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C'était un matin de Schabbess. Sender, Paula et Sorele sortaient
de la Synagogue, quand David courut à leur rencontre en criant :
- Le papa est arrivé !
Sorele fut la première à retrouver la parole :
- Le renard au poulailler ! Demain, il repartira, et Marie lui courra après.
Les gosses, il vous les laissera.
Sender s'appuya à la clôture du jardin ; il se sentait tout faible.
Et alors, dit Paula d'un ton calme, et alors ? Est-ce que ce serait un malheur
que de les garder avec nous ? Ici, on les élèverait dans l'honnêteté,
tandis que Marie et son homme les mettraient sur le mauvais chemin.
- Mais croyez-vous donc qu'il nous les laissera, une fois qu'ils seront grands
et capables de gagner quelque chose ? Vous voulez les élever ? Oui, cela
il y consentira, mais plus tard, il vous les reprendra !
- A condition qu'ils veuillent le suivre.
- Faites ce que vous voulez ! Allez au-devant de votre schlamassel,
de votre malchance ! Je ne m'en soucie guère ! s'écria Sorele,
avec colère, et elle rentra en coup de vent.
Sender et Paula rentrèrent également, d'abord dans leur salle
à manger. Lehmann y était assis à table. Il avait pris
le vin de Schabbess qui avait été placé sur la
petite commode, il s'en était servi un verre, et il fumait une cigarette.
Paula l'observa avec intérêt. Ses traits n'étaient pas déplaisants.
Il portait une barbe brune qui l'avantageait, et il était vêtu
avec recherche. Mais ses petits yeux étaient perçants et il avait,
aux coins de la bouche, deux plis profonds qui le vieillissaient.
- Goddelkum ! Bienvenue ! dit-il en guise de salut, sans se lever ;
vous êtes drôlement bien installés ici, ma foi !
Avant que Sender pût dire un mot, Paula s'écria d'un ton irrité
:
- Jetez la cigarette ! Qui vous a permis de fumer ici le Schabbess
?
Il ne la regarda même pas et s'adressa à Sender :
- Est-ce que tu veux une cigarette ?
Là-dessus, Paula agit avec énergie. Elle lui arracha la cigarette
de la bouche, la jeta au loin et lui enleva le verre et le vin.
- Le Schabbess, on ne fume pas chez nous.
- Ah, bien ! dit Lehmann, en la fixant cette fois, tu es encore vieux jeu, soit.
- Qui vous a permis de me tutoyer ? Filez ! Ici, ce n'est pas une auberge. Le
beau frère se leva avec flegme et se dirigea vers la porte.
- Marie a dit vrai, en me parlant de toi ; je n'avais pas voulu la croire ;
tu peux mater Sender et Marie, petite chatte, mais pas moi ! retiens cela!
Sender se saisit d'une chaise, mais la porte s'était refermée.
- Pas de bêtises, Sender ! laisse-moi faire, je viendrai à bout
de lui ; mais Sorele a raison, il ne vaut pas deux liards, celui-là.
La porte se rouvrit, et Marie entra dans la pièce. Sans se soucier du
Schabbess, elle avait mis ses vêtements les plus vieux.
- Qu'est-ce que vous lui voulez, à mon mari ? Au lieu de vous réjouir
qu'il soit revenu pour s'occuper de nouveau des enfants et de moi, vous l'avez
insulté ! On n'a rien trouvé à lui reprocher à Paris,
on a seulement fait une enquête sur son compte, et on a dû le remettre
en liberté. Mardi, nous partons tous pour l'Amérique.
- Pour l'Amérique !
- Oui, pour l'Amérique. Il a acheté là-bas un terrain grand
comme l'arrondissement d'Erstein,
avec des plantations de coton et des nègres noirs, et j'aurai six servantes.
- Et l'argent pour cela ? demanda Sender.
- Le délégué à l'immigration à Paris est
son meilleur ami. Nous aurons tout à crédit sur trente ans. Lehmann
a déjà les billets de bateau en poche. Nous embarquons dans quinze
jours au Havre.
