Alexandre Weill : Textes choisis (suite)
B. L' ENGAGEMENT POLITIQUE
On a dit que la révolution de février était à
la fois un progrès politique et social. Où est ce progrès
? Si avant le 24 février , il y a eu dix riches et vingt pauvres, y a-t-il
maintenant vingt riches et dix pauvres ? Au contraire, il n'y a que dix
pauvres de plus. Croit-on maintenant que nos enfants et arrière-petits-enfants
en seront d'autant plus riches ? Mais il nous faudrait dix années
de paix et d'ordre pour revenir à l'état de prospérité
où nous étions avant la révolution (…)
Dans l'état actuel, nous ressemblons quelque peu à la fille
au pot au lait. Pendant un mois entier, nous faisons des rêves et des
lois en faveur du travail et de l'ordre ; nous nous multiplions, nous
nous enrichissons, toujours en nous promenant vers le marché au travail.
Part un coup de fusil et tous nos rêves disparaissent et l'œuf
du travail se répand en sang dans les rues, et la chose est à
recommencer.
Depuis cinquante ans, la France fait, défait et refait la même
chose.
Depuis cinquante ans la France fait un travail de Sisyphe.
Car depuis cinquante ans, la France n'est ni monarchique, ni républicaine,
ni constitutionnelle; elle est révolutionnaire.
A peine le temps a-t-il cicatrisé les blessures d'une révolution,
à peine est-il revenu à son point de départ que les révolutionnaires
de la résistance le jettent dans les bras des révolutionnaires
du mouvement (…)
Il ne suffit pas d'avoir une république, il faut encore des hommes
de pouvoir et de progrès pacifique, c'est-à-dire des hommes
qui ne soient ni avant ni en arrière du temps. Il ne suffit pas, comme
l'on dit communément, d'un lièvre pour faire un civet,
il faut encore un bon cuisinier.
La commotion de février est-elle la dernière oscillation de la
France révolutionnaire ? La France, cette âme politique en peine,
a-t-elle enfin trouvé sa forme, son corps ? Un proche avenir nous le
dira. On a reproché bien des défauts à la France, mais
il faut convenir qu'elle n'a pas celui d'être curieuse.
Depuis cinquante ans, elle ne s'est jamais sérieusement demandé
ce qu'elle est. Depuis cinquante ans, la France ressemble à une
jeune fille, belle, grande, pure et forte, qui met du rouge et du blanc, qui
tour à tour se poudre à l'anglaise, se parfume à
la grecque, qui, en un mot, se donne toutes les peines du monde pour plaire
moins ou, ce qui est pis, pour déplaire.
Il lui serait si facile cependant de plaire ! Elle n'aurait qu'à paraître
comme elle est : elle n'aurait qu'à porter l'habit de sa taille ! Pour
que les nations soient immortelles et grandes, il faut qu'à un jour donné,
elles puissent répondre, comme Jéhovah à Moïse : «
Je serai toujours ce que je suis » (Questions brûlantes
, République et monarchie, p. 35-37).
J'ai toujours été républicain, plutôt
trop que trop peu. Mes écrits et mes actions en font foi. J'ai
usé mon esprit et ma plume en faveur des travailleurs … Mais je
commence à croire qu'il était plus facile d'être
républicain sous Louis-Philippe que n'importe quoi sous la République
; en un mot, il paraît que rien n'est moins libre que le règne
de la liberté.
La circulaire de Ledru-Rollin ressemble à celle de Duchâtel en
1845. Monsieur Duchatel demandait des ministériels n'importe de
quel poids, Monsieur Ledru-Rollin demande des républicains n'importe
de quelle nullité.
Ce n'est rien encore. Le National, La Réforme et La
Démocratie Pacifique déclarent traître à la
patrie, quiconque n'est pas républicain. Monsieur Guizot se contentait
d'appeler aveugles et ennemis tous ceux qui n'étaient pas de son parti.
Voilà la liberté que ces messieurs, mes amis d'hier nous
promettent : voilà le progrès qu'ils ont prêché
!
Ainsi, sous Louis-Philippe, il y avait des républicains dans la chambre,
et dans une république, il serait défendu à un membre de
l'Assemblée d'être monarchiste ! Mais, souverains nouveaux-nés,
votre république n'est pas même sanctionnée par la
majorité du peuple français.
