Jalons pour l'étude de l'humour judéo-alsacien (suite)


Satire de la communauté
Si les Mochelich constituent le reflet des conflits, des rivalités et des inimitiés entre les membres d'une communauté, ils ne se réduisent pas à cela. A travers eux, le Juif alsacien fait également la satire de sa propre communauté et de sa personnalité collective. L'humour sert là aussi de masque, non point à l'hostilité dirigée contre un individu, mais à la critique d'un univers culturel, que l'on affectionne et que l'on valorise. Nous avons vu que dans les cas de conflits entre individus, l'humour assurait au vainqueur le soutien du public, d'une part parce qu'il avait su le faire rire, d'autre part parce que l'hostilité gardait une forme somme toute tolérable, et n'était que l'expression imparfaite et inachevée d'une violence réelle.

Alphonse Lévy :Kougelhopf
Ces deux caractéristiques se retrouvent lorsque l'humoriste prend comme cible le groupe. En suscitant le rire du public, et donc sa complicité, il se protège de tout désaveu et condamnation de sa part. D'autre part, le Juif alsacien sait que son rire est innocent, et ne signifie pas une réelle remise en cause de soi. Par les Mochelich il se libère des étreintes de sa culture, non pas afin de la détruire mais pour mieux l'assumer. Par son rire, il exorcise les conflits dans un but de conservation. L'humour présente donc un pôle positif d'auto-critique, et un pôle négatif, parce que celle-ci n'a de portée que symbolique et fictive. L'humour introduit un effet de distanciation, qui rend possible une auto-évaluation par laquelle le Juif alsacien s'observe en tant qu'objet risible.

Nous avons repéré six cibles de l'auto-dérision du Juif alsacien :
  1. Le caractère conflictuel des communautés juives,
  2. Le rapport du Juif d'Alsace à la nourriture,
  3. Son rapport à la religion,
  4. La forme du mariage dans les histoires de marieur,
  5. L'ensemble du système social dans les histoires de Schnorrer,
  6. Les événements désagréables et le malheur.
Par ses histoires le Juif alsacien se constitue en spectateur distant et souriant de son propre univers culturel. Ainsi contemple-t-il avec humour le caractère conflictuel de sa communauté.
"Dans les petites communautés juives, il y avait tout le temps des bagarres, des clans qui entre eux se disputaient, des frères qui étaient ennemis, qui ne se parlaient absolument pas. A Pfaffenhoffen, souvent ça se terminait assez mal, et ils en venaient littéralement aux mains. Il y avait une fois de bagarre entre deux clans, et un des clans est allé investir la maison du clan ennemi. C'était un vendredi soir et pour se défendre, le maître de maison a pris le "Kugel" (mets favori des Juifs de la campagne alsacienne le Shabath) tout fumant qui était sur la table et l'a jeté à la figure de son adversaire, et cela a donné un procès. Au cours de ce dernier, le Monsieur qui avait été agressé raconte:
"Il m'a lancé un Kugel à la figure. Alors le juge allemand qui ne sait évidemment pas ce que c'était que ce Kugel demande : "Qu'est-ce que c'était comme Kugel ?" Alors celui qui avait lancé le Kugel lui dit : "Je veux juste vous dire, un Kugel c'est tout à fait comme un Chalet (autre mets de Shabath), un Chalet est fait avec du pain et des oeufs, et un Kugel ... " Alors le juge l'a interrompu et lui a dit "Bien, bien" ; il avait cru que c'était une boule de métal ou quelque chose comme ça". (En allemand le mot « Kugel » signifie une balle, un boulet).
Cette histoire dénie aux conflits entre les Juifs tout caractère sérieux. La double entente du mot "Kugel" discrédite et ridiculise l'arme des Juifs. Ce n'est pas une boule de métal, mais un plat de la cuisine juive traditionnelle.

La vantardise
Les conflits prenaient selon certains de nos informateurs la forme de la "médisance" et de la "vantardise pour se montrer supérieur à l'autre", défauts tournés en dérision dans les histoires suivantes...
"Il y a une réunion des dames de la communauté. Elles sont toutes venues pour coudre, tricoter. Et puis il y a un silence, personne ne parle; alors il y a une dame qui dit : "Tiens, tiens, quel silence, personne ne parle". Une autre dame dit : "Mais de qui voulez-vous qu'on parle, toutes les dames de la communauté sont là ?".