- Dieu le veuille, dit Sender, à moins que tout cela ne soit encore mensonge
et supercherie.
- Il n'y a ni mensonge ni supercherie. Il a simplement besoin encore de deux
cents marks, pour payer le voyage jusqu'au Havre. Mais il te les renverra aussitôt
d'Amérique.
- Voilà, dit Sender en riant ; c'est là qu'il veut en venir.
- Je les lui donne, dit Paula, mais je veux voir les billets de bateau.
- Il va te les montrer immédiatement. Je te l'envoie !
- Non ! Qu'il ne mette plus les pieds dans ma salle à manger. Mardi,
lorsque vous partirez, s'il me montre les billets, je lui donnerai l'argent
du voyage !
- Bien, je le lui dirai ; il les a sûrement, je les ai vus. Marie s'en
alla.
- De la supercherie , ce n'est que de la supercherie, dit Sender.
- Peut-être bien que non, dit Paula, tout est possible. L'année
dernière, il y avait à Offenbourg un délégué
qui a emmené cinq cents Badois à Hambourg, où on les a
embarqués gratuitement pour l'Amérique. Les Américains
ont besoin d'immigrants. Leur pays est trop grand, il ne peuvent pas tout cultiver.
Une famille de Schmieheim a aussi fait partie du voyage. Ils ont écrit
que tout allait bien, mais qu'il fallait travailler dur. On leur a donné
une terre qu'ils doivent défricher. Ils ne commencent à payer
qu'après dix ans, une fois qu'ils auront obtenu des récoltes suffisantes.
Il est possible qu'un personnage de ce genre ait fourni des billets à
Lehmann.
- Est-ce que tu t'imagines Lehmann en cultivateur ?
- Non. Cet homme-là ne veut pas travailler, ni lui, ni Marie. Mais les
enfants peuvent devenir de braves gens.
- Sans doute ! Espérons que tout ira pour le mieux.
Le Schabbess passa sans que Lehmann se fît voir. Il envoya les
enfants lui chercher de la bière, et, de la fenêtre ouverte, s'échappait
la fumée du tabac.
Pleins de joie, les enfants couraient partout, en racontant qu'en Amérique
ils n'auraient plus besoin d'aller à l'école ni de faire des résilles.
Les garçons, disaient-ils, auraient des poneys et un fusil pour chacun,
et ils accompagneraient leur père à la chasse, et tireraient les
lapins vivant dans cette contrée par milliers. Les fillettes monteraient
des autruches, bêtes tout à fait dociles là-bas. Chaque
enfant aurait sa chambre en bois blanc et un nègre pour le servir.
Paula les écoutait avec beaucoup de sérieux, sans détruire
leurs illusions. La réalité viendrait encore bien assez tôt.
Le dimanche, on emballa à l'étage au-dessus. Les enfants coururent à travers le village, chez les épiciers, et revinrent en traînant des caisses. On comprit, en entendant des coups de marteau, que Lehmann les transformait en malles. Toutes les cinq minutes, Marie ou Rachel venaient emprunter des clous, des cordes, du papier d'emballage et des boîtes en carton. Paula leur donnait ce dont ils avaient besoin.
Le dimanche soir, à une heure assez tardive, Marie vint encore une fois et montra les billets. Ils étaient correctement établis pour l'entrepont de l'"Amsterdam", un vapeur hollandais de la "Red Star Line", qui devait aborder dans quinze jours au Havre et aller de là à New-York. Tout était en ordre, noir sur blanc, et il n'y avait rien à redire. Marie raconta que Lehmann s'en irait déjà très tôt le lendemain matin, à Strasbourg, afin de s'occuper encore, dans la journée de lundi, d'un certain nombre de choses nécessaires. Elle-même partirait avec les enfants mardi, pour rejoindre Lehmann à la gare. Paula lui donna les deux cents marks promis. Elle y ajouta cent marks, comme argent de voyage pour Marie et les enfants.
Le lundi matin, ils entendirent, de bonne heure déjà, du bruit
en haut. C'était Lehmann qui partait, sans adieu ni merci.
