Alexandre Weill : Textes choisis (suite)
D . LE CENSEUR DES LETTRES ET DES ECRIVAINS
Alexandre Weill a goûté au siècle, et s'il en condamne
certains de ses aspects, c'est qu'après réflexions et expériences,
il est arrivé à la conclusion, inconfortable sur bien des points,
que, loin d'aller dans le sens du progrès, comme on se plaisait à
le souligner alors, son époque a choisi la voie du recul, de la dégradation
morale, politique et sociale, la voie de la catastrophe. Le vrai progrès
, selon lui, consiste à propager parmi le plus grand nombre, une vérité
- la sienne bien entendu - que les guides spirituels et les penseurs de toutes
obédiences se sont évertués, par aveuglement ou inconscience,
à cacher aux yeux de l'humanité .
1. Esthétique, poésie et littérarure
L'esthétique n'est nullement et ne doit pas être une science a
priori, mais un essai de philosophie expérimentale de l'art, une démonstration
a posteriori. Seulement, au lieu d'isoler les arts et d'en poursuivre les principes
dans leur partie matérielle, œuvre à laquelle plusieurs générations
d'esprits ne suffiraient pas, je me suis efforcé de faire ressortir la
partie idéale qui, donnant pour ainsi dire à tous les arts la
même âme, le même esprit, la même portée, représente
et représente seule, le génie de l'humanité, le principe
civilisateur des nations (…)
En vérité, quel que soit le génie ou l'aptitude de l'artiste,
du penseur, de l'homme d'état, du poète, de l'inventeur, du général
même, ce génie ne se manifeste et ne devient œuvre, c'est-à-dire,
ne s'incarne dans le fait, dans la matière, dans l'histoire enfin, de
pur idéal qu'il était, que par la Raison réalisée.
L'idée première de l'homme peut être une inspiration purement
abstraite, inconsciente même, aussi longtemps que cette idée est
à l'état d'embryon dans l'esprit ; mais pour se manifester, soit
par le verbe, soit par la couleur, le son ou un acte héroïque, il
faut absolument la Raison réalisée. La langue humaine est déjà
une œuvre de la Raison. Tout ce qui est, qui se fait qui devient, est créé
en vertu de la Raison. L'imagination de l'homme n'est pour ainsi dire qu'un métal
en fusion. Pour devenir forme ou chose, il faut absolument la cristallisation,
le refroidissement de la Raison réalisée. On peut être par
l'idée en fusion. Pour devenir, il faut la Raison créatrice . (
L'Art est une religion et l'artiste est un prêtre, p.. 37-39
).
O gloire bien-aimée, idéal du jeune âge,
Arc-en-ciel de vingt ans, se changeant en nuage,
Et toi, science éclose au paradis divin,
Que depuis six mille ans nous évoquons en vain,
Et toi, fière vertu, qui détruisis Sodome,
Nous direz-vous un jour, quel est le but de l'homme ?
Est-il comme une brute, avec la chaîne au cou,
Esclave du destin et né sous un écrou ?
Est-il de ce limon, d'une nature étrange,
Un messager de Dieu qu'on appelle un ange
Est-il un être à part, fait de terre et de ciel,
Le fils d'un créateur et consubstantiel ?
Parlerez-vous ? Hélas ! votre langue est muette.
Vous n'avez rien à dire. Il n'est que le poète
Pour pénétrer au cœur de la création
Et pour dire au mortel : « Voici ta mission ! »
Et quand, sous ses pas lourds, tout se rompt dans sa vie
Quand la vile fortune aux méchants asservie,
Paraît narguer les bons et prouver que le sort
Ne connaît, ici-bas, que le droit du plus fort,
Le poète vengeur se lève et prend sa lyre
Il a vu l'infini, la nuit en son délire ;
Un baiser l'a brûlé quand il fut endormi
Son âme a tressailli, ses lèves ont frémi
Le feu s'est infiltré, goutte à goutte, en ses veines,
Il est gonflé de Dieu, ses fibres en sont pleines.
Il chante. Et son chant touche, en traversant les monts,
Jusqu'aux hauteurs du ciel, en harmonieux bonds.