Je sais qu'elle a pour elle le droit et la raison… Mais jusqu'à
présent, elle n'existe que par le droit du plus fort, c'est-à-dire
par le hasard des armes et de la violence. Or, fût-elle même reconnue
par la majorité, la minorité a le droit absolu de penser ce qu'elle
veut. C'est le droit que vous avez proclamé sous la monarchie (…)
La vérité est que la terreur commence. Non la terreur de la guillotine,
mais celle de la suspicion et de la dénonciation. Ils ont peur qu'on
ne soit pas de leur opinion. Donc, ils n'ont aucune confiance en eux-mêmes
…
C'est à la presse vraiment indépendante de sauver la République,
y compris les Républicains du National, de la Réforme et de la
Démocratie. C'est à l'union de tous les talents forts
et modérés et surtout à leur courage que la France devra
son salut . Il faut des journaux libres pour tenir tête à tous
ceux qui prêchent la violence et l'exclusion. La Gironde n'a
été vaincue que parce qu'elle était lâche et
poltronne. Nous ne sommes pas la Gironde, mais déjà il y a la
Montagne ( …)
Au train où vont les amis aveugles du pouvoir provisoire, je crains que
d'ici quelque temps, tout le monde, y compris les républicains sincères
ne fassent des vœux, et encore autre chose, pour se débarrasser
d'une liberté qui n'est qu'un vain mot, et d'une fraternité qui
fait diablement mine de n'être que celle des sourds-muets (
Lettre à La Presse et à La Gazette de France, 14.3.1848
).
C. LA PENSEE PHILOSOPHIQUE ET RELIGIEUSE
Alexandre Weill a traversé nombre de crises, a été
assailli par bien des doutes, mais une fois les évidences établies,
il n'y eut personne plus que lui, déterminé à les défendre
à tous moments et sur tous les tons. De cette diversité d'expériences,
il résulte que, loin d'être un concept monolithique, sa pensée
se compose plutôt d'une mosaïque d'éléments, venant
se greffer sur une idée essentielle vers laquelle ils tendent de converger.
La notion de vérité où se recoupent des motifs aussi bien
socio-politiques que religieux, constitue la motivation déterminante
de sa recherche, qui devient par là même, de nature philosophique.
1. Le prophète :
Toujours seul, le prophète, avec son étendard
N'est jamais écouté, que quand il est trop tard.
Un prophète n'est pas un vieux visionnaire
Ayant pour toute couche une grange et son aire,
Les cheveux en désordre et le manteau troué,
Tantôt vociférant et tantôt enroué
Qui harangue le peuple au nom de son idole (…)
Un prophète est un homme aux profondes études
Enchaîné dans la vie aux devoirs les plus rudes.
Il sait, de par la loi, qu'inexorablement
Le crime, haut ou bas, reçoit son châtiment ;
Que de ses chefs un peuple est toujours responsable ;
Que tout pouvoir injuste est bâti sur le sable.
Un prophète est un homme étudiant les causes
D'où naturellement sortent les grandes choses (…)
Un prophète est souvent un homme de génie
Et toujours un poète au cœur plein d'harmonie,
C'est un guerrier divin, un lutteur volontaire,
Une barre de fer parmi les pots de terre (…)
Sa science est à tous. Il ne fait pas l'austère.
Il laisse l'âme au ciel et ses droits à la terre.
Du prêtre, le prophète est l'ennemi mortel,
Au prêtre, il faut l'encens, au prêtre il faut l'autel.
Le prêtre est un valet, un instrument de Rome.
Le prophète est un roi, le prophète est un homme…
( L'Isaïe du Faubourg Saint-Honoré, p. 15-18)
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La philosophie n'est nullement une science abstraite, pédantesque, ardue
; une jonglerie de syllogismes et de terminologies plus ou moins réussies
!
Elle est, au contraire, la science de la vie pratique de tous les jours ; elle
n'est même que cela. Sans philosophie, la justice ne fut, n'est et ne
sera jamais qu'un mot (…)
La recherche de la vérité n'est pas seulement le premier devoir
de tout être humain, c'est encore la plus grande félicité
terrestre (…) Pour trouver la Vérité, il faut la Raison,
toute la Raison, rien que la Raison !
Mais il ne suffit pas de vouloir chercher la vérité, il ne suffit
même pas de la trouver et de la proclamer avec le consentement des humains,
si elle ne doit pas servir d'application immédiate dans la vie sociale
des peuples. Ce qui n'est pas humain n'est pas divin (…)
Ce que l'homme ne s'explique pas par la Raison, il ne doit pas l'accepter comme
Loi. La Loi, c'est la raison codifiée, ou ce n'est rien. Toute Loi qui
n'est pas Raison est nulle de soi (…) Il faut donc, quand on aborde le
domaine de la philosophie, avoir réponse à tout et chercher à
expliquer par la Raison, non seulement le passé et le présent
de l'humanité, mais encore la nature même de Dieu. Nulle question
ne doit rester en suspens ( La Parole nouvelle, p. 2-17
).