Sender se rendit au travail et, comme à présent Lehmann n'était
plus là, Paula monta et aida Marie toute la journée. Elle mit
à cuire des oeufs durs, coupa en tranches deux salamis qu'elle avait
apportés de Schmieheim, prépara deux boîtes de beurre, qu'elle
sala copieusement, et fit du butterkuche, du gâteau au beurre,
tout cela comme provisions de bouche pour la traversée ; car parmi d'autres
papiers, un avis imprimé recommandait d'emporter autant de provisions
que possible, pour le cas d'incidents imprévus. Puis elle prit encore
deux vieux manteaux et en confectionna des pélerines pour les enfants,
pour les protéger du froid et de la pluie. De même, elle leur donna
tout le linge dont elle pouvait se passer. La nuit du lundi était très
avancée avant que tout ne fût fini.
Le mardi matin, Sender emprunta à un voisin une charrette à bras,
y chargea toutes les caisses pour les amener à la gare de Barr, et le
groupe entier prit le départ, accompagné de Paula. Marie était
fort taciturne. Elle n'avait dit adieu à personne, même pas à
Sorele. Les enfants étaient allés chez elle ; elle les avait embrassés
et elle avait donné à chacun un peu d'argent pour le voyage. Pour
Paula, Marie n'avait pas eu le moindre mot de remerciement. Quand tous furent
installés dans le train et que le convoi se mit en marche, alors seulement,
Marie cria par la fenêtre :
- Adieu, et merci pour tout.
Sender resta sur le quai jusqu'à ce que le train eût disparu,
et s'essuya les yeux. Il avait du chagrin d'être séparé
de son Esterle. Puis il se saisit de la charrette vide et partit à Gertwiller
pour ses affaires.
Paula profita de l'occasion pour régler des comptes à la fabrique.
Le soir tombait lorsque l'un et l'autre rentrèrent.
Après le dîner, ils se rendirent chez Sorele pour lui raconter
les détails du départ.
- Est-ce que Lehmann a encore pu avoir le train ?
- Lehmann ? Mais c'est hier qu'il est parti !
- Lehmann a quitté la maison une demi-heure après vous, il avait
l'air pressé. Par hasard, j'étais dans la cour et je l'ai vu ;
je supposais qu'il revenait pour prendre quelque objet oublié, je ne
savais pas qu'il était déjà parti hier.
- Si, il est parti tôt, hier matin, pour s'occuper de tout le nécessaire
à Strasbourg ; c'est donc qu'il a dû revenir encore une fois ce
matin. Paula était pensive.
- Ce n'est pas possible, objecta-t-elle, nous aurions dû le rencontrer
en route.
- Il est sans doute descendu à Gertwiller, et quand il est arrivé
ici, nous étions déjà partis, dit Sender.
- Je ne peux m'imaginer ce qu'il avait à chercher ici, dit Paula. Marie
et moi, nous avons tout vérifié en haut, pour ne rien oublier
; et effectivement, rien n'a été oublié.
- Peut-être qu'il avait caché quelque chose, par ci ou par là,
hasarda Sender.
- Savez-vous quoi, les enfants ? dit Sorele. Rentrez chez vous et allez voir
si rien ne vous manque. Je crois que ce gredin est capable de tout.
Paula et Sender rentrèrent, déprimés. Leurs craintes parurent
vaines. L'armoire en sapin, où ils conservaient l'argent, se présentait
intacte et bien fermée. La clef se trouvait dans la poche de Paula. Par
ailleurs, aucun objet de valeur n'avait disparu.
- A quoi bon se creuser la tête, dit Sender. Il avait, pour sûr,
oublié quelque chose, sans quoi il ne serait pas revenu ; il a dû
monter dans le train à Gertwiller ; c'était sans doute pour éviter
de nous rencontrer.
Le mercredi matin, Paula ouvrit l'armoire, afin de compter l'argent qu'il fallait
à Sender pour l'achat de deux vaches à Meistratzheim. Le coffre-fort
de Paula consistait en une sacoche jaune, autour de laquelle elle serrait toujours
une serviette blanche. Ainsi la sacoche se confondait avec le linge blanc. Mais,
cette fois, elle n'était pas là. Paula sentit le coeur lui manquer.