Les puissants et les grands , à sa voix cadencée,
Tremblent dans leurs palais, vaincus par la pensée (…)
( Mes poésie d'amour et de jeunesse, p. 2-3) |
Qu'est-ce que la littérature ? Tout ou rien.
Tout – quand jaillissant de l'âme comme d'un foyer divin
et sacré, elle inonde la matière de ses rayons de feu et l'éternise
en la purifiant.
Rien – quand se dévêtissant de sa pourpre, elle s'encanaille
et se fait la servante ou bien la cuisinière de la matière.
Tout – quand s'emparant du fini de la vie, elle la lance vers Dieu
et en fait de l'Infini.
Rien– quand reniant son origine, elle prostitue l'éternité
dans un but d'amusement passager (
Une Madeleine, drame,
Paris, 1853,
Introd. p. XIV-XV ) .
2. La critique des hommes et de son siècle
Sans avoir été au premier rang des acteurs qui font l'histoire,
j'ai été un spectateur et un observateur de bonne foi et
je ne me suis approché de nos grands hommes que pour les étudier
de près, pour chercher en eux les causes et les effets qui passaient
devant mes yeux. Longtemps, j'ai partagé leurs principes. Longtemps,
j'ai été un de leurs sincères et fidèles admirateurs
et mes travaux intellectuels n'étaient qu'un faible écho
de leurs chefs-d'œuvre couronnés et dythyrambés. Si
petite que fût ma part, j'avais ma part, j'étais de
leurs fêtes et j'avais ma place aux banquets de leurs triomphes.
Mais quand après le coup d'Etat du 2 décembre, j'ai vu gisants,
gigotants, mourants à mes pieds tous les principes sacrés de liberté
et d'égalité, pour lesquels nos aïeux et nous-mêmes avons
combattu, quand j'ai vu la France de quatre-vingt-neuf et de 1830 se ruer dans
la servitude, non seulement avec plaisir mais avec rage, et après avoir
refait, pendant cinq ans, dans l'isolement de mon cabinet, de fond en comble,
toutes mes études philosophiques, philologiques et littéraires,
en lisant (…) tous les grands penseurs, tous les philosophes et tous les
poètes de l'antiquité et des siècles modernes, parmi lesquels
la France tient le premier rang, j'ai vu et reconnu que les démocrates
français qui avaient combattu l'école soi-disant romantique (…)
n'étaient pas, comme on les appelait alors, de vieilles perruques, qu'en
combattant à outrance ce mouvement littéraire, ils en avaient bien
compris la portée réactionnaire, ténébreuse, décadente,
et qu'on n'est pas classique par pure routine ou vieillesse. Arrivé à
l'âge mur (….) , j'ai vu et reconnu la stérilité et
la nocuité de cette Ecole et de mon engagement de jeunesse pour elle (
Introduction à mes mémoires, p. 93-94).
Une halte dans la boue … Arrive la cohorte romantique, le cor
suspendu aux reins, des plumes sauvages au feutre et brandissant la framée
de Charlemagne. Hallali ! Tayaut ! Au nom de Shakespeare, de Calderon, de Goethe,
chasse à toute raison, à toute logique, à toute idée
abstraite … Rien n'est vrai, rien n'est beau, rien n'est
bien, rien n'est prouvé. L'humanité, c'est l'éternel
doute … Foin de la morale ! Nargue de la liberté ! Arrière
la vertu ! Le présent est à nous ; quant à l'avenir,
s'il y en a un, s'il y a un Dieu, qu'il se tire d'affaire
comme il peut ! S'il n'y en a pas, eh bien ! on l'excusera
!
Liberté ! Emancipation ! Affranchissement !
Depuis l'invasion de l'école romantique, soi-disant nationale
et chrétienne, la France spirituelle recule, tout en produisant matériellement
encore des fruits terrestres mûris sur l'arbre idéal de 89
; et quand la France recule, les autres nations toujours derrière, jamais
devant elle, elle risque bien vite d'être écrasée
dans l'impasse du néant ou de tomber dans l'abîme des
ténèbres (…)
Génération de pygmées, sortis d'une race de géants
… Cela leur seyait à tous ces bedeaux de la littérature et
de la presse romantique de railler le sacerdoce de la parole et de la plume …Et
qu'est-il donc le poète, l'écrivain, le journaliste, s'il n'est
pas un prêtre de la vérité, de ce qu'il croit être la
vérité (
Mon Syllabus, p. 205-206).
