Quand
on évoque la description des moeurs juives alsaciennes au 19ème siècle
, on se réfère habituellement à Erckmann-Chatrian.
Pourtant, malgré une minutieuse documentation, le pittoresque et un charme
indéniable, il manque, à leur témoignage, le caractère de
vécu que sauront leur imprimer des auteurs moins réputés, certes,
mais qui auront eu le privilège de naître au sein du judaïsme.
Cette vision de l'intérieur sera celle de Daniel
Stauben, avec les Scènes de la vie juive en Alsace (1860),
de George Stenne, avec Perle (1877) et plus particulièrement
d'Alex, andre Weill, personnage haut en couleur, sans doute l'une des
figures les plus originales de sa génération.
Si son époque, qu'il accompagna de 1811 à 1899, ne considéra pas toujours ce polygraphe autodidacte et prolifique, aux préoccupations universelles et parfois chimériques, comme une étoile de première grandeur, il faut reconnaître qu'il tenta et réussit souvent à s'imposer comme journaliste et polémiste. Son oeuvre immense; recouvrant des domaines variés, allant de la théologie à la poésie, en passant par la morale, la politique, l'histoire, la pédagogie, la philologie, le roman et le théâtre, est d'abord un témoignage qui fournit, tout en les discutant et en les critiquant, d'intéressants renseignements sur les hommes et les idées de son époque. La voie empruntée par Alexandre Weill est celle d'un penseur hardi qui, au-delà des paradoxes et des contradictions, ressentira la nécessité de retrouver l'harmonie dans les fondements mêmes de la vie et de la réflexion humaine.
A la fois enfant de La Bible, de la Révolution libératrice et du Sanhédrin de Napoléon, il éprouva comme beaucoup d'autres à son époque, des difficultés à concilier tradition religieuse et culture occidentale. En effet, après une jeunesse consacrée à des études rabbiniques, en Alsace d'une part, puis en Allemagne, il résolut vers l'âge de 22 ans, d'abandonner la sainteté et de jeter Moïse, le Talmud et les rabbins "par-dessus bord", pour goûter aux idées profanes. Orthodoxe en rupture de ban, mais soucieux de fonder idéologiquement ses ambitions dans le domaine des lettres, Alexandre Weill se forgera un système philosophique et théologique personnel qui prétend apporter une solution originale au problème de L' Emancipation. Après un itinéraire compliqué qui lui fait goûter, tour à tour, à l'athéisme, au panthéisme, au socialisme fouriériste et au légitimisme chrétien, il découvrira sa vérité dans une espèce de judaïsme mosaïque épuré, de tendance caraïsante, et dans une philosophie fondée sur le rationalisme, le principe d'unité, l'idée du devoir et une quête inlassable de la Justice.
En 1838, Alexandre Weill quitte Francfort pour venir tenter sa chance à Paris. Mêlé aux cercles littéraires et politiques de la capitale il connut Heine, Nerval, Meyerbeer, Hugo, Balzac, Gautier, Lamartine, Georg Sand Alexandre Weill restera une physionomie essentiellement parisienne pendant plus d'un demi-siècle.
S'il fut parisien d'adoption, il ne devait pas pour autant renier sa province d'origine. Le fort accent teuton dont il était affligé et qui lui attira plus d'une remarque gouailleuse, ( celles, entre autres, de Baudelaire et du journal satirique Le Charivari) ne lui en aurait d'ailleurs pas laissé le loisir ! Mais si les problèmes linguistiques passent, les écrits restent Parmi les cent trente titres, environ, de son uvre, sans compter une profusion d'articles de presse, on peut en citer un bon nombre, au cachet alsacien fortement marqué :
C'est, bien entendu, l'expérience d'une jeunesse dont Alexandre Weill nous fait le récit dans ses Mémoires. Expérience pittoresque, décrite avec beaucoup de vivacité et d'humour, mais à laquelle, cela ne saurait surprendre, il assigne également un objectif idéologique. Dès l'abord, le ton est donné :
Schirrhofen - Coll. M. et A. Rothé |
Abraham Alexandre est le quatrième enfant d'une famille de neuf enfants qui vivra cette époque dans une relative aisance Son père, Léopold Yehuda Weill, marchand de bestiaux de son état, n'a pas la fibre pédagogique fort indulgente. Il décide d'habituer son fils à se contenter de peu. Au demeurant, le meilleur homme du monde, causeur infatigable, vif, gai et s'intéressant aux choses de l'esprit. Dans le domaine religieux, "Loebele" Weill est une espèce d'homo duplex, comme le sont à cette époque bon nombre de ses coreligionnaires. En effet, il mêle à une observation méticuleuse des commandemants divins un penchant marqué pour le non-conformisme. Sans doute lèguera-t-il à son fils, en même temps qu'une aspiration à l'intégrité morale, une propension à l'irrespect et à un scepticisme narquois à l'égard de la religion établie Sa mère, fille d'Abraham Kellermeister de Bischheim, est une vraie mère juive, dévote et pleine d'ambition pour une progéniture à qui elle prédit un avenir éclatant : il faut que le petit Alexandre devienne rabbin et un puits de sciences juives.