Nous avons prouvé, autant que prouver se peut, que l'homme ne saurait
être la créature d'une force composée, qu'il faut qu'il
jaillisse directement de la force Une, égale, simple que nous appelons
Dieu, et que j'appelle, moi, la Substance Autonome. Voyons maintenant, s'il
est vrai que la raison humaine ne puisse entrevoir face à face, cette
substance infinie. Nous prétendons, au contraire, que Dieu, loin de se
cacher à la raison humaine, l'éblouit de sa clarté (…)
L'homme est tellement saturé d'infini, qu'il ne comprend réellement
que l'infini, c'est-à-dire une idée qui est à la fois cause
et effet, au-dessus des lois du temps et de l'espace.
Pour l'homme, le fini n'est qu'un amoindrissement d'infini, il ne le saisit
que sous cette forme, il ne le définit que par des négations (…)
L'homme comprend facilement et sans beaucoup d'efforts ce qui est à la
fois cause et effet, ce qui se crée en créant. Il ne pense pas une
seule fois sans que ce prétendu miracle ne s'opère en lui-même.
La pensée de l'homme crée en se créant et crée
ex
nihilo, absolument comme Dieu ! Rien de plus naturel, d'ailleurs, car c'est
Dieu lui même dans l'homme, la cause elle-même qui se fait effet.
C'est l'infini, ou si l'on veut mieux, la substance infinie dans l'homme qui pense,
qui croit, qui voit, qui juge, qui raisonne, qui s'affirme en affirmant, qui ne
peut rien nier sans s'affirmer elle-même, et pour laquelle toute chose créée
est une négation, c'est-à-dire un amoindrissement d'infini, attendu
que toute chose créée, en effet, à côté de l'homme,
contient une partie de substance infinie plus petite que celle moyennant laquelle,
l'homme pense, compare, raisonne, juge et affirme (
Ibid. p.26-29).
Le doute dans l'homme ne se fait que par l'infini en lui qui affirme son douter.
Cette action de douter, cette affirmation de doute est en même temps l'affirmation
la plus flagrante de Dieu dans l'homme. De là vient qu'il n'y absolument
pas d'athée. Quand l'homme dit : il n'y a pas de Dieu, c'est Dieu lui-même
dans l'homme qui affirme une négation (…)
Entre l'athée et vous ou moi, il n'y a qu'une différence de quantité
de substance autonome. L'athée contient en soi juste assez d'infini pour
en voir la négation.. C'est une petite étoile qui voit la nuit,
qui croit la glorifier en niant le jour. Mais en voyant la nuit, il affirme le
jour (…) Il n'est pas d'athée absolu … L'homme ne peut nier
l'infini, à la fois cause et effet, puisque sans cet infini même,
le douteur ne pourrait même pas douter une minute. Il ne doute pas dans
le sens absolu, il ne croit pas croire. Dans ce procédé, il se réfléchit,
il est lui cause et effet, actif et passif, créant et créé
(
Ibid. p. 30-32) .
Jamais vrai législateur, fondant une société n'a
énoncé un droit ! Ni Moïse, ni Confucius, ni Solon, ni Lycurgue
n'ont fait une déclaration des droits.
Ces grands fondateurs de société n'ont énoncé
que des devoirs. Moïse ne dit pas : « Tu auras le droit de vivre
» mais : « Tu ne tueras point ». A quoi sert le droit écrit
du faible si le fort le tue ? Il faut avant tout que le fort, forcé par
la justice sociale de faire son devoir, respecte la vie et la propriété
du faible. Confucius ne dit pas : « L'homme a le droit de vivre
de son travail et de sa propriété » ; mais comme Moïse,
il dit : « Le vol est un crime ». Le devoir du fort est de ne pas
voler et le devoir de la société de punir le voleur, autrement
nulle société n'est possible. Moïse, plus avisé
que nos Droitistes modernes, condamne le voleur à payer le quintuple
au volé, et en cas d'insuffisance de fortune, à travailler
pour payer l'amende. De prison, il n'en est pas question. A quoi
sert la prison, à moins qu'elle ne serve de force coercitive pour
le travail du coupable au profit du volé ? Il en est de même de
tout. Le droit primordial est un non-sens, un mensonge, fruit empoisonné
de l'ignorance de la loi de la nature.
Toute loi qui n'est pas universelle pour tous les êtres est fausse
(…) Les hommes n'ont pas plus de droits que les arbres des champs.
