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Les choses ne se passèrent ni de cette façon ni de l'autre.
Au matin, quand il monta, sa soeur venait de se lever et s'étirait près
du fourneau où Rachel s'affairait à allumer le feu. Les autres
enfants dormaient encore. La Marie était une femme flétrie, dont
on ne devinait guère la beauté de jadis. Vêtue d'une vieille
jaquette et d'un jupon rapiécé, les pieds nus dans des pantoufles
de feutre déchirées, elle avait triste mine. Rachel, par contre,
pour ses quatorze ans, était robuste. Elle avait de beaux yeux noirs
qu'elle levait affectueusement.
- Te voilà déjà de retour, dit Marie, je ne t'attendais
que ce soir ; est-ce que tu n'étais pas à Schmieheim ?
- Si, mais j'ai pu profiter d'une voiture. A minuit j'étais déjà
rentré.
- Je ne t'ai pas entendu, mais je suis contente de te revoir, il me faut du
café et du pain.
- Je t'ai pourtant laissé de l'argent.
- Mais j'étais avec Rachel et David à Barr, j'y ai acheté
des bas pour Dina et Moïse, ainsi que des sabots pour Camille.
- Comment va Esterle ?
- Bien, elle a de nouveau de l'appétit, elle va se lever.
- Est-ce que vous avez eu du travail à la fabrique ?
- Laisse-moi tranquille avec ta fabrique ! Quarante sous qu'ils veulent me donner,
et pour Rachel et David quarante sous pour eux ensemble.
- Cela fait quatre francs par jour ; c'est-à-dire, Schabbess
et dimanches en moins, quatre-vingt francs par mois. Cela te suffira pour vivre,
puisque tu n'as ni loyer, ni chauffage à payer. Dorénavant, ne
compte plus sur moi.
- Quoi ? Qu'est-ce que tu dis là ? Tu vas nous quitter ?
- Au contraire, je vais me marier !
Incrédule, sa soeur le dévisageait. Puis elle se mit à
rire :
- Toi, tu veux te marier ? Et avec qui donc ?
- Avec une brave fille que tu ne connais pas ; elle est à côté
chez la Sorele ; dès que nos papiers seront prêts, on se mariera.
- Tu l'as amenée avec toi ? Où 1'as-tu donc ramassée ?
Sur les grands chemins ?
Sender devint rouge de colère.
- Je te dis que c'est une brave fille, qui était placée jusqu'à
présent et qui sait travailler.
- Et où donc habiterez-vous?
- Je pense que cette maison est la mienne ?
- Alors, tu vas nous mettre à la porte ?
- Je n'y songe pas du tout. En bas, il y a assez de place pour nous pour commencer.
Mais il faut que tu travailles, je ne peux pas vous nourrir, vous et ma femme
en même temps.
- Quand mon Lehmann rentrera, il te remboursera toutes tes dépenses.
- Il y a longtemps qu'il aurait pu le faire, mais il n'est pas près de
rentrer.
- Est-ce de sa faute s'il a de la guigne, quand une centaine d'autres, bien
plus bêtes que lui, sont des veinards ?
- Laisse-moi tranquille avec ta vieille chanson, je connais la mélodie
par coeur.
- Et si je n'allais pas à Barr, que pourrais-tu faire ? dit Marie avec
arrogance.
- Alors, ma femme et moi, nous irions habiter ailleurs et vous vous débrouilleriez
seuls ici.
- Ah, tu veux nous abandonner ? C'est cette medinemad, cette roulure,
qui t'a soufflé cela !
Avec étonnnement, Sender la regardait faire, tandis que Marie, confuse,
allait chercher un manteau qu'elle enfila par-dessus ses haillons. Ensuite elle
dit :
- Je vous offrirais bien une tasse de café, malheureusement j'en manque
pour le moment.
- Vous ! Vous ! s'écria Paula, je vais te tutoyer et tu en feras autant.
Nous sommes une même famille à présent, et il ne faut pas
de prezioses, des chichis, entre nous. Qui est-ce qui va chercher du
café ? Toi, Rachel ? J'irais bien, mais je ne connais pas encore le village.