Elle chercha son livret de Caisse d'Épargne, qui devait se trouver sous
le premier drap. Il n'était pas là. Elle avança ses mains
qui tremblaient. Peut-être que la sacoche et le livret avaient glissé
vers l'arrière ? Elle toucha le fond de l'armoire. Une planche céda
et bascula vers le mur Alors, elle fut fixée. La figure défaite,
elle revint à la table, oł Sender prenait encore le café.
- Trois cents marks, dit-il, j'en ai encore environ cent en poche.
Paula ne lui répondit pas. Alors, il la regarda et s'effraya à
son tour.
- Qu'est-ce que tu as ? Tu ne te sens pas bien ?
- L'argent, dit Paula à voix basse.
- Qu'est-il arrivé avec l'argent ?
- Il a disparu.
- Qu'est-ce que tu dis là ? Comment a-t-il pu disparaître ? L'armoire
était donc fermée !
Il se leva d'un bond, pour entreprendre lui-même des recherches.
- Ne te donne pas de peine, dit Paula, je sais comment il s'y est pris.
- Qui cela ?
- Qui, sinon Lehmann ?
- Lehmann, lui, il nous aurait volés ?
Sender était haletant. Il avait les traits crispés par la rage.
Tout son corps tremblait.
- Calme-toi, Sender ! c'est du calme qu'il nous faut. Viens, enlève l'armoire
du mur, et je vais te montrer comment il s'y est pris.
Sender effectua le déplacement avec facilité. Une planche arrière,
large de quarante centimètre environ, ne tenait plus qu'à deux
clous.
- De la sorte, il a pu négliger la serrure. C'est pour cela qu'il est
revenu, à moins qu'il ne soit pas parti du tout !
- Pourtant, nous avons entendu la porte s'ouvrir et se refermer.
- Il a pu faire semblant de l'ouvrir et de la refermer ; puis, en chaussettes,
sans doute, il a dû monter au grenier à foin pour y passer la nuit
et la journée suivante ; hier matin, quand nous sommes partis, il s'est
attaqué à l'armoire en toute tranquillité. Ce qu'il avait
"oublié", c'était cela !
Sender se précipita vers l'escalier qui conduisait au fenil. Quelques
minutes après, il était déjà de retour.
- Tu as raison ; il s'était arrangé une couche dans le foin, et
il y a même fumé ; j'ai trouvé quatre mégots. Le
misérable aurait pu mettre le feu à toute la maison et faire périr
ses propres enfants et sa femme. Mais cette fois, il ne m'échappera pas.
Je vais tout de suite à la gendarmerie à Barr. Au Havre, on l'arrêtera
quand il s'embarquera.
- Doucement, Sender ! Envoie d'abord une dépêche à la Caisse
d'Épargne d'Offenbourg.
- A la Caisse ... d'Offenbourg ... je ne te comprends pas !
- Il a pris également mon livret d'épargne, et il va sûrement
chercher à retirer l'argent.
- Même le livret d'épargne ! Oh, le misérable ! Qu'est-ce
que je dois mettre sur la dépêche ?
- Viens, je vais l'écrire. "Caisse d'Épargne, Offenbourg. Livret
N° 724 Paula Blum volé. Ne payez pas. Paula Blum".
Tandis que Sender courait à la Poste pour expédier le télégramme,
Paula pleura amèrement. Lorsque son mari revint, elle se maîtrisa.
- Maintenant, je vais à Barr,
à la gendarmerie, Paula !
- Non Sender. Assieds-toi près de moi. Veux-tu faire emprisonner ta soeur
et les enfants ?
- Ils n'ont rien fait. C'est Lehmann, le voleur.
- On l'arrêtera avec toute la famille jusqu'à ce que l'affaire
soit tirée au clair ; ensuite, on les ramènera tous ici ; Lehmann
et Marie subiront quelques années de prison et les enfants seront placés
dans une institution où ils deviendront aussi mauvais que leurs parents.