Les premiers souvenirs remontent à la fin de l'épopée napoléonienne, à l'invasion des alliés qui, causant la ruine de la famille, marque le terme d'une époque de bonheur et de prospérité. Les malheurs, pourtant, ne peuvent faire oublier l'étude, qui ne saurait à aucun moment être négligée. L'enfance et l'adolescence d'Alexandre Weill se confondent avec cette éducation dispensée par des maîtres, dont certains, il le soulignera, ne posséderont pas toujours la compétence et les qualifications nécessaires. Trois ans et demi, c'est l'époque où il dit avoir appris l'hébreu. Ces rudiments seront complétés, un peu plus tard, par l'étude de La Bible et ses commentaires, celle du français et de l'allemand, et enfin du Talmud :
Programme sans doute chargé pour un enfant si jeune ! Les méthodes d'enseignement de M. Lévy se distinguent, d'ailleurs, par une puissante originalité. Afin d'empêcher ses pupilles de succomber à la tentation du sommeil, il ne trouvera rien de mieux que de leur introduire un filet de papier allumé dans les narines ! Ce qui, à l'évidence, est une manière comme une autre de leur insuffler le feu sacré, et d'assurer, contre vents et marées, la pérennité d'Israël.
Comme un peu partout à cette époque, les communautés juives et chrétiennes vivent, côte à côte, et en symbiose plus ou moins imparfaite. Quand l'occasion se présente, le curé du village participe aux agapes sabbatiques ou assiste à une circoncision. De même, le maire considère d'un il bienveillant la population non catholique de sa commune Mais avec la Restauration, ressurgiront des instincts équivoques que l'esprit de 89 n'avait, semble-t-il, pas réussi à extirper. L'auteur raconte qu'aux environs de 1820, les Juifs et les protestants de Schirrhoff(en) et de Sufflen échappèrent de peu à un pogrom, préparé par le "camp catholique". Comme bon nombre de ses coreligionnaires, Weill se heurte au phénomène de l'antisémitisme Hep ! Hep ! la clameur traditionnelle retentira, plus d'une fois, à ses oreilles. Aux questions faites par l'enfant, indigné par le scandale des persécutions, sa mère lui opposera, invariablement, la même réponse : "Nous sommes dans le Golès", nous sommes en exil ! Un exil qui lui paraît fort long, et qui ne saurait d'ailleurs justifier toutes ces souffrances.
Plongé dans les études religieuses, déversant sur le fondateur du christianisme le trop plein de rancoeur, amassé par des siècles d'histoire, doué d'une imagination peu commune et, sans doute, d'une tendance à l'affabulation, il n'est guère surprenant qu'au cours d'une promenade où il s'était endormi au bord d'un fossé, le jeune garçon fasse un rêve mystique qu'il interprétera comme une vision, à l'instar de celle qu'avait eue son illustre ancêtre, Abraham : un signe de Dieu lui enjoignant de quitter son village natal, pour se consacrer à sa mission :
Marchands de bestiaux juifs essayant de vendre une vache. Inscription en allemand : "Sur ma vie, elle donne deux baquets pleins chaque jour". Anton Sohn , Zienhausen, début 19ème siècle. Terre cuite peinte, Coll. Musée d'Israël |
Treize ans, c'est l'âge de la Bar-Mitzvah , de la majorité religieuse. La foi du jeune garçon s'affermit et il passe de longues heures à prier et à s'entretenir avec le Seigneur. Fidèle à la voix qui l'appelle, mais aussi à une pratique courante à cette époque, il décide de partir sur la grand-route, à la recherche de maîtres qualifiés qui sauront étancher sa soif de spiritualité. Dès lors, pour cet adolescent, commence une vie d'errance picaresque, fertile en aventures de toutes sortes. Doué d'une voix agréable, il chante sur les routes et dans les villages, pour subvenir à ses besoins. L'usage des "journées" lui permet aussi, en tant qu'étudiant juif itinérant, de demander aux chefs des communautés de lui assurer le gîte et le couvert.
Ses pas le conduisent d'abord vers l'école rabbinique de Metz qui ne l'enthousiasme guère. Puis à Nancy, où il séjourne quelque temps. Enfin à Marmoutier, où parallèlement aux études juives traditionnelles, il commence à s'intéresser aux auteurs profanes. Malheureusement, son père qui se débat dans des difficultés sans nombre, songe, depuis un certain temps, à faire troquer à son fils, les livres contre le commerce. Le désespoir au cur, l'adolescent rentre au bercail et renonce momentanément à "un avenir de gloire et de béatitude céleste" pour devenir marchand de bestiaux !
Au printemps 1826, malgré une brillante réussite professionnelle, et son sens du devoir filial, il quitte une nouvelle fois Schirrhoff(en). L'Alsace n'ayant plus rien à lui proposer dans le domaine des études sacrées, il se dirige vers l'Allemagne et arrive à Francfort, à la fin de cette même année. Une page de sa vie est maintenant tournée Le reste de son existence se déroulera désormais loin du giron provincial.
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