Voici vingt marks, prends ce qu'il faut, puis nous ferons ensemble la cuisine,
car nous allons manger ensemble. Madame Sorele me donne le logis, cela suffit,
je ne veux pas lui manger son pain. Tu es bien d'accord, Sender ?
Celui-ci hocha la tête, heureux de voir sa Paula résoudre le problème
familial d'une façon ausi pratique.
- J'irais bien à la fabrique, se lamenta Marie là-dessus, si seulement
la route était moins longue. Six kilomètres aller et retour, par
tous les temps, ce n'est pas rien, et de plus, nous devons emporter le manger
; tout n'est pas gain net !
- Il s'agit seulement de quatre semaines, dit Sender ; quand vous aurez fait
votre apprentissage, vous recevrez du travail à domicile. A ce moment-là,
tu n'auras à faire les livraisons que tous les quinze jours.
- Quel est le genre de travail à la fabrique ? s'enquit Paula.
- Je te l'ai déjà dit. C'est une fabrique de résilles.
C'est un commerçant étranger qui veut introduire ici ce travail.
- Pardon, Sender, mais je ne sais pas bien le français ; qu'est-ce que
c'est, des résilles ?
- Ah, tu ne sais pas ce que c'est que des résilles ? expliqua Marie ;
ce sont des filets pour les cheveux, que l'on fait au crochet ; c'est maintenant
la mode
- Ce sont des filets à cheveux ? s'écria Paula. Mais chez nous,
on en fait dans tous les villages ; la fabrique se trouve à Lahr et il
y a un dépôt à Schmieheim ; à chaque minute de libre,
j'en crochetais, presque en dormant, et je gagnais ainsi pas mal d'argent ;
pour faire cela, vous n'aurez vraiment pas besoin d'aller à Barr, je
peux moi aussi vous l'apprendre.
- Tu vois, Marie, s'écria Sender avec fierté, est-ce que je ne
t'ai pas dit que ma Paula avait ies doigts en or ? Et tu as...
- Est-ce que je la connaissais ? se défendit Marie.
- Cessez de vous disputer, dit Paula ; si tu veux, Marie, nous irons cet après-midi
à Barr, chercher de la matière première, puis je vous ferai
faire votre apprentissage.
- Je vous accompagnerai, dit Sender, j'ai un client à Gertwiller ; maintenant,
je vais au village, chez le greffier, pour les papiers ; vers midi, je serai
de retour.
Il partit. Depuis longtemps il ne s'était senti le coeur aussi léger.
Sa Paula savait traiter Marie de la bonne manière, et, du coup, l'avenir
était de nouveau tout rose.
Entre temps, Paula continuait de déployer son activité auprès
de Marie et des enfants. Au fond, ni la mère, ni les enfants n'étaient
récalcitrants. Mais quand la mère se néglige, les enfants
ne peuvent prospérer. Sans exprimer des reproches, sans s'arroger de
l'autorité, Paula, grâce à. son seul exemple, réussit,
comme par enchantement, à transformer en logement propre ce qui avait
été une demeure d'une saleté inouïe. Le sol fut brossé
à grande eau, opération qui n'avait pas eu lieu depuis des années.
Deux enfants cherchèrent de la paille et remplirent la paillasse, qu'on
n'avait pas renouvelée depuis fort longtemps. Paula sortit de sa valise
des draps frais et recouvrit les lits à neuf. Le vieux linge fut jeté
dans la cour, en vue d'une lessive. On lava les fenêtres, on récura
le fourneau.
S'étant renseignée discrètement sur le menu, Paula apprit qu'on mangeait tous les jours des pommes de terre en robe des champs, rehaussées de harengs, ou pour varier, de fromage de Munster ; le soir, on mangeait les restes de midi. A nouveau, les enfants furent envoyés au village, et lorsque Sender revint à midi, il y avait, comme d'habitude, des pommes de terre, mais elles étaient rôties au beurre dans la poêle et précédées d'une savoureuse soupe au lait ; ensuite, il y avait une omelette, faite d'une douzaine d'oeufs qui coûtaient exactement douze sous ; et comme dessert, il y eut des cerises, dont la livre valait deux sous. Les enfants se croyaient au Paradis, mais les grands se régalaient pareillement, et Sender rayonnait de joie.
