quittance sous N°. 3. ), pour prouver mon obéissance aux pouvoirs constitués et pour éviter l'incarcération et les sanglans affronts dont on menaçait ceux qui ne satisferaient pas dans les vingt-quatre heures, et qu'on s'est permis impudemment de mettre à exécution contre différens honnêtes Citoyens qui se trouvaient dans l'impuissance de ramasser les sommes énormes, qu'on en avait exigées.

On a mis en réquisition tous mes vins ; les scellés ont été apposés sur la cave qui les contenait: pendant les deux mois que ces scellés subsistèrent, je fus obligé d'acheter dans les auberges, et à des prix étonnans, tout le vin nécessaire, tant à ma famille qu'aux ouvriers occupés aux travaux de ma manufacture de tabac, ainsi qu'aux volontaires séjournans dans ma maison, et à ceux qui avaient été mutilés dans les combats et que j'avais accueillis. Les scellés ayant ensuite été levés, on m'enleva quatre cent mesures de vins tous très vieux, presque tous étrangers et des meilleurs crûs du Palatinat, du Rhin, du Margraviat, de la Mozelle et du Haut-Rhin; par conséquent non sujets au maximum. Ce ne fut qu'après des démarches sans nombre que j'obtins. la promesse, que la valeur m'en serait remboursée, au prix de l’estimation.

Commande de vin "caucher" de Seligman Alexander
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Commande de vin

Enfin le 18 Fructidor, il m'a été remis une somme de 10,600 livres seulement, sans qu'aucune estimation ne m'en ait été communiquée, et tandis que j'en aurais tiré 48 à 50,000 livres dans le tems.

Je me serais consolé de ce sacrifice, si par cette perte, j'avais coopéré au rétablissement des braves défenseurs de la patrie, malades ou blessés dans les hôpitaux; mais apparemment on a trouvé ce vin trop bon pour eux; car j'ai appris avec douleur qu'il se trouve encore dans les caves du ci-devant Séminaire.

Le 11 et le 12 Germinal dernier, le Directoire du District accorda au Citoyen Houë1, Agent supérieur du Ministre, deux réquisitions (Voyez-en les copies sous Nros 5 et 6) sur moi, pour lui fournir de mon linge.

Je doute  si les districts ont le pouvoir de disposer ainsi à volonté de la propriété des Citoyens ; je sais qu'au moyen des appointemens que perçoivent les militaires, toute fourniture en logement et ustensiles a été supprimée; mais malgré tout cela, j'ai encore satisfait à ces réquisitions, quoi qu'incertain si j'en obtiendrais la restitution. Il est vrai que celle-ci m'a été faite quelque tems après, à force de réclamations; mais elle n'a pas empêché qu'on ne disposât du reste de, mes propriétés, comme de celles d'un émigré.

Le 9 Prairial suivant, je fus touché d'une autre réquisition. (Voyez-en la copie N°. 8.) signée de l'Administrateur de Police de la Municipalité, en conséquence d'une délibération du Directoire du District, par laquelle il m'a été enjoint d'évacuer sur le champ une partie de ma maison à la disposition du Commissaire ordonnateur, pour lui, sa famille, ses commis, ses domestiques et ses chevaux.

Ce que cette réquisition avait encore de plus révoltant, c'était qu'on ne me laissa que la journée pour y obtempérer, sans doute, afin de me priver des moyens de faire entendre mes justes remontrances ; il ne me resta d'autre parti à prendre que celui d'obéir , et d'évacuer sur-le-champ, la plus belle partie et la plus commode de ma maison. — J'y laissais même les meubles, dont ce Commissaire pouvait avoir besoin. Il l'occupa pendant très longtems, même après ma mise en liberté, et me causa la plus grande gêne, et un dégât horrible des meubles.

Après tous ces attentats à mes propriétés, il ne restait plus qu'à y mettre le comble, en me privant de ma liberté. Cette dernière voie d'oppression fut encore consommée sans égard à mon âge accompagné de fréquentes infirmités ; je fus reclus au ci-devant Séminaire, privé de tout secours et consolation, et accablé de tous les maux de l'esprit et du corps, inséparables d'une incarcération injuste et non méritée.

J'avisais vainement, aux moyens de faire entendre mes réclamations ; la terreur, que le systême d'oppression avait généralement répandue sur mes Concitoyens, était tellement à l'ordre du jour, que personne n'eut le courage de me prêter sa plume, pour me rédiger une simple pétition, de crainte de se voir également privé de sa liberté en rémunération de sa complaisance.