Et après ? Un jour, Marie et les enfants seront à notre porte
et nous les accueillerons. Si, si ! - insista-t-elle - sur un énergique
geste de dénégation de Sender, nous les accueillerons de nouveau,
et même Lehmann, s'il revient. Laisse-les partir en Amérique. Ils
y vont gratuitement. Pour revenir, ce ne sera pas aussi facile. Ils deviendront
peut-être riches, là-bas, et nous reverrons notre argent. Ce sont
deux mille sept cents marks. Tout ce que nous avons gagné ensemble. Pourvu
que nous retrouvions les douze cents marks à la Caisse d'Épargne,
sans quoi, tu n'auras plus d'argent pour faire tes achats.
Sender baissait la tête. Fini le rêve du commerce ! Il ne lui restait
qu'à redevenir commis, et encore faudrait-il, pour gagner son pain, solliciter
les bonnes grâces des marchands de Valf.
- Mais si on l'arrête à la Caisse d'Épargne, il sera quand
même mis en prison.
- Dans ce cas, il sera seul responsable ; ta soeur et les enfants ne seront
pas inquiétés. Pour lui, ce ne sera pas dommage. Peut-être
qu'on retrouvera notre argent sur lui !
Dans la soirée, cette espérance fut également déçue.
On leur remit un télégramme d'Offenbourg :
"Mille deux cents marks prélevés hier sur livret 724. Déposez
plainte - Porteur livret se disait frère de Paula Blum - Signalement
à votre disposition - Caisse d'Épargne Offenbourg."
- Je vais au Havre, s'écria Sender !
- Tu n'iras pas, dit Paula ; tu ne sais pas assez le français pour défendre
tes droits. Il niera tout, et sans la police tu ne pourras pas l'empêcher
de partir. L'agent d'émigration sera, lui aussi, contre toi ; il doit
faire embarquer ses gens. Et puis, où prendras-tu l'argent du voyage
! J'ai eu quarante marks hier, tu en as encore cent, cela ne suffit pas."
Ils n'étaient plus, à présent, que deux pauvres êtres,
qui comme tant d'autres avant eux, se voyaient sévèrement punis
de leur bonté.
- Si seulement je ne l'avais pas laissé rentrer ici, se dit Sender.
- Si seulement nous avions pris un logement au village, se dit Paula.
Ils avaient beau réfléchir, cela ne servait a rien. En plus, ils
redoutaient de se confier à Sorele, par crainte des reproches et des
railleries de la vieille femme.
Après une nuit d'insomnie, Sender alla a Meistratzheim. Il essaya d'obtenir
des vaches a crédit, promettant de payer, au plus tard, a huitaine. Le
paysan se méfia. Il restitua les arrhes, et Sender rentra encore plus
triste qu'avant.
- Ne te fais pas de chagrin, dit Paula, on ne mourra pas de faim. Le fabricant
me donnera plus de travail qu'il n'en faudra. Il dit qu'il m'installera un dépôt
ici. Je dois mettre un certain nombre de femmes à l'apprentissage. Nous
avons maintenant de la place en haut. Je ne veux pas que tu redeviennes meschoress,
commis. Si tu ne peux pas acheter de gros bétail, fais le commerce de
veaux et de moutons. Est-ce que ce n'est pas faisable ?
- Tout est faisable, dit Sender, plein d'amertume ; le Bon Dieu nous aidera
encore. Pourvu que nous n'ayons pas a manger le pain d'un meschoress,
car c'est du pain amer...
Les jours passèrent et les semaines aussi. Paula avait installé à l'étage quelques femmes et des jeunes filles. Elle leur apprenait péniblement à crocheter. Cela l'empêchait de travailler pour son compte, et, par conséquent, son gain était réduit. Certes, en hiver, les choses iraient mieux. A ce moment, se disait-elle, les femmes seraient indépendantes, elle-même toucherait des pourcentages, et elle se remettrait, enfin, à un travail personnel. Sender n'avait pas plus de succès. Le petit bétail ne rapportait pas grand-chose. Il ne pouvait vendre les veaux qu'à des bouchers, et ceux-là payaient le prix minimum. Ils n'en étaient pas réduits à souffrir de la faim, mais il n'y avait pas moyen de mettre un sou de côté.
