Proposer un choix de textes représentatifs de l'œuvre d'Alexandre Weill n'est pas chose aisée. Parler d'anthologie dans les limites de ces quelques pages serait outrecuidant. C'est pourquoi, nous aurons recours à une formule plus modeste : une sélection de passages, conçus comme autant de jalons qui donneront peut-être au lecteur le désir d'en savoir davantage sur un auteur à la fécondité inépuisable.
A mi-côte, un village nommé Schirein, en allemand, presque Rhin,
se distingue par son site pittoresque. Semblable à une chèvre
broutant le cytisé, il gravit la colline, s'y cramponne et semble regarder
en arrière pour voir encore une fois la belle et verdoyante vallée.
Sur la cime de la montagne, la forêt fait face aux maisons des habitants.
A ses pieds s'étend le village de Schirhof, qui communique avec Schirein
par deux chemins, dont l'un s'appelle Mont des Vaches et l'autre Mont des Chevaux.
Un ruisseau, couleur d'or mat, se précipite du haut de la crête
nommée Gipfel, parcourt la vallée et se marie à une rivière
qui la conduit vers le Rhin. Rien de plus agreste, de plus vivant, que le point
de vue dont on jouit du Gipfel pendant la fenaison (…)
Avant la Révolution française, le village, avec une bonne partie
du Ried, était la propriété patrimoniale du Seigneur de
Waldsteten. Celui-ci, ayant émigré en Allemagne pendant la Terreur,
les paysans s'emparèrent de ses biens. Depuis ce temps, Schirhof avec
ses cent cinquante habitants de différentes religions, figure bravement
dans le nombre des trente-sept mille communes de la France, une et indivisible
(…)
Mon grand-père y naquit, je ne sais plus en quelle année. Il y mourut en 1792, lors de l'envahissement de l'Alsace par les Prussiens. Tout le village fut mis à sac (…)
Mon père tout jeune encore (il n'avait que seize ou dix-sept ans), de peur d'être enlevé par les Prussiens, prit la fuite, passa le Rhin près de Stollhoffen, dans le duché de Bade où les juifs, hors la loi, vivotaient cependant, sauf à être mis en coupe réglée tous les vingt ans. Il entra en condition à Malsch, entre Bade et Heidelberg, chez un marchand de bestiaux, en qualité de garçon de peine et d'écurie (…) Grâce à ses fidèles services et à son intelligence, il parvint au bout de quelques années, au grade de premier valet et négociant en bestiaux, avec dix florins d'appointements par an, une paire de souliers et une blouse. Son maître lui offrit même sa fille en mariage; mais dans ses pérégrinations fréquentes à Mannheim et à Heidelberg, mon père, d'esprit gai, causeur infatigable, l'homme le plus vif que j'ai connu, ayant fait la connaissance de plusieurs protestants distingués, apprit à connaître la vraie signification de la Révolution française. Dans son enfance, il avait lu la Bible en hébreu, car son père l'avait destiné un instant à l'étude. Il refusa donc l'Allemande et partit le jour même pour rentrer en France (…)
Ma mère était la fille du Rabbi Abraham Kellermeister de Bischheim. Avant la Révolution française, il était défendu aux juifs d'habiter Strasbourg. Ils ne pouvaient y entrer le matin qu'à condition de quitter la ville à quatre heures. Bischheim, à deux kilomètres de la capitale de l'Alsace, devint alors la résidence des israélites les plus distingués de la province. Mon grand-père, secrétaire de la grande famille Herz, devint plus tard greffier révolutionnaire de la cité alsacienne (…) Ma mère se rappelait très bien avoir vu le fameux Euloge Schneider, le moine roux de Cologne, parcourir l'Alsace suivi de sa guillotine. Elle m'a conté aussi la chute de ce même Schneider par Saint-Just, telle qu'on peut la lire dans les mémoires de Nodier. Mon père, l'ayant vue à un bal de noces, la demanda en mariage. La jeune fille refusa d'abord, ne pouvant se décider à troquer la commune juive aristocratique de Bischheim contre un trou comme Schirhof, véritable repaire de maquignons, de ménétriers et de bûcherons. Elle ne céda aux sollicitations ardentes et réitérées de mon père qu'à condition qu'il laisserait la dot à sa mère remariée. Amoureux, fort de son courage, mon père consentit à tout, enleva ma mère le matin à Bischheim, se maria dans un village près de Haguenau, paya le rabbin, le cuisinier, les musiciens et rentra le soir même avec sa bien-aimée femme à Schirhof, n'ayant plus pour toute fortune que 3fr. 60 centimes . Ce qui ne l'empêcha pas d'acheter une maison valant 800 francs et de la payer au bout de trois ans ( Mon Enfance, p. 19-22).
