Veokhaltho, vesovotho ouvèirakhtho ès
Ha-chem Elohekho al Hoorets hatovo acher nossan lokh Tu mangeras, tu te rassassieras et tu béniras ton Dieu sur la bonne terre qu'il t'a donnée |
Schnorrer/colporteur à Strasbourg carte postale ancienne - © M. & A. Rothé |
Cette phrase donnait jadis, lorsque la généralité comprenait l'hébreu, et donne lieu encore quelquefois aujourd'hui où la langue sacrée n'est heureusement pas morte pour tout le monde, à un trait d'esprit assez plaisant. Pour le bien saisir, il est utile de donner quelques mots d'explication.
Les Israélites d'origine alsacienne, n'ont pas attendu l'apparition du livre, Le roi des Schnorrers, pour connaître le fléau de la mendicité parmi les juifs, car ce fléau londonien ressemble comme un frère à celui qui règne dans les milieux juifs de l'Alsace. Au surplus, la description de ce fléau eut été assez drôle dans sa réalité, pour que Zangwill eût pu se dispenser d'en forcer la note humoristique.
Cette mendicité, nos Alsaciens se le rappellent, est une véritable institution sociale. Nous l'avons vue fonctionner au cours des années de notre enfance, et nous l'avons trouvée alors, tout à fait naturelle.
Toute une légion de schnorrers, fils de schnorrers, gendre de dchnorrers, et dont les enfants n'auront pas d'autre carrière que celle de mendiants, est disséminée dans les villages de l'Alsace, dont ils s'éloignent les uns par intervalle, les autres pendant presque toute l'année, ceux-ci seuls, ceux-là avec leurs femmes et leurs enfants, pour se répandre successivement sur les communautés juives de "leur ressort".
Pendant leur période d'activité, ils visitent plusieurs communautés comme de fidèles clients, ils mettent tous les coreligionnaires à contribution, ils vont ainsi de maison en maison, et nul n'aurait le courage de refuser son obole, minime en vérité, mais qui tant de fois répétée, du matin au soir, arrive à former une somme rondelette dans la bourse du schnorrer.
A l'arrivée au village où il veut faire escale à midi, le schnorrer pense tout d'abord, à s'assurer le déjeuner ; dans un autre village, qu'il atteint à une heure où le soleil penche vers l'horizon et où il veut passer la nuit, il s'occupe aussitôt de son dîner et de son coucher.
Pour le coucher, il y avait jadis, les anciens de mes contemporains s'en souviennent, des gens plus pauvres que ces hôtes d'une nuit, et qui accordaient dans leur taudis, jusqu'au lendemain matin, contre une pièce de monnaie insignifiante "cinq ou dix centimes" un malheureux matelas, dont les souvenirs remontaient très haut, et qui, comme bien l'on pense, n'avait jamais connu le chemin du matelassier réparaeur. On appelait ces hôtelleries grand genre des "Schlaufstätt" (gîte pour la nuit). Aujourd'hui cette exploitation a disparu, mais il se trouve toujours, au sein des communautés, des marchands de bestiaux pitoyables, quelque notable Israélite épris de charité, tenant à l'état permanent, et gratuitement, cela va sans dire, une couchette de foin dans sa grange, à la disposition de ces ambulants, plus ou moins intéressants.
Pour les repas, déjeuner ou dîner, fonctionne une institution, dont l'origine remonte au temps du Temple de Jérusalem, appelée dans le Talmud "Koupa et Tam'houï" et qui, dans les agglomérations juives, se confond avec la communauté même. Aux termes du règlement de cette insitution, tous les particuliers sont obligés de s'engager à donner par an, chacun selon ses moyens apparents, un certain nombre de déjeuners et de dîners. Un préposé ad hoc prépare au nom de chacun des membres de la communauté un nombre de petits bulletins qui sont en réalité des bons pour autant de repas. L'intéressé se rend auprès du préposé en question, reçoit son bulletin qui s'appelle "blett" (billet) et le porte au "Balbos" (maître de Maison) ou à sa femme, qui lui devra le couvert, à midi ou le soir. C'est comme on voit un véritable impôt sur le capital auquel tout le monde dans la communauté doit faire bon accueil, sous peine de se voir interdire le droit d'être appelé à la Torah ou de dire le Qadich aux anniversaires de décès des siens.