Enfin, malgré le danger auquel brie pareille démarche l'exposait, ma famille pressa l'Agent national de la Commune de lui déclarer les motifs, de ma détention, et en eut pour réponse que c'étaient le fanatisme et l’égoïsme qui, l'avaient provoquée. Elle tâcha donc de convaincre cet Agent par les preuves lus plus évidentes, renfermées dans quatre pétitions successivement présentées, que lesdites inculpations étaient vagues et sans fondement ;  mais quoiqu'on ne pût se refuser à la solidité, de ces argurnens , on s'en prévalut, au lieu de briser mes fers , pour y mettre de plus grandes entraves, et l'on se permit d'altérer le registre en y substituant le terme d'agioteur à celui d'égoïste. — Ma famille ne fut informée de ce faux, que lorsqu'a sa demande, on lui communiqua la cause de ma détention (Voyez-en la copie sous N° 11 en exécution des dispositions de la loi du 12 Thermidor. Cette nouvelle inculpation se trouve encore sans fondement, puisqu'après l’examen le plus rigoureux de mes papiers, il ne résulta pas l'ombre de preuve d'un pareil forfait.

Pour m'abymer entièrement dans mes malheurs, et pour détruire les débris de ma fortune, en même tems qu'on s'acharnait contre ma personne, l'on arrêta le Citoyen Abraham Auerbach, mon associé, chargé spécialement de la surveillance de ma fabrique de tabac, qui souffrait considérablement par l'arrestation subite et imprévue de ces deux chefs. Des sauces préparées pour la confection des tabacs se gâtèrent, et des feuilles de Virginie brûlèrent pendant notre détention.

Je souffrais ainsi pendant deux mois et demi les angoisses d'un emprisonnement, dont les suites qu'on en craignait, augmentaient d'autant plus mes frayeurs, que pour me laisser ignorer le sort qu'on me destinait, toute communication avec ma famille me fut interdite, et à cet effet, on m'avait privé de. l'usage du papier, crayon, plume et encre, sans que mon incarcération ait été précédée d'un interrogatoire qui m'aurait sans cloute fourni les moyens de me laver et justifier des inculpations criminelles, dont la malveillance, l'envie ou la jalousie m'avaient chargés.

Parvenu enfin. à me faire délivrer par écrit copie du mandat d'arrêt laché contre moi (Voyez la copie N°. 9. ) et des motifs de ma détention, en exécution de la loi du 18 Thermidor, j'ai vu avec la dernière surprise clans ledit mandat d'arrêt , ainsi que dans celui de mon associé Abraham Auerbach (Voyez la copie N°. 10.) signés tous les deux Mathéus,  que nous avions été mis en arrestation conformément à la Loi du 17 Septembre 1793, vieux style, concernant les gens suspects ; tandis qu'aucun motif de suspicion articulés déterminément par la loi, n'a jamais pu nous être appliqué; car nous n'avons point de parens émigrés; nous ne sommes ni ex-nobles ni ex-prêtres: la prévention fanatique contre les juifs ne nous a pas confié des fonctions publiques. — Cependant l’on m'a arraché du sein de ma famille; l’on m'a confondu parmi les gens suspects, l'on m'a appliqué une loi qui m'était inapplicable ;  ne s'y agissant ni de fanatiques ni d' égoïstes, qualités qu'on m'avait faussement attribuées encore moins d'agioteur,  qu'on avait ensuite, avec aussi peu de fondement et de bonne foi substitué à celui d'égoïste , en changeant et par conséquent falsifiant le registre.

Telles sont les extrémités auxquelles l'affreux systême de l'infâme Robespierre a porté ses fidèles suppôts pour opprimer les citoyens qui ont fait pour la révolution tout ce que l'intérêt le plus tendre peut inspirer, en transgressant toutes les lois, en prêtant à leurs dispositions salutaires les interprétations les plus sinistres, en foulant aux pieds les droits les plus sacrés de l'humanité, __ pour satisfaire aux passions .qui les agitaient.

Victimes de ce parti sourdement ourdi contre la liberté française, nous gémirions peut-être encore dans la captivité, ou bien nous aurions grossi le nombre des innocens suppliciés par les ordres de ces êtres dégénérés de l'espèce humaine, si par l'immortelle révolution du 9 Thermidor nous n'étions parvenus à faire entendre nos cris plaintifs au Comité de Sûreté générale, qui a enfin prononcé notre .mise en liberté. (Voyez la copie de cet arrêté sous N°. 12.)

Voilà, chers Concitoyens, les oppressions auxquelles j'étais en proie. La conduite de la Municipalité doit paraître d'autant plus étrange et inconcevable, qu'en tout tems elle m'avait accordé, même par écrit et sous son sceau public, le témoignage du plus pur patriotisme (Voyez la copie N°. 4.), jusqu'à me confier des fonctions, dont je me suis acquitté avec tout le zèle et l'empressement, qui lient l'homme libre à sa patrie.

Mais oublions cet enchaînement funeste et désastreux de conspirations contre la liberté générale et individuelle ; —  le ressentiment ne doit pas habiter le cœur du Républicain ; —  il est l'appanage des tyrans et des esclaves, des dominateurs et des hommes sanguinaires! — Ne tirons d'autre résultat de ces écrits douloureux, que celui de nous prémunir à l'avenir contre toute confiance aveugle dans les individus ; de ne jamais transiger sur les principes, et que le but de toutes nos actions soit la prospérité de notre pays, le maintien du gouvernement populaire, et le salut de la République une, indivisible et démocratique !

© A . S . I . J . A .