Il raconta que le greffier "soignerait" tout. En ce qui concernait Paula, il fallait faire venir de la Mairie de Schmieheim un acte de naissance et un certificat de bonne vie et moeurs. On allait délivrer les mêmes pièces pour lui-même. Puis, on procéderait à la publication des bans, dans le petit casier d'affichage des Mairies. Le mariage civil pourrait avoir lieu dans quatre semaines. Mais pour convenir de la date du mariage religieux, les fiancés devaient se rendre en personne chez le Rabbin de Niedernai, et c'est ce qu'ils décidèrent de faire le dimanche suivant.
Puis, tous ensemble prirent la route de Barr. Le fabricant, ravi d'engager
une ouvrière habile, remit à Paula d'un coup de la matière
première pour quatre semaines. Ils étaient à peine rentrés
que Sender revint à son tour à la maison. Paula lui fit part de
son succès, mais son hossen paraissait absorbé dans ses
pensées.
- Qu'est-ce que tu as, Sender ? n'est-tu pas content de moi ? demanda Paula.
- De toi, si, mais c'est de moi que je ne suis pas content.
- Et pourquoi, qu'est-il arrivé ?
- J'ai été trop prompt ... j'ai .. .
- Eh bien, qu'est-ce que tu as ?
- J'ai disposé de ton argent. J'ai ... j'ai ... acheté à
Gertwiller une génisse pour cent quatre-vingts marks.
- Est-ce que c'est trop cher ?
- Cher ? Non, c'est bon marché !
- Et alors ?
- Il faut que j'en prenne livraison demain, j'ai versé dix marks pour
la conclusion du marché.
- Et pourquoi ne chercherais-tu pas la génisse ?
- Mais, parce que je n' ai pas d'argent !
- Tu n'as pas d'argent ? Est-ce que tu n'as pas le mien ?
- Paula, nous ne sommes pas encore mariés. Ton argent, ce n'est
pas encore mon argent.
- Sender, tu es un Schaute, un imbécile ! Voici cinq cents marks.
Fais autant d'affaires que tu le peux. Ne vaut-il pas mieux pour moi épouser
un marchand, plutôt qu'un meschoress !
Le lendemain, Sender prit livraison de la génisse à Gertwiller
et la revendit à Meistratzheim pour deux cent cinquante marks. Tout heureux,
il rentra et montra son bénéfice à Paula.
- Vois-tu, pour gagner ces soixante-dix marks, il me fallait faire le meschoress,
le commis, pendant deux semaines. Bien sûr, les marchands d'ici ne travailleront
pas avec moi, parce que je leur fais maintenant concurrence. Mais je me passerai
d'eux. Tous les paysans des environs me connaissent.
Au courant de la semaine, il acheta encore trois grandes bêtes et réussit
à les revendre sur-le-champ. L'opération lui rapporta cent vingt
marks. C'était un bon début. La confection des résilles
progressait aussi ; Marie et les enfants se montraient des élèves
appliqués. Au bout de quinze jours, Paula dut chercher de la nouvelle
matière première et elle ramena un gain de quinze marks.
Sorele n'en crut pas ses oreilles, lorsque Paula lui raconta ces succès.
- Tout ira bien, remarqua-t-elle, tant que le Lehmann sera au loin. Mais qu'il
rentre, holile, que le ciel nous en préserve, et voilà
tout à l'abandon ! Marie jettera le travail aux orties, vous laissera
les gosses sur les bras et s'en ira avec son mari à la medine
!
- Est-ce que ce Lehmann est donc incorrigible ? Il y a quand même en tout
homme une étincelle de bien. Peut-être qu'en lui adressant une
bonne parole .. .
- Épargne ta peine, ma fille ! Il ne vaut pas deux liards, cet homme-là
! Il est mauvais comme la nuit.