Sorele devina leur embarras. Elle les questionna et se livra à une enquête,
mais elle n'apprit pas la vérité. Elle constatait, naturellement,
que Sender avait renoncé au commerce du gros bétail, et quand
elle l'interrogeait, il ne trouvait que de vagues explications, l'une plus invraisemblable
que l'autre. Aussi Sorele ne croyait-elle pas un mot de ce qu'il disait.
- En hiver, tu achèteras des oies pour moi, tu m'aideras à les
gaver, et tu les vendras à Strasbourg, avec les foies. De cette façon,
tu gagneras davantage qu'avec les veaux, dit-elle.
A nouveau, plusieurs semaines passèrent.
Sender était au jardin, en train d'arracher des pommes de terre hâtives,
lorsqu'une voiture légère s'arrêta devant la maison. C'était
la voiture de Maier, de Schmieheim, et Monsieur Maier en descendit lui-même.
- Comment ça va, Sender ? Que fait la Paula ? demanda-t-il.
- Je vous remercie, Paula est à la cuisine, veuillez entrer. Ils entrèrent
dans la salle a manger. Paula, qui avait vite changé de tablier, arriva
peu après.
- Gruss Gott, Salut, Paula, comment cela va chez vous ? comment vous
débrouillez-vous ?
- Je vous remercie, cela va bien, Dieu merci, dit Paula ; comment va Madame
Maier ?
- Comme ci, comme ça. Donc, ça va bien chez vous ?
- Nous sommes contents. Mais asseyez-vous donc, Monsieur Maier.
Le marchand s'assit. Il sortit sa pipe, la bourra lentement et l'alluma. Il
en tira quelques bouffées, promenant son regard de Paula vers Sender
et de Sender vers Paula.
- Les enfants, ne jouez pas la comédie. Je suis un vieux de la vieille.
Ce que je supposais à Schmieheim, on me l'a confirmé par ici.
Je sais que cela ne va pas bien chez vous. Donc, pas d'histoires. Pourquoi ne
fais-tu plus le commerce du gros bétail, Sender ? Pourquoi laisses-tu
les clients t'attendre en vain à Erstein
? Soit dit en passant, tu aurais pu m'amener les bêtes à Schmieheim,
je t'en aurais donné au moins autant sinon plus ! Et toi, Paula, pourquoi
es-tu obligée de courir à Barr, à la fabrique de résilles,
pour gagner quelques sous ? Pourquoi ? Parce que vous n'avez plus d'argent,
parce qu'on vous l'a volé, et parce que dans votre bonne bêtise,
vous n'avez même pas essayé de le récupérer. Je sais
tout. Les gendarmes d'Offenbourg sont venus m'interroger à Schmieheim
au sujet du vol de la Caisse d'Épargne. Cette dernière a porté
plainte de son propre chef, parce qu'il s'agit d'une infraction grave et d'un
faux. J'ai dit aux gendarmes qu'il y avait là-dessous un parent à
toi et que tu ne voulais pas poursuivre. L'affaire est donc classée.
Écoutez-moi maintenant. Que voulez-vous faire ici sans argent ? Pas d'argent,
pas d'affaires. Ma femme t'en voulait terriblement, Paula, de nous avoir plaqués
avec tant d'éclat. Ce n'est pas ainsi qu'on quitte une maison où,
pendant quinze ans, les gens te traitaient comme leur propre enfant. Maintenant
sa colère est apaisée. Depuis que tu es partie, elle a déjà
congédié quatre filles. Reviens chez nous. Tu seras accueillie
à bras ouverts.
Paula l'avait laissé parler sans l'interrompre. Elle lui répliqua
brièvement :
- Vous oubliez, Monsieur Maier, que j'ai un mari !
