Alexandre Weill
: un "hors-cadre" de la vie
juive alsacienne au 19ème siècle (suite)
2. Le repos sabbatique : entre le kuguel et la
nourriture spirituelle
Si par la suite, Alexandre Weill ne se réinstalla plus dans sa province
natale, il sappliqua à la décrire abondamment dans son oeuvre,
à en restituer latmosphère, à en dépeindre parfois
avec tendresse et nostalgie les murs et les habitants. "Temps bienheureux",
traversés "pieds nus, presque en guenilles", mais où les
rigueurs de lexistence campagnarde et lâpreté du labeur
quotidien étaient tempérées et rythmées par les menus faits
de la vie quotidienne et la pratique assidue des prescriptions religieuses...
Rites séculaires dont certains d'ailleurs, et non des moindres - tels
la circoncision et les phylactères - considérés comme totalement
surannés, seront décrits, avec le recul critique et parfois acerbe
de l'ironiste.
Alphonse Lévy : Le bon kugel
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Au-delà de l'ambiguïté de l'attitude, pourtant, il est des
moments dintense vie traditionnelle et communautaire, qui occupent une place
de choix dans la pensée d'Alexandre Weill : le
Sabbat (Shabath)
tout d'abord, que notre auteur fait revivre avec ses multiples préparatifs.
Avec ses rites gastronomiques notamment, "qui font partie de cette religion
une et indivisible de la cuisine juive", et dont il ne nous épargnera
aucun détail :
Dès le matin du vendredi, la juive allume le four et linaugure
par des gâteaux plats, des flans chargés de fruits ; puis elle
le réchauffe pour y mettre le dîner de samedi, composé dordinaire
dun plat dorge mondé ou de fèves, de viande fumée
dans la choucroute, puis du fameux
kuguel
dont jai déjà parlé. En outre, du café, des pruneaux,
dautres friandises auxquelles le four donne un fumet particulier. Daucuns
y préparent un certain bouillon aux oignons qui est un mets délicieux.
Quant au souper du vendredi, il est dordinaire composé dun
potage gras aux grumettes, ou aux fines vermicelles, faites à la main,
dun plat de poisson à la sauce juive, unique dans son genre et qui
a passé dans la cuisine allemande, parfois dun
schalet, cousin
germain du kuguel, puis dun plat de viande à la sauce au raifort
ou piquante, suivi dun dessert (
) Un pain particulier, dont la pâte,
pétrie par les mains de la maîtresse de la maison, est mélangée
de fécule de pommes de terre et que lon appelle
perchès
(pain béni), sert de nourriture pour les trois repas (
Mon enfance,
p . 40-41).
A linstar de Heine qui avait trouvé des accents dithyrambiques pour
vanter les mérites du
shalet, Weill découvre, dans les voluptés
du palais, une source dinspiration non négligeable : ce plat na-t-il
pas été "inventé par Sarah en lhonneur des anges"
qui venaient lui annoncer la naissance dIsaac ?
Lampe de Shabath, Allemagne, 18ème siècle,
bronze moulé. Coll. Musée d'Israël |
Ce serait néanmoins fausser lesprit du Shabath que den faire
un exercice culinaire féminin uniquement. Les obligations échues au
chef de famille ne sont pas moins importantes
Weill raconte quen
rentrant du travail, le vendredi après-midi, son père avait pour habitude
de parcourir dabord, dans le texte hébraïque, la section hebdomadaire
du
Pentateuque qui devait être lue le lendemain à la synagogue.
Ensuite :
Il se faisait raser avec des ciseaux plats, se lavait ou prenait
un bain de rivière, lété, puis après avoir mis ses
habits de fête, culotte courte, bas blancs, escarpins à boucles,
un long paletot et un tromblon de chapeau, il se rendait gravement à la
synagogue.
A quelques exceptions près, les rites décrits par lauteur appartiennent
au tronc commun du judaïsme traditionaliste. Ainsi, les prières chantées
à la synagogue par le ministre-officiant, et le chur, la bénédiction
des enfants par les parents, le "chant de bienvenue" du Shabath, la
santification sur le vin (le
kidouch), les psaumes au cours du repas, les
lectures bibliques données le lendemain par le chef de famille ou le rabbin.