"Les gens aimaient en effet dire du mal des autres", nous dit-on. Certains Mochelich font également la satire de cet "esprit de vantardise qu'avaient très souvent les Juifs" :

"Mon père racontait cette histoire comme si elle était arrivée à mon grand-père. Un monsieur rencontre mon grand-père et lui dit : " Siesel, j'aurais pu aujourd'hui acheter un gilet quasi neuf pour cinquante Pfennig" ; alors mon grand-père lui répond : "Mais alors pourquoi tu ne l'as pas acheté ? ". Et l'autre lui répond : "Y penses-tu, il était complètement en lambeaux ". Et notre narrateur de conclure : "Cette exagération, c'est des choses que j'ai vécues".

"La vantardise était, elle est peut-être encore, le défaut de certains Juifs alsaciens. Il y avait ainsi à Erstein, un marchand de grains qui aimait se vanter au sujet de ses affaires. Un jour il demande à l'un de ses voisins : "Combien crois-tu que j'ai chargé de quintaux de grains aujourd'hui ?". Et l'autre de lui répondre : "La moitié".

"Dans l'ancien temps, à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème siècle, un grand nombre de ces Juifs alsaciens étaient encore colporteurs. Alors j'ai entendu raconter dans ma famille l'histoire suivante. Il y avait une famille de Juifs qui avait réussi, qui est allée à Strasbourg, qui avait déjà son bel appartement et tout ce qu'on veut vers le milieu du 19ème siècle. Le maître de maison invite un de ses parents de la campagne à venir chez lui pour admirer sa réussite et sa richesse. Très vantard, il est ce qu'on appelle en judéo-alsacien un "Gaafestinker" (puant de vanité), pour se faire valoir aux yeux du cousin de la campagne, il affirme que son père déjà ne portait que des bas de soie. Alors l'autre, le cousin de la campagne, qui sait bien que le grand-père de ce citadin, c'était le grand-père commun au villageois et au citadin, dit : "Oui, oui je sais, mon grand-père aussi portait des bas de soie, d'ailleurs c'était le même que le tien, mais il les portait sur les épaules" (dans son ballot de colporteur).

Le Juif de la campagne en jouant sur le double sens du mot "porter" rappelle de façon humoristique à son cousin nouveau riche leur origine commune. Il remet ainsi en cause le caractère légitime du luxe dans lequel il vit et son esprit petit bourgeois.

Cet "esprit médisant" et "vantard" propre aux Juifs d'Alsace expliquerait, selon certains de nos informateurs, leur besoin de raconter des Mochelich. "Les Juifs alsaciens cherchaient dans les Mochelich à faire briller leur intelligence et leurs exploits, c'était souvent des mensonges... Souvent le conteur intercalait dans ses récits cette locution familière "Alles onn der Emes", "pour tout dire et dire la vérité". Il arrivait alors que l'un de ceux qui l'écoutaient ajoutât àson tour "Alles sonder Emes", "pour tout dire, sans la vérité".

La nourriture
Un autre objet de l'auto-dérision du Juif est son rapport à la nourriture. Celle-ci tenait une place privilégiée dans la vie des familles juives alsaciennes, qui exprimaient à travers elle, de par la sanctification dont elle était l'objet, leur rapport aux autres et à Dieu.
"Quand nous sortions de la Schule (synagogue) le vendredi soir, l'un ou l'autre de ces Juifs nous disait "Qu'est-ce qu'il y a ce soir à manger, qu'est-ce que vous avez ?". Et un jour Simon, qui était le Barnes (président de la communauté) un temps à Pfaffenhoffen, a dit : "Un Kugel nous avons eu", et il a raconté qu'il a fallu s'y mettre à trois pour le mettre sur la table."
L'exagération est ici une méthode de satire, qui, tout comme la caricature, en accentuant certains traits les rend risibles.

Satire de la vie religieuse
Le Juif alsacien envisage sous l'angle comique non seulement son rapport à la nourriture, mais également à la vie religieuse dans son ensemble. Ainsi, les calembours sur les formules religieuses sont un procédé de raillerie que le Juif alsacien affectionne.