Paula était d'un autre avis. Mais elle ne dit rien. Il y avait un coupon
de tissu devant elle et elle maniait le centimètre et les ciseaux. C'était
à Barr qu'elle avait acheté cette indienne. Elle voulait en faire
des robes de hassne, de mariage, pour Rachel, Dina et Esterle. Madame
Maier lui avait appris à coudre et Paula était ingénieuse.
Les enfants de Marie circulaient littéralement en haillons. Au fond,
cela faisait partie du métier. Pour schnorren,
il faut avoir de méchants habits. Quand on leur en donnait d'autres,
Lehmann s'empressait de les revendre et dépensait l'argent. D'après
les dires de Sorele, ce Lehmann était un modèle de bassesse. Sender,
par égard pour sa sœur, avait caché bien des choses. Car
Marie avait des vêtements convenables, comme Lehmann lui-même. Lorsque
les "affaires" avaient bien marché, ils s'habillaient avec soin, laissaient
les enfants seuls, et s'en allaient à Strasbourg, s'amuser avec leurs
semblables jusqu'à l'épuisement des fonds. Paula apprit tout cela
peu à peu. Mais elle ne s'en souciait pas.
Sa grande préoccupation était d'habiller David, Camille et Moïse
de neuf. Elle ne savait pas tailler des vêtements pour garçons.
Le drap était très cher. Elle avait vu à Barr des costumes
marin, en coton, dont elle voulait connaître le prix. Tous devaient recevoir
également des espadrilles blanches et des bas neufs. Elle-même
et Sender n'avaient besoin de rien pour leur mariage. Elle avait une robe de
soie noire, qui lui venait de sa mère, et Sender possédait la
redingote noire de son père ainsi qu'un cylindre, lequel, à la
vérité, n'était plus tout à fait à la mode.
Elle avait convenu avec Sender que la hassne serait d'une simplicité
extrême.
Sorele s'était déclarée prête à faire la
cuisine et à préparer quelques gâteaux :
- Sender est mon filleul et il n'aura pas à avoir honte, dit l'éleveuse
d'oies ; dans cent ans, il héritera de tout ce que j'ai. Je n'ai plus
d'autre famille que lui ; sa mère que Dieu ait son âme était ma cousine.
Au village, on se moque de toi et de Sender. J'ai dit que tu es une parente
à moi, de l'autre côté du Rhin, et que tu es en visite.
Mais il paraît que ces gosses-là ont bavardé. Fait rien
! Vous n'aurez pas à avoir honte de votre hassne, même
si nous sommes de pauvres gens.
Là-dessus, Paula avait donné un gros baiser à la brave
femme et son vieux coeur en fut réjoui.
Le dimanche, Sender et Paula s'étaient rendus à Niedernai, chez
le Rebb Jochanan. Il les avait reçus avec beaucoup d'amabilité,
les avait questionnés et avait fixé la date de la hassne
au lendemain du mariage civil. Sender avait aussi sollicité du greffier
la délivrance d'une patente, pour ne pas entrer en conflit avec la loi.
Paula s'était assise à la table, et avait écrit à
Schmieheim une lettre où, en priant Monsieur et Madame Maier de par-donner
son brusque départ, elle leur décrivait son bonheur, la droiture
de Sender et la bonté de Sorele. Pour finir, elle avait, de la maniére
la plus cordiale, invité ses patrons à la hassne, et
Sender avait ajouté quelques lignes.
Le temps avançait. Sender gagnait de l'argent. Il était bien vu des paysans, parce qu'il agissait honnêtement avec eux. Paula employait la rémunération que lui versait la fabrique à acheter des effets pour les enfants, dont les habits neufs s'étalaient à présent au complet. La malle contenant le trousseau de Paula était arrivée de Schmieheim par le train, et tout avait été rangé dans l'armoire de la chambre de Sender, à côté.
Nous avons à peine besoin de mentionner que le "parterre" avait également changé d'aspect. Les lits étaient recouverts de draps frais. L'alcôve portait des rideaux neufs à carreaux rouges et blancs. Aux fenêtres, il y avait des rideaux de la même étoffe. Le plafond et les murs étaient blanchis. La cuisine apparaissait comme un vrai bijou. Le peu de cuivres trouvés par Paula avaient été récurés et accrochés au-dessus du fourneau. On avait acquis de la vaisselle neuve, fleichtig, (pour la viande) et milchtig (pour les laitages), pour remplacer celle qui avait été "annexée" par la famille Lehmann. Paula fit confectionner une clef neuve par le serrurier et ferma provisoirement la cuisine, afin qu'on ne la rendît pas treife *.