Prescriptions essentielles auxquelles viennent sajouter des coutumes plus
spécifiquement locales ou régionales : lallumage des "sept
becs de la lampe", la venue dune "chrétienne payée par
la commune, se rendant dune maison à lautre pour prendre soin
du feu et des lumières" ; enfin, les visites que se rendent les membres
de la communauté pour meubler les longues soirées, et pendant lesquelles,
les cartes et la musique étant interdites, "on joue un certain jeu avec
des noix" et on conte des histoires.
Mais consacré à la détente physique et à lactivité
spirituelle, le Shabath est également pour lécrivain, un jour
de régénération sociale où la notion dégalité
prend tout son sens :
Ce jour-là, tous les domestiques mangent à la table
du maître. De plus, il est ordonné dy avoir toujours un pauvre
et de lui donner la place dhonneur. Chez mon père, ce pauvre na
jamais manqué (
) Non seulement le domestique lavé, brossé,
ciré, ensabathé, devient légal du maître, mais encore
la bête. Plus de labour ! plus de travail ! tout au plus des
promenades dans le paturage.
Célébration de l
égalité et de la
justice,
mais aussi phénomène socio-psychologique sans pareil, qui allait contribuer,
pour une bonne part, à la vitalité du peuple dIsraël au cours
de lhistoire et à sa reconnaissance par le milieu chrétien
ambiant :
Que de fois jai entendu des chrétiens, à
la vue dun pauvre juif en haillons, sécrier : "Voyez
donc la fierté de ce gueux ! Il ne troquerait pas sa bête de
religion contre un trône !" Cest que le trône même
ne vaut pas, pour le juif rabbinique, la veille du sabbat (
) Le misérable
qui fait dix lieues par jour pour gagner six sous, qui, la semaine durant,
trempe son pain sec dans leau de la fontaine, qui mourrait de faim plutôt
que de manger une côtelette non préparée daprès
le rite juif (
) se dit dans son for intérieur "vous nêtes
que des malheureux, vis-à-vis de ce que je serai vendredi soir".
Et en effet, le vendredi soir, au milieu de ses lumières, de ses chants
et de son festin, le roi nest pas son cousin. (Mon enfance,
p. 40-46)
Bref, le Shabath occupe une place si considérable dans
la vie juive, sa portée éducative est si évidente que, plus
tard, ayant abandonné les voies de lorthodoxie, Weill en recommandera
la conservation , non sans préconiser certaines réformes destinées
à convertir ce "mythe" en une réalité, plus
en accord avec lesprit dune époque rationaliste et positiviste.
3. Les fêtes : de la tradition à la
modernité
Après le Shabath, symbole de la sanctification du temps
et de son rythme dans lannée juive, cest certainement par
la Pâque et ses apprêts que limagination du jeune Alexandre
Weill fut le plus impressionné. Ladulte quil deviendra en
décrira, par le menu, les principales péripéties : le remue-ménage
qui précède la fête, le nettoyage des maisons dans leurs moindres
recoins, le passage "par le feu et leau bouillante mêlée
de cendres" des ustensiles de fer et de cuivre, et la cuisson des pains
azymes à laquelle tout le monde semblait participer à lépoque :
Les jeunes gens et les jeunes filles vont dune maison à
lautre, dans le but de sentraider à faire cuire les matzes.
Les uns pétrissent la pate avec de leau distillée, les autres
en font des gâteaux minces et plats quils percent de trous pour les
empêcher de lever ; dautres enfin les passent au four, les comptent
et les classent. Ces cuissons de matzes se font à tour de rôle,
dans certaines maisons qui ont un four et une pièce assez vaste pour cinquante
ou soixante tavailleurs, et ces maisons restent ouvertes au premier venu, pendant
quinze jours, pourvu quil fournisse le bois et les ouvriers (Couronne,
p. 366-367).