"Un enfant a été circoncis pendant la guerre et il n'y avait pas de Mohel (circonciseur). Il y avait un curé dans le village qui savait le faire, alors il a circoncis le petit. Après la guerre le curé a rencontré ces gens-là qui lui ont dit "Ça va très bien, seulement quand le petit fait sa prière du soir, au lieu de dire "hamalech a gohel" ("que l'ange qui m'a délivré..."), il dit "hagalech a mohel" ("le curé-circonciseur").

"Parfois, l'humour était totalement involontaire comme dans cette injonction que j'ai moi-même entendu faire par notre Barness à Pfaffenhoffen lors d'un Yomtef (jour de fête). "Es isch hoch verbotte tze ohre" ("il est hautement interdit de prier"), au lieu de dire "es isch verbotte hoch tze ohre", ("il est interdit de prier à voix haute").


Une forme particulière de jeu de mots consiste à remplacer un mot hébreu du rituel par un terme allemand qui le rappelle par sa consonnance. Ainsi un morceau chanté le Shabath de Hanouka commence par ces mots "Cheney Zeysim", qui signifient "deux oliviers". Or "Schnee" signifie "neige" en allemand. "Quand il neigeait, les Juifs disaient Cheney Zeysim".

Une autre méthode de dérision consiste à délester les rites et les objets religieux de leur signification en les utilisant dans un contexte comique ou insolite.
"Autrefois on allait chez le Rabbin quand on avait un problème pas seulement au point de vue des pratiques juives, mais autrement aussi. Je me rappelle, j'ai connu une famille dont le père devait être amputé d'une jambe ; ils sont allés chez le Rabbin pour lui demander s'il fallait le faire. Eh bien, dans ce cas particulier, un homme est allé chez le Rabbin, il a dit: "J'ai une chose à vous soumettre". - "Ah, quoi donc ?" - "J'ai une vieille paire de Téphilîn (phylactères). Est-ce que je peux les utiliser comme sangle pour des volets roulants ?".

Tout comme les rites, les personnalités religieuses sont objet de moquerie. C'est ainsi qu'on reproche au rabbin de dire des mensonges aux enterrements :
"Un type très méchant meurt, le rabbin dit quand même quelques bonnes paroles à son sujet; alors deux juifs sont à l'enterrement et se disent : "Dis donc, je crois qu'on s'est trompé d'enterrement, viens on va partir".
"Il y avait une fois un enterrement, il n'y avait pas de voitures encore mais des chevaux, et à cet enterrement le rabbin a tellement menti, a dit des choses qui n'existent. pas, que les chevaux se sont sauvés, tellement le rabbin a menti, ça a même énervé les chevaux".

On fait attention aux tics de langage du rabbin : "J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais étant donné que vous avez faim, nous en resterons là et laisserons le reste pour la prochaine fois".

Toutefois, les rabbins apparaissent comme extrêmement intelligents quand ils tentent de critiquer le monde qui les entoure :
"Un jour le rabbin est allé faire une visite à des gens riches et vantards. Il constate que la serrure de la porte d'entrée était en mauvais état. Et les personnes lui ont dit : "N'est-ce pas, Monsieur le Rabbin, que nous avons une belle maison ?". Le rabbin a répondu : "Votre maison est comme votre Schloss (jeu de mots sur Schloss qui signifie à la fois château et serrure).

"Schmüle est sonneur de Chofar (corne de bélier que l'on sonne au Nouvel An) dans une petite communauté. Quelques jours avant les fêtes il va chez le Rabbin pour mettre au point les détails de la cérémonie. Mais entre temps le rabbin a appris que Schmüle n'était plus pieux, et qu'il mangeait du porc et du lapin. Quand tout fut au point, le rabbin l'appela et lui dit : "Ecoute Schmüle, encore une question, est-ce que vous pouvez manger Haas ?" - "Si je peux manger du lapin ? dit Schmüle, aussi bien que n'importe qui". - Alors le rabbin lui rétorque : "Si vous pouvez manger du lapin ("Haas") vous n'avez pas besoin de souffler" (Haas signifie à la fois "lapin" et "chaud").