C'est ainsi qu'approcha le jour du mariage civil.
Sender et Paula, en habits de Schabbess, se rendirent à la Mairie,
oł les attendaient le maire, le greffier et deux amis de Sender, pour servir
de témoins. Les formalités furent simples et les "oui" de Paula
et Sender si retentissants que le Maire en fut près de rire. Puis on
leur remit un livret de famille sur quoi, aux yeux de la loi, ils étaient
mari et femme.
Ce jour-là, à midi, ils déjeunèrent chez Sorele
; une assiette de bouillon de poule et une tête de carpe, préparée
pour la hassne. Marie fit une tentative pour participer au repas, avec
les enfants, mais Sorele les écarta d'une façon énergique
:
- Tous dehors, s'écria-t-elle, vous avez à manger chez vous. C'est
demain la hassne, revenez demain !
Esterle fut la seule à recevoir un morceau de Beliebetart, biscuit
de cérémonie, que Sender avait escamoté pour elle, sans
que Sorele élevât une protestation. Elle accepta également
que Paula emportât après le déjeuner un cornet de petits
gâteaux à l'anis pour les distribuer à la maison.
C'est ainsi que se présenta le matin de la hassne. La cérémonie avait été fixée à dix heures. A neuf heures, déjà, la petite synagogue était remplie de monde. Rebb Jochanan, le vieux rabbin, était arrivé en voiture. La moitié du village était là pour assister à la hassne de Sender. Il y avait rarement une hassne à Valf. Les "grandes hassnes" avaient lieu à Wolfisheim, chez la "Henriette", et les plus distinguées se célébraient même à Strasbourg, à l'hôtel de la "Ville de Paris". Mais ce qui avait attiré les nombreux curieux, ce n'était pas la hassne elle-même, on voulait voir la kalle, dont on parlait tant au village. Ce meschoress de Sender semblait avoir ramené là, de l'autre côté du Rhin, une perle. On connaissait les enfants Lehmann si déguenillés, et aussi la Marie, qui n'avait pas un sou de crédit, ni chez le boulanger, ni chez le boucher. C'est avec étonnement qu'on vit ces petits mendiants devenir tout à coup propres et polis. Tous les achats qu'ils faisaient furent payés comptant. On apprit que Marie et les aînés des enfants s'étaient soudain mis à travailler. On vit que le schlemihl de Sender (le malchanceux), qui jusque là, pour quarante sous, courait à vingt kilomètres de distance pour chercher une vache, faisait à présent des affaires pour son compte, et même des affaires heureuses.
On entendait dire comment Paula avait transformé la vieille maisonnette ; bien plus, on constata le fait, car la façade, elle aussi, avait une couche de blanc frais, et les poutres de cloisonnage étaient repeintes en noir. L'enclos du jardin, jusqu'alors àdemi écroulé, était remis sur pied, le jardin bêché, la cour nettoyée ; bref, ce qui avait été une ignominie pour le village, en constituait maintenant l'ornement. Et tout cela s'était accompli dans un laps de temps d'une brièveté inouïe, quatre semaines. Personnellement, Paula était fort peu connue au village, et bien des curieux s'attendaient à voir une femme imposante, robuste.
On fut grandement déçu. Car voici que s'avançait une kalle toute frêle et menue, vêtue d'une robe de soie noire, démodée, qui avait pour toute parure une petite couronne blanche dans sa chevelure rousse. Sender portait une longue redingote noire, qui lui était un peu trop étroite ; il arborait une cravate blanche, et, ô miracle, le cylindre était lustré à la brosse et rayonnait de loin au soleil. Marie était restée à la maison, mais les six enfants Lehmann suivaient en un cortège que le village n'aurait jamais imaginé. Les robes des fillettes, en indienne claire, leur allaient à merveille. Toutes avaient des bas blancs et des espadrilles blanches. Leurs cheveux étaient soigneusement coiffés, et retenus par des rubans blancs. Les garçons avaient des costumes marin en toile bleue et des chaussures en toile jaune. Leurs cheveux étaient coiffés en brosse, sous des bérets bleus de marin, à longs rubans.