Ils ont seulement plus de devoirs, à cause de leur plus grande force
vitale. Et par ces devoirs accomplis envers les êtres inférieurs,
ils cueilleront les droits que ces mêmes êtres leur rendent (…)
Le premier souci d'une société ne doit pas être de
formuler ses droits, mais de s'organiser de manière à pouvoir
forcer chacun de faire ses devoirs. Ces devoirs accomplis, seuls, garantissent
les droits de chacun (…)
De là vient que la proclamation des droits de l'homme, nécessaire
pour démolir et châtier une société inique, ne vaut
absolument rien pour construire et établir une société
juste.
Jamais société ne s'est fondée par les droits des hommes
! Rousseau pouvait écrire son contrat social contre la société
inique de Louis XV; mais après quatre-vingt-neuf, la société
démocratique ayant besoin de s'établir sur une nouvelle base, la
Déclaration des droits de l'homme par Robespierre a été un
non-sens, une aberration, une ignorance de la loi de la nature et de l'homme,
la cause spirituelle de tous les avortements de quatre-vingt- treize et de quarante-neuf.
Cette déclaration conduit forcément à la terreur et au communisme
(
La République nouvelle, p. 27-48).
Deux voies traversent parallèlement l'humanité sans jamais
se toucher.
L'une conduit en avant, vers la liberté et la fraternité.
L'autre en arrière, vers la servitude volontaire et la barbarie.
Ces deux voies s'ouvrent sur deux principes, sur deux différentes
aperceptions de Dieu.
C'est d'après l'idée que l'homme a de
Dieu qu'il marche vers la liberté ou l'esclavage, vers le
bonheur ou le malheur, vers la fraternité ou la barbarie, vers la justice
ou le droit du plus fort.
Ces voies ont toutes deux été tracées par des hommes. Dans
l'une de ces voies, l'homme voit Dieu avec sa raison. Tout en Dieu
s'accorde avec la raison humaine, qui elle-même est une émanation
divine ; ce qui fait que Dieu se voit lui-même par l'œil intérieur
de l'homme.
D'après ce principe rationnel, conforme à la raison, Dieu
est la Loi, en vertu de laquelle tout existe, tout se développe légalement,
logiquement, normalement. Une seule loi régit tout. Une seule force anime
tout et met tout en mouvement. Cette loi fut, est, sera toujours la même.
Comment ? La raison ne pénètre pas jusqu'avant l'existence
des choses. Il lui suffit d'expliquer les choses qui sont et rien n'échappe
à ses investigations. La chose en soi fut toujours. La loi de même.
Il n'y a pas de progrès en Dieu. Le progrès existe seulement
dans l'humanité. A mesure que cette humanité, pénétrant
les causes d'après les effets historiques, reconnaît les
lois de Dieu, elle règle ses actions, conformément à ces
mêmes lois et arrive pour ainsi dire à se diviniser, à se
cristalliser tout entière de vérité divine. Dans cette
aspiration, dans ce procédé est la source de son bonheur intellectuel
et matériel. Ces lois, pourtant, que l'humanité les reconnaisse
ou non, existent et fonctionnent logiquement. La solidarité des êtres,
par exemple, se manifeste dans toute l'histoire, que l'homme l'ait
reniée ou reconnue. Mais dès que la raison humaine l'a aperçue,
dès qu'elle l'a affirmée, elle a prescrit, elle a
ordonné au fort de remplir ses devoirs envers le faible, afin que les
effets funestes de la solidarité ne rejaillissent pas sur tous. Qu'une
génération ignorante, c'est-à-dire aveugle de raison
et de cœur, nie la solidarité, elle n'en prépare pas
moins une ère de malheurs à ses propres enfants. Au lieu de progresser,
elle recule !
En vertu de ce même principe, l'homme est entièrement libre. Dans
ces mains, il tient son bonheur et son malheur (
Moïse, le Talmud
et l'Evangile, p. 1-2).
Moïse n'est ni un révélateur surnaturel, ni un illuminé,
ni un médiateur dans le sens que les chrétiens attachent à
ce mot. C'est un législateur philosophe, et sa législation
est fondée sur un principe, conçu, si l'on veut à
priori, mais corroboré par une longue observation empirique (…)
Il se peut que le philosophe Moïse n'ait pas tout d'un coup songé
à créer une nouvelle législation pour son peuple, à
peine sorti de l'esclavage. L'essentiel pour lui, car Moïse fut en même
temps l'homme le plus idéal et le plus pratique, fut tout d'abord l'affranchissement,
la délivrance de son peuple, race libre tombée en esclavage, pour
avoir oublié les principes fondamentaux qui constituaient la grandeur morale
de ses ancêtres. Avant tout la Liberté ! Tel fut le cri de guerre
de Moïse. Mais quand on voit avec quelle facilité Moïse, à
peine échappé au glaive vengeur de Pharaon, à peine échappé
au flux de la mer, se met à légiférer à codifier,
il faut convenir qu'il avait dans sa tête une législation toute faite,
préparée de longue main, mûrie par des années de méditation
et d'observation (
Ibid. p. 41-44).