Je vins au monde le 10 mai 1811, l'année de la comète et de la naissance du roi de Rome, pendant que ma mère prenait son café et sans lui causer la moindre douleur. Madame Frumette, notre voisine, en me ramassant dessous la table (…) dit à ma mère : "Réjouis-toi, c'est un garçon et de plus il est né coiffé". En effet, je naquis, la tête enveloppée d'une peau, qu'en dialecte juif on appelle peau de chance. Ma mère, qui avait déjà trois filles, dès le commencement de sa nouvelle grossesse, m'avait voué à Dieu, c'est-à-dire au rabbinat. Comme Annah, mère de Samuel, elle allait tous les matins au temple prier Jehovah de lui donner un fils, lui promettant de le vouer à son service et à la gloire d'Israël. ( ibid. 24-25).
Mon père m'avait de bonne heure habitué à vivre avec les
bêtes et à les soigner. Pendant l'été, il m'envoya
faire paître la chèvre et la vache sur le pré, dès
la sortie de l'école. J'avais à peine six ans quand il m'apprit
à monter à cheval. Mais même sur la prairie et tenant à
la main la longe de la vache, je poursuivais mes lectures et mes études.
A l'âge de sept ans, je savais les cinq livres hébraïques
de Moïse, je lisais et écrivais l'allemand et je commençais
à lire le français et à étudier la déclinaison
(…)
J'avais sept ans quand M. Lévy, formant une classe particulière
de cinq garçons, nous initia à l'étude du Talmud. Dès
lors, le temps de muser nous fut parcimonieusement mesuré. A la pointe
du jour, il fallait être prêt pour aller prier à la synagogue.
A huit heures, école jusqu'à midi. Deux heures pour le dîner
et la récréation. De deux à six, on rentrait à l'école.
Puis, le soir, nous autres cinq talmudistes, nous faisions une classe à
part, depuis huit heures jusqu'à minuit ( ibid. 35-36).
Reb Joseph, mon mentor, s'était abonné avec moi à deux
journaux parisiens (…) Le hasard voulut que ces journaux fussent les deux
frères ennemis de la Restauration : Le Constitutionnel et La
Gazette de France. Nos sympathies étaient d'avance acquises au Constitutionnel
que nous lûmes religieusement, depuis le titre jusqu'au nom de l'imprimeur,
y compris les annonces. Moi seul, je faisais des études sur La Gazette
(…)
Un jour, Le Constitutionnel et La Gazette n'arrivèrent
pas à la poste de Francfort. Grande rumeur ! Ils n'arrivèrent
pas non plus le lendemain. Attroupements dans les rues ! (…) Enfin le
troisième jour, le journal allemand annonça la Révolution
de Juillet. Ce fut un coup de foudre (…) La rue des Juifs était
sans dessus dessous.
La Révolution de 1830 a retenti comme une trompette de Jéricho
dans les cœurs de tous les juifs de l'univers. Nous autres, Israélites,
alsaciens et français, nous parcourûmes les rues de Francfort,
ivres d'orgueil et de bonheur, chantant, criant, gesticulant comme des fous
mis en liberté. Que de larmes de joie j'ai vu couler (…) Et quand
enfin Le Constitutionnel arriva avec des détails, ce fut une
fièvre, une liesse perpétuelle, quelque chose qui, d'après
un proverbe allemand, n'a pas encore été ! ( Ibid.,
85-89).
Du temps que je croyais à la Bible et à Jehovah, je ne faisais
que côtoyer la lisière du fruit défendu. A peine tombé,
comme dans l'histoire de Trudèle et de Réginèle, je me
relevai en secouant mon âme, qui comme l'aile du canard plongé
dans une mare secoue la boue sans qu'il y reste une tache, pas même une
marque.
Ma foi ne fut expulsée que par la raison philosophique. Je ne croyais
plus à la Révélation, mais aussi, non plus, à la
différence des nations et des religions. J'appris à nier tout
miracle, mais aussi à oublier tout préjugé. Ne vivant que
dans et par la pensée, n'ayant devant moi que l'exemple des grands génies
qui ont souffert pour le progrès et la liberté des peuples, je
m'étais proposé d'imiter leur exemple, d'étudier les lois
de Dieu et de l'homme, de me vouer corps et âme à la science, à
la poésie, et d'opposer au destin un front d'airain. Dans ma jeunesse,
j'ai rêvé des succès de poète. A l'âge de vingt-trois
ans , je ne rêvais plus que le martyre du philosophe et du penseur au
profit du progrès ( Mes années de bohème ,
p. 471-472).
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