Sous le porche, les fiancés furent reçus par le Schammes, le bedeau, qui les conduisit sous la houppe dressée au milieu de la Synagogue, où l'on avait disposé pour eux deux fauteuils. Le hazen éleva aussitôt la voix et chanta un Ma Tovou et puis le Hallelouyoh. Il fit de son mieux, d'abord parce que beaucoup parmi les assistants étaient d'une autre confession, ensuite parce qu'il voulait prouver aux Juifs de Valf qu'on pouvait y célébrer également une cérémonie nuptiale tout à fait à la hauteur. Il tenait à démontrer aussi que ses qualités vocales valaient celles de ses collègues de Wolfisheim et même de Strasbourg. Et, en fait, Valf était considéré comme un tremplin d'où nombre de jeunes ministres-officiants partaient pour remplir ensuite les mêmes fonctions à Strasbourg, à Nancy ou même à Paris.
Quand le chant eut résonné, Rebb Jochanan, en costume d'apparat, gravit l'Almémor, l'estrade, et prononça le sermon du mariage. Les gens huppés de Valf croyaient qu'il appliquerait à de pareils gescht (miséreux), la procédure sommaire. On se trompait lourdement. Rebb Jochanan ne faisait pas de différence entre les riches et les pauvres. Il parla de Sender, de sa piété et de sa vénération pour sa mère, devenue veuve si jeune, de son dévouement pour sa soeur et ses six enfants, alors que le mari de cette dernière ne faisait pas son devoir. Ensuite, il parla de Paula, qui s'était déclarée prête à aider son fiancé dans sa pieuse entreprise, aide dont le succès éclatait aux yeux de toute la Kille, la communauté. Puis il unit le couple et lui donna la bénédiction. Le hazen chanta le Borour habo et ce fut la fin de la cérémonie.
Parmi les femmes des paysans, il y en avait beaucoup qui pleuraient à
cause du beau sermon. Les grandes dames juives fronçaient les sourcils
en chuchotant entre elles que le Rebbe avait fait à la kalle
beaucoup trop d'honneur.
Lorsque les époux quittèrent la Schoul, il y eut une
surprise : dehors se trouvait le Schambattis, Jean-Baptiste, le musicien
du village, avec son accordéon. En jouant ses airs, il précéda
les époux jusqu'à la maison de Sender. Personne ne l'avait invité,
mais il avait de l'estime pour Sender et voulait qu'il eût "sa musique".
Naturellement, Sorele lui servit un litre de vin qu'il vida à la santé
des jeunes mariés. Mais il y eut d'autres surprises. Un grand nombre
de villageoises qui s'étaient rassemblées dans la synagogue et
au dehors, vinrent ensuite pour féliciter, chacune ayant au bras sa corbeille,
que Sorele emportait d'un air entendu. Quand la chambre fut vide, elle proclama
avec fierté :
- Dix-sept poules, quatre coqs et six oisons, qu'on vous a donnés ! Maintenant,
vous n'aurez plus besoin d'acheter des oeufs, et, pour l'hiver, je vais gaver
une oie pour vous !
Alors, Sorele étendit une nappe blanche sur la table et mit le couvert.
Outre les époux, il y avait encore Marie et les enfants, mais personne
d'autre ne prit part au festin. Le hazen
et le schammess avaient promis de venir
pour le dessert. Rebb Jochanan, qui ne participait jamais à une Soudeh,
à un festin, était rentré en voiture.
Marie voulut aider à servir, mais Sorele la rabroua :
- Assieds-toi et surveille les gosses pour qu'ils n'attrapent pas d'indigestion.
Je n'ai pas besoin d'aide !
Paula, au coté de Sender, était au comble du bonheur. Même
dans ses rêves les plus hardis, elle ne s'était jamais figuré
une aussi belle cérémonie. Le magnifique sermon du rabbin, son
éloge et celui de Sender, l'avait profondément remuée.