On a d'ailleurs dans l'Alsace juive, la terreur de la malédiction des "Armi leut" (des pauvres), des mendiants mécontents. Cette peur justifiée seulement quand elle est méritée, a sans doute pour origine, ces belles paroles du Pentateuque : "Si tu restes impassible devant ton frère nécessiteux, si tu refuses de le secourir, et qu'il se plaigne de toi au Seigneur, tu seras coupable devant Lui." Jadis, jamais le don d'une piécette de monnaie ni le secours alimentaire n'a été refusé aux schnorrers. Ils les recevaient l'un et l'autre, sans merci ni bonjour, que disons-nous ? plus d'une fois, se plaignaient, en guise de reconnaissance, de n'avoir participé qu'à un repas trop frugal, ou de n'avoir reçu qu'une charité trop modeste, offerte d'ailleurs souvent par des donaeurs bien pauvres eux-mêmes.
Dans notre enfance, c'était, du matin au soir, des visites ininterrompues des "Armi leut". Pour éviter ces dérangements continuels, et aussi pour alléger leur charge, sans faire de tort aux revenus des "Armi leut", les communautés eurent l'idée de fonder dans chacune d'elles, une caisse de charité appelée "Abfertiggelt" (fonds de charité expéditive), A l'alimentation de cette caisse, tous les membres de la communauté contribuaient, et les passagers pauvres y recevaient une petite somme, avec défense formelle d'aller mendier à domicile. Ce fut, hélas, un fiasco complet pour les communautés, car les pauvres allaient bien, dès leur arrivée au village, toucher leur part "d'Abfertiggelt" mais n'avaient rien de plus pressé, ensuite, que d'aller de maison en maison exercer leur industrie. Dans quelques communautés, on remédia à cette mendicité en partie double, en supprimant simplement cette caisse de charité qui avait manqué son but. Mais dans la plupart des communautés, on n'osa pas toucher à cette institution qui, quoique de date récente, avait pourtant acquis, pour ainsi dire, droit de cité, et les "Armi leut" continuèrent et continuent sans doute aujourd'hui à manger à deux râteliers ; ils ne s'en plaignent pas d'ailleurs.
Voilà succinctement présenté le schnorrer d'Alsace.
Mais le définir, c'est une autre affaire : est-ce un vulgaire mendiant
? non, car il entre le front haut, dans chaque maison, se plante devant l'habitant,
sans dire bonjour et le quitte sans dire merci, faisant sonner le bâton
d'églanier sur lequel il s'appuie.
Est-ce un importun, un pique-assiette ? non, puisque les repas lui sont "dus" et que nos braves et bons alsaciens pensent avec plaisir en recevant
leur commensal, remplir un saint devoir d'hospitalité.
Est-ce un pauvre, est-ce un riche ? ni l'un, ni l'autre, puisqu'il n'est d'une
part jamais inquiet du pain du lendemain, et que d'autre part, il ne laisse
jamais à ses enfants d'autre succession, que le droit de continuer,
à leur tour, le métier de juif errant, nourri et logé
aux frais des communautés.
Est-il heureux ? est-il malheureux ? il n'est rien de tout cela, et il est
tout cela à la fois, pour le définir donc, ce personnage singulier,
nous dirons simplement que le schnorrer d'Alsace, est un... schnorrer
d'Alsace.
Maintenant ce schnorrer, quel rapport a-t-il avec le mot cité
en tête de ce chapitre, et avec l'humour alsacien, dont nous nous occupons
?
Voici : de mon temps, on racontait souvent l'histoire suivante :
Un commerçant imporant avait reçu à sa table - c'était
son tour - un exemplaire intéressant de cette congrégation de
schnorrers. Celui-ci étant proprement mis, et paraissant fort
convenable, le Balbos le traita avec bonne humeur, et s'entretint
avec lui sympathiquement. Il n'en fallut pas davantage pour que le schnorrer,
enhardi par ce bon accueil, se considérât bien sincèrement,
comme l'ami intime de l'amphitryon. Il ne douta pas un instant que son aimable
hôte, ne lui offrît pour la nuit, sa plus belle chambre à
coucher, et à la fin du repas, il lui dit sans détour : "Mein
leiber Yet (mon cher coreligionnaire), nous avons accompli à présent
la prescription du verset connu qui se trouve dans la prière après
le repas : "Et tu mangeras, et tu te rassasieras et tu béniras le Seigneur
ton Dieu" et maintenant où coucherai-je ? L'amphitryon, bien qu'un
peu interloqué, lui répondit du tac au tac : "Mein Buter
Mann" (mon brave homme), pour savoir où vous coucherez, lisez
simplement la suite du verset que vous venez de citer : "Al hoorets hatauvo"
"sur la bonne terre que Dieu t'a donnée".
Nous avons rapporté ce conte, parce que c'est sans doute à lui, ou à quelque autre de ce genre, que faisait allusion cette boutade, que l'on lançait volontiers, à celui qui était soucieux de savoir où il passerait la nuit. "Al hoorels hatauvo".