Puis chaque famille prépare le Seder, la cérémonie
au centre de la fête de Pessah. Sur la table sélève
"un dressoir à trois rayons circulaires", où lon
place le pain azyme, la laitue, le "morrer" (raifort, herbe amère),
le "herôses" (mélange damandes et de sucre pilé)
A côté de cet "autel", on élève pour le
maître de maison "à force de coussins (
) une espèce
de divan", en lhonneur de la liberté dont cette fête est
justement le symbole. Lécrivain passe enfin à la description
de la soirée elle-même, au récit de la Hagadah, de la
sortie dEgypte, avec ses rites millénaires que les Juifs dAlsace
ont reçus par tradition et, quà linstar de leurs coreligionnaires
du monde entier, ils vont léguer à leur postérité.
Mais ces descriptions pleines de nostalgie changeront parfois de perspective
La Weltanschauung de Weill que lon peut définir comme
une espèce de retour à la pureté initiale du Pentateuque,
débarrassé de ce quil appelait ses "scories" talmudiques,
et sur laquelle viennent se greffer ses idées morales, sociales et politiques,
lui donnera loccasion dassocier les grands événements
du calendrier juif, à des conclusions de caractère universaliste.
Ainsi, et en loccurrence, la Révolution française
sera comprise comme une "seconde sortie dEgypte" dont devait
bénéficier toute lhumanité.
Il en sera de même pour
Shavouoth, la Pentecôte, anniversaire
de la promulgation de la
Torah sur le Sinaï. Cette fête ne se
signale pas seulement par son caractère champêtre, ses "arbres
de mai et ses bouquets de verdure", mais elle a également une portée
cuménique :
Laissant de côté les plaintes et les gémissements,
les juifs nont que des chants de reconnaissance et de victoire pour avoir
été élus dépositaires de la loi qui, par sa haute morale,
par son amour du prochain, gouverne le monde civilisé (Couronne,
p. 380).
Ou encore
Soukoth, "la fête des Tabernacles"
qui, dans loptique weillienne, comme le Shabath, devient "fête
de légalité", tous, "riches, pauvres, prêtres
et laïques", quittant leurs demeures habituelles pour aller "vivre
huit jours sous des tentes".
Viennent enfin les jours redoutables, Rosch Hashanah et Kipour,
qui marquent, à la fois, le début de lannée et une période
dexamen de conscience. Notre auteur, pour qui la notion de pardon sans
expiation constitue une falsification de la doctrine mosaïque originelle,
due à Ezra et au pharisaïsme, présente, de ces solennités,
une description accompagnée parfois de remarques caustiques :
La veille de rosch haschanah, tous les juifs se font des visites et
se souhaitent une bonne année avec trois mots qui veulent dire : "Bonne
inscription et bon cachet". Les ennemis les plus acharnés se pardonnent
et se réconcilient ce soir-là, et toute inimitié entre juifs,
non éteinte au jour de lan, menace de durer jusquau delà
de la tombe.
Est-il événement plus solennel que ce Nouvel An où "Dieu
le père préside le tribunal de justice pour tous", et où
on se rend à la synagogue, dès la pointe du jour, pour faire pénitence ?
Là, les juifs ôtent leurs chaussures et mettent une tunique
blanche qui leur servira de chemise mortuaire, et que tout israélite orthodoxe
se fait faire le jour de sa noce. Loffice dure jusquà midi.
Après la lecture du chapitre racontant le sacrifice dAbraham, le
maître corniste (bal thokéa) monte à lestrade
sacrée, prononce la bénédiction voulue, prend une corne de bélier
recourbée et en tire des sons lugubres et frémissants, transmis par
tradition, sons qui annoncent que la séance divine est ouverte (Kella,
p. 486-487) .
Sonnerie du shofar, à laquelle lassemblée répond
parfois par des gémissements et des sanglots qui en disent plus long que
les "confessions chuchotées à voix basse et doucereuse ".
Le repentir, sil est sincère chez les uns, ne lest pourtant
pas chez les dévots de mauvaise foi qui ne pensent quà revenir,
le plus tôt possible, à "leurs petites industries" , croyant
quil suffit "de pleurnicher, et de se frapper la poitrine en psalmodiant
des prières hébraïques, pour attraper une bonne inscription dans
le grand-livre".