Le marieur
Alphonse Lévy :"Il veut, elle ne veut pas" (détail) - voir l'image entière
Un tel rôle critique est également dévolu au marieur (Chadchen) qui dans les Mochelich fait la satire de l'institution du mariage. Celle-ci apparaît comme un marché où la jeune fille est décomposée en qualités qui lui confèrent une valeur proportionnelle à leur nombre. Les qualités les plus appréciées sont d'abord la richesse et le statut social du père ("On se renseignait avant, et quand c'était la fille du Barness, c'était un grand honneur"), la beauté physique, les qualités morales et enfin l'intelligence. Dans ces histoires où le mariage est un commerce, la jeune fille est réduite au statut d'objet à "placer". Les parents jouent le rôle de vendeurs, toujours très prompts d'ailleurs à se débarrasser de leur marchandise. Le jeune homme apparaît comme un acheteur méfiant qui s'interroge sur la valeur réelle de l'objet qu'il va acquérir. Le marieur est l'intermédiaire entre les vendeurs et l'acheteur. Il semble être un très mauvais commerçant, car, au lieu de vanter les qualités de la jeune fille, il révèle ses défauts. Dans certaines histoires, il décrit les carences de la jeune fille, en quelque sorte inconsciemment, comme s'il ne s'était pas contrôlé, au mépris de sa fonction et de ses intentions.

"Un prétendant se plaint au marieur parce que la jeune fille qu'il lui a présentée ne lui plaît pas. Il lui dit à l'oreille, doucement car la jeune fille était présente : "Elle est vieille, laide et elle louche". - "Vous pouvez parler à haute voix" lui dit le marieur, elle est également sourde."

"Un Chadchen va dans une famille qui a un jeune homme à marier. Il amène son copain et dit à la famille : "Ecoutez, j'ai une belle fille pour votre fils. Son copain ajoute : "Et quelle belle fille !". Il dit : "Elle a des cheveux magnifiques". Le copain ajoute : "Et quels beaux cheveux !". Il dit: « Elle a de beaux yeux bleus". Le copain ajoute : "Et quels beaux yeux bleus !". Il dit : "Seulement, il y a une chose, elle a une bosse ". Le copain ajoute : "Et quelle bosse !".

"Un prétendant va avec un marieur rendre visite à une jeune fille. Le Chadchen vante la richesse des parents et lui montre un très bel objet d'art. Le jeune homme dit : "Peut-être que les parents ont emprunté cet objet pour m'impressionner". Et le marieur de répondre : "Qui prêterait quelque chose à ces gens-là ?".

Le marieur, en laissant échapper inopinément la vérité, pourrait faire figure d'étourdi. Mais il apparaît en fait plutôt comme un personnage d'une intelligence supérieure. Son lapsus n'est pas un accident, mais un procédé de révélation. La quasi automaticité avec laquelle le marieur tient ses propos leur confère en effet un caractère comique, et sous ce voile c'est l'institution du mariage qu'il met en cause : les parents prêts à toutes les bassesses pour procurer un mari à leurs filles, le jeune homme qui se couvre de ridicule en comptabilisant les qua1ités et les défauts de la jeune fille.

Un autre procédé de révélation utilisé par le marieur est le raisonnement sophistiqué, dont la façade apparemment logique présente in plaidoyer en faveur de la jeune fille ; cependant, ce vernis comique, qui repose en fait sur une faute de raisonnement, voile tout en laissant transparaître d'acerbes critiques à l'égard de la fiancée.
"Un jeune homme doit se fiancer avec une jeune fille de Grüsse. L'affaire a été arrangée de belle main par le Chadchen. Cependant, les parents du Hosen (fiancé) ont appris indirectement que la Kalle (fiancée) a une fort mauvaise réputation. Aussi, quand le Chadchen arrive dans la famille du fiancé, le père de ce dernier lui dit : "Vous vous êtes moqué de nous, j'ai appris que la jeune fille n'est pas du tout convenable, et que tous les jeunes gens de Grüsse ont déjà eu des relations avec elle". A quoi le Chadchen répond : "Et alors? Grüsse n'est pas si grand."


Page précédente Page suivante

Humour Accueil
© A . S . I . J . A .