Cette seconde génération dont je viens de parler, ce fut la bohème
; et ce fut un vertige de poétique gueuserie que la vie de bohème
depuis 1845 jusqu'en 1855, fille naturelle et abandonnée de la jeunesse
de 1830, recueillie par Murger, Banville, Champfleury, Baudelaire, Dumas fils
et quelques autres épigones (…) Je les ai connues, les Mariettes,
les Musettes, les Nichettes, ces filles hâves, suant la débauche
et inoculant la mort de leurs baisers enfièvrés d'hystérie.
Elles étaient bonnes, mais leur bonté n'était que de l'inertie
(…) rien de la jeunesse, sinon les convulsions ! (…) Jamais le reflet
d'un idéal rêvé. J'ai connu tout jeune ce pauvre Murger (…)
J'ai connu aussi les muses aux crins de feu que Banville a essayé de métamorphoser
en déesses. Hélas ! elles n'avaient point d'ailes, point de souffle
pour porter le poète, malgré sa cravache d'or, au sommet du Parnasse.
J'ai même entrevu la charogne aux mamelles-collines de Baudelaire. Je suis
le doyen de cette jeunesse littéraire. Je me suis promené au milieu
de ces ruines fleuries comme un spectre vivant, en murmurant de temps en temps
d'amicales protestations, taxées de paradoxes. Tout ce qui, de près
ou de loin, frisait la raison, l'ordre, la logique, était jeté au
rancard du paradoxe. La banale erreur hantait les palais, la folie échevelée
courait les rues, la blague déboutonnée envahissait l'atelier et
la chaumière (
Ibid. p. 196-197).
Qu'on ne se méprenne pas sur le jugement que je vais porter
sur Hugo, un des plus grands génies de la France, non pas par la pensée
philosophique, mais par l'intensité, j'allais dire par l'incandescence
du cœur, avec laquelle il a vibré et vibre encore dans le cœur
du peuple, plus que tous les autres génies réunis. Dans ma jeunesse,
venant de l'Allemagne, où j'avais été gorgé
de la doctrine hégélienne, j'étais un des plus fervents
et des plus sincères admirateurs de Hugo (…)
Hugo ne cherchait pas de disciples ; il savait que personne ne pouvait l'imiter
ou rivaliser avec lui, quant à sa forme et à son style, et il n'avait
ni doctrine ni vérité à propager. Sa devise même, l'art
pour l'art, est contraire à son système (…) Il lui fallait
des cariatides musculeuses et vigoureuses pour le hisser sur leurs épaules
et montrer au peuple ses dimensions colossales (
Introduction à
mes mémoires, p. 97-98) .
Dès mon arrivée à Paris, grâce à Gérard
et à une lettre d'admiration que je venais d'adresser à Hugo,
je fus invité par lui à une de ses soirées intimes. Il
demeurait alors place Royale, aujourd'hui place des Vosges (…)
Au milieu du salon se trouvaient, rangés en cercle une douzaine de hauts
et larges fauteuils. En face de la cheminée, sur un dressoir servant
de socle et couvert de tous côtés de tapisseries des Gobelins,
on voyait le buste du poète en marbre blanc, au front de Jupiter, par
David (…) Ce front, si large si haut, empêchait l'œil de contempler
les traits du poète, dont on ne voyait partout que le front ! (Ibid.,
p.101-102).
Le génie de Hugo n'est pas dans la vérité originale de
sa pensée philosophique, qui, comme celle de nos grands poètes,
plane dans les hauteurs spirituelles et idéales, mais dans l'expression,
dans la chaleur, dans le feu de cette pensée. Son verbe brûle,
sa parole flambe ! Si cette parole est l'expression d'un sentiment vrai et beau,
elle éclaire au loin et traverse des opacités comme un rayon de
soleil, l'obscurité de l'éther avec une force et une vitesse vertigineuse.