- Qu'est-ce que j'oublie ? Je n'oublie rien ! Est-ce que tu t'imagines que je
veux te séparer de Sender ? Que Dieu m'en préserve ! Sender peut
venir avec. J'ai assez de travail pour lui.
- Et quel travail ? demanda Paula.
- Est-ce qu'il veut s'asseoir dans un fauteuil ? Tu sais quel genre de travail
il y a chez moi !
- Donc comme meschoress, comme commis ? demanda Paula.
Maier avait l'air gêné.
- Pas précisément comme meschoress. Mettons comme bonne
à tout faire.
Il rit bruyamment de son bon mot.
- Faites vos bagages ! Fermez à clef, par ici ; dans quinze jours, nous
reviendrons avec la grosse voiture et nous y chargerons tout le reste. Vous
aurez les deux chambres vides en haut. Je repasserai dans une heure et vous
partirez tout de suite avec moi !
- Inutile de vous déranger, Monsieur Maier, nous ne partirons pas, dit
Paula.
- Qu'est-ce que ce stuss, cette stupidité ? Vous piétinez
votre chance ! Est-ce que tu n'entends donc pas que ma femme ne peut se passer
de toi ?
- J'en suis convaincue, Monsieur Maier, dit Paula sans aigreur ; mais nous ne
partirons pas
- Tu parles tout le temps sans demander l'avis de ton mari. Dis donc un mot,
Sender !
- Mon mari n'a pas besoin de dire un mot ; lui et moi, nous avons les mêmes
pensées.
- Mais quelles sont donc ces pensées ?
- Si vous tenez absolument à le savoir, je vais vous le dire. Je vous
ai invités à mon mariage. Mon mari a répété
l'invitation. Vous n'avez même pas jugé nécessaire d'envoyer
un mot de félicitation. De mon côté, il n'y avait personne
pour m'accompagner à la Synagogue, et si vous étiez venus, oh,
j'aurais été la personne la plus heureuse au monde ! Comme cela,
j'étais une jeune fille errante, déracinée, réprouvée.
Quant à un cadeau de votre part, je n'en parlerai pas. Même s'il
ne
s'était agi que d'une salière, je l'aurais montrée partout
avec fierté, je l'aurais traitée avec vénération.
Mais, cela, c'est le passé. Seulement, voici que vous venez à
présent, Monsieur Maier, et vous nous dites qu'il y a longtemps que vous
êtes au courant du vol dont nous sommes les victimes. Ce n'est vraiment
pas de notre faute que cela soit arrivé. Au lieu de nous avancer quelques
centaines de marks pour nous aider, pour permettre à mon Sender de reprendre
le commerce, vous nous faites la grâce de vouloir me ramener chez Madame
Maier, qui ne peut se passer de moi. Vous nous faites encore plus de grâce
en offrant d'engager même mon mari, comme meschoress. Vous savez
très bien que Sender est un marchand capable, mais vous ne pouvez supporter
de le voir réussir. Par là-même, vous faites front commun
avec les marchands de la région. Non, Monsieur Maier, nous ne partirons
pas. Le Bon Dieu nous enverra quelqu'un pour nous venir en aide.
- Et comment qu'il enverra quelqu'un ! Tu peux t'y fier, dit Sorele, qui se
tenait derrière la porte, Il faut m'excuser, Paula, voilà un moment
que je suis là dehors, et j'ai tout entendu. Je m'associe au commerce
de Sender, je fais kippe avec lui, je partage avec lui. J'ai quelques
milliers de marks. D'ailleurs, dans une centaine d'années, tout sera
quand même pour lui, mais seulement à la condition que vous n'abandonniez
pas, toute seule ici, la vieille femme que je suis !
Maier s'était levé. Sa pipe s'était éteinte. Au
bout d'un moment il dit :
- Alors, je peux donc m'en aller ?
- C'est probablement la seule chose qu'il vous reste à faire. Je ne permettrai
pas qu'on m'enlève Sender et Paula ! répliqua Sorele d'un ton
énergique. Puis, elle ouvrit la porte toute grande.
- Maier sortit sans dire adieu.
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