Toute la force du Juif est dans son caractère de fer devant les malheurs
de la vie et dans sa volonté granitique de lutter, de lutter toujours contre
toutes les adversités terrestres, force qu'il puise exclusivement dans
sa confiance en Dieu ; confiance qu'il n'a plus quand, dès sa jeunesse,
il n'a pas sucé mot à mot la sagesse et les conseils de la Bible.
Et quiconque n'a pas dans sa prime jeunesse étudié la Bible en hébreu,
n'en garde pas les traces de feu. C'est comme si on n'avait vu un tableau qu'en
songe. Un juif qui ne sait pas l'hébreu, ou qui ne l'a pas appris dans
son enfance, n'est plus un vrai juif. C'est comme un lion sans dents, un bœuf
sans cornes, un coq sans ergots, un jour sans soleil, une nuit sans étoiles,
une femme sans beauté ! De ces juifs-là, il ne sortira que des primeurs
précoces, promptes à se corrompre, sans parfum, c'est-à-dire
sans esprit ni caractère (
Ibid., p. XIX).
Si les Juifs avaient simplement développé les principes de liberté,
d'égalité et de solidarité de Moïse, en les opposant
au principe de fatalisme, d'esclavage et de privilèges, ils auraient vite
retrouvé leur raison d'être. Les eût-on brûlés
comme on l'a fait, ils auraient laissé des traces divines. En tout cas,
ils auraient fait leur devoir. Qu'avaient-ils à craindre ? Pouvaient-ils
être plus malheureux qu'ils l'étaient ? Jamais on ne reprochera aux
Juifs de n'avoir pas su mourir pour leur Dieu et pour ce qu'ils croyaient être
la vérité. Dix-huit siècles de martyres se lèveraient
et répondraient. Ce n'est donc point le courage qui a manqué. La
vérité est que dans l'obscurité universelle, peu d'esprits
ont été éclairés par la lumière de l'Ecriture.
Le nombre de savants juifs qui ont pénétré le génie
de Moïse est extrêmement rare. Ils auraient bravé les foudres
de l'inquisition, mais ils n'ont pas osé rompre en visière aux rabbins,
leurs maîtres, qui d'ailleurs auraient fait office d'inquisiteurs si on
leur avait laissé le pouvoir. Témoin Spinoza, qui certes eût
été exterminé par la synagogue, si elle avait eu un bourreau
à sa disposition (
Ibid., p. 243).
Le Talmud n'est pas comme la loi de Moïse un système logique, conséquent,
égal dans toutes ses parties ; il n'est pas non plus la parole d'un rabbin,
ni l'exposé d'une doctrine philosophique d'un penseur ou d'une époque
: c'est un commentaire collectif, c'est un corps de débats spirituels,
non seulement sur toute la loi de Moïse, mais sur le code entier de l'humanité
passée, présente et future. Théologie, philosophie, jurisprudence,
médecine, morale, vie pratique, le Talmud aborde tout, discute tout et
émet sur toute une série d'opinions et d'avis contradictoires
(…)
Rien de divin ni d'humain ne lui est étranger. Et tout est traité
par lui fortuitement, incidentellement. C'est une causerie perpétuelle,
irrégulière, déclamatoire, disputatoire, procédant
par sauts et par bonds, commençant par la nature de Jéhovah et
finissant parfois par la coquetterie de la femme, si tant est qu'il finisse,
car jamais le Talmud ne conclut (…) Le Talmud est un livre unique dans
l'esprit humain. Il y représente la démocratie la plus radicale,
voire la plus anarchique. C'est une navette continuelle marchant toujours et
ne s'arrêtant jamais. C'est le pour et le contre, le blanc et le noir,
le oui et le non de chaque chose et sur chaque chose. C'est en un mot, le résumé
désordonné, espèce de sténographie des débats
religieux, judiciaires, théologiques et théosophiques des écoles
juives de Jérusalem, de Babel, de tous les endroits où s'assemblaient
les rabbins, docteurs de la loi de Moïse (Ibid., p. 149-50).