Tout de même, c'étaient de braves gens, là, en Alsace !
Si seulement sa mère avait pu vivre cette journée ! Peut-être
arrivera-t-il aussi un télégramme de Schmieheim, avec des voeux
de bonheur ? Son très léger espoir de voir M. et Mme Maier venir
à la hassne ne s'était pas réalisé.
Sorele servit la soupe. Un bon bouillon de poule, avec des Knöpflle
(quenelles). Ensuite, de la viande de boeuf avec du Krén (raifort),
en troisième lieu trois plats de carpes à la Yiddesauce
(sauce à la juive). Et après cela, il y eut encore deux poules
en fricassée. Un vrai festin de noces, auquel on fit pleinement honneur.
Les enfants étaient aux anges. Jamais encore ils n'avaient savouré
un repas aussi succulent et aussi copieux.
Vers quatre heures, le hazen
et le schammess arrivèrent. L'un
était un jeune homme, dont Valf était le premier poste, et l'autre
un vieillard, qui faisait fonction de bedeau depuis quarante ans. Sorele leur
servit à nouveau tout le menu, bien qu'ils affirmassent n'être
venus que pour le dessert. Marie alla à la cuisine, et fit des reproches
à Sorele au sujet du "gaspillage". Il aurait fallu, disait-elle, conserver
les restes, qui eussent encore suffi pour un repas de midi.
- Qui donc a préparé la hassne, toi ou moi ? cria Sorele
irritée. Sauve-toi de la cuisine, ou tu vas recevoir un seau d'eau dans
la figure !
Marie s'éclipsa et avec elle disparut une des Beliewetart
qui se trouvaient dans la petite chambre.
Sorele n'apporta qu'un biscuit sur la table et le partagea. Quand le hazen
et le schammess furent partis, elle
dit aux enfants :
- J'ai fait deux biscuits, l'un à manger tout de suite, et l'autre pour
vous, pour demain. Votre maman a déjà emmené le vôtre.
Réclamez-lui votre part.
Paula et Sender ne purent s'empêcher de rire de bon coeur, et les enfants,
d'abord tout honteux, se mirent également à rire.
Puis Paula se changea, pendant que Sorele commençait à laver
la vaisselle et à ranger. Bien qu'elle lui eût interdit de l'aider,
Paula lui donna quand même un coup de main, et une heure après,
la cuisine était parfaitement remise en ordre.
Quand elles rentrèrent dans la salle à manger, Sender était
assis à table et dormait. Sorele rit :
- Il ne s'éveillera pas avant deux heures. C'est son habitude lorsqu'il
a bien mangé.
- Ou bien, est-ce qu'il a peut-être un peu trop bu ? émit Paula
craintivement.
- Non, dit Sorele, il ne s'enivre jamais ; n'aie aucun souci ! Et des deux bouteilles
que j'ai mises sur la table, c'est assurément le schammess qui
en a bu une et demie.
Paula attira alors Sorele dans la petite chambre et l'embrassa sur les deux
joues.
- Comment puis-je te remercier, Sorele, de tout que tu as fait pour moi ? Que
serait-il arrivé, si je m'en étais remise à Marie ? Et
puis, j'avais encore un peu d'espoir que Madame Maier viendrait à ma
hassne ; ils n'ont même pas envoyé de télégramme
!
- Ma chère enfant, apprends de moi que les gens riches t'oublient vite
si tu ne te plies pas à leur volonté. Sur les manières
de ces gens-là, je puis chanter un petit Lied, une petite chanson !
Alors, elle se mit à raconter à Paula les événements
de sa propre vie, très longuement. C'était tout un roman. La nuit
était tombée depuis longtemps quand elle s'en alla enfin. Sender
s'était réveillé. Étonné, il regarda autour
de lui. L'obscurité régnait et il n'y avait plus personne dans
la pièce. Il frotta une allumette et vit que les rideaux de l'alcôve
étaient tirés. Paula était couchée et dormait -
ou bien faisait-elle semblant ? - Qui le sait ?
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