Par contre, si cette pensée est fausse, si le verbe est l'expression
d'une erreur, il pénètre avec la même force, la même
intensité dans le cœur du lecteur ou de l'auditeur et y fait des
ravages de la force d'un ouragan ou d'un incendie. C'est pourquoi, Hugo est
le poète qui a le plus contribué à la déchéance
morale du peuple. Il est d'autant plus dangereux qu'il est inconscient. Il ignore
son ignorance. Il ne médite ni ne raisonne ! Il se croit infaillible
et il est de bonne foi ! (Ibid., p. 112-113)
Les vrais chefs-d'œuvre de Hugo, ce sont les Contemplations et
les Châtiments. Les unes, effluves d'un cœur paternel endolori
; les autres, imprécations de haine sorties d'une poitrine herculéenne.
Chaque vers des Châtiments est un coup de massue, on dirait un
géant qui assomme un tas de nains ! Le poète s'y élève
jusqu'aux hauteurs prophétiques d'Isaïe. Ce sont les seules œuvres
du poète qui n'aient pas été écrites dans un but
de gloire ambitieuse ou de lucre ! Et ce sont peut-être les seules qui
dureront !
En scandant les vers gigantesques des Châtiments, il m'a semblé
entendre le tonnerre d'un ouragan aux bords de l'océan dont les vagues
écumantes, montant l'une sur l'autre, et déferlant sur les grèves
sablonneuses de la tyrannie et de la servitude volontaire, crachent des dragons
de feu pour dévorer les reptiles, les serpents et aussi les ânes
du second Empire ! (Ibid., p. 128).
Quand on a étudié la pensée tout entière de Hugo
et qu'on la soumet sincèrement à la critique de la raison pure,
on trouve tout d'abord que ce faux titan assemble, amoncelle des montagnes de
nuages et de tonnerres pour finir toujours par un rat. A voir ces entassements,
ces enchevêtrements, ces entre-croisements, ces enjambements, ces escarpements,
ces ahanements, ces épouvantements et ces couronnements, on dirait que
de chaque trait de plume, il va élever une tour qui touchera au ciel.
Tout à coup, par un temps de zéphyr et de brise, sans éclair
et sans tonnerre, l'édifice fond, disparaît, s'enlise pour ainsi
dire dans le néant ! (…)
Comme Guizot, Hugo maxime ses pratiques. Dénué de toute philosophie,
il n'a pu créer que des être illogiques, poétiquement fous,
changeant de caractère à chaque acte, à chaque chapitre.
Le fou ne manque ni de génie ni d'esprit, il manque de logique harmonieuse
(Mes contemporains , p. 28-30).
Ode à Victor Hugo
Si ta vertu, poète, était à la hauteur
De ton inépuisable et plantureux génie,
Tu serais, plus qu'un grand et titanique auteur,
L'Apollon de la terre et du ciel l'harmonie !
Car, depuis que, chantant la joie et la douleur,
Des bardes inspirés se sont servis du verbe,
Pas un chanteur, du sein d'un peuple, en pleine fleur,
N'a surgi comme toi, si haut et si superbe !
Escaladeur d'Olympe, aigle au céleste essor,
Tu convoitas la terre et tu conçus tes drames ;
Et tu flattas le vice et tu cueillis son or,
Et tu devins du peuple un grand corrupteur d'âmes.(…)
Le peuple pour tes chants te ceignit d'un laurier,
Pourquoi contre son or, lui donnas-tu du cuivre ?
Dieu te créa trésor, tu te fis trésorier,
Tu crus nous enivrer, et c'est toi qui fus ivre !
Altiers sont tes sommets, rudes en sont les flancs,
Tu craches, vésuve-homme, un feu roulant de soufre,
Mais quand on a bravé tes tonnerres ronflants,
Pour arriver au faîte, on est au bord du gouffre (…)
Tu ne connus jamais les éternelles lois,
Qui veulent qu'à la fin le crime expie et saigne,
Pour que la vertu vive et rentre dans ses droits.
Puisque c'est la justice et non l'amour qui règne !
Titan, tu ne sais pas qu'il n'est pas de progrès
Sans vertu, que du Droit le Devoir est le père ;
Que le vice verni ressemble au pot de grès,
Qui se casse ; et que nul sans vertu ne prospère !
Où sont les idéaux, les héros et les preux
Que ton verbe créa, pour nous servir d'exemple ?
Je vois des Marion, des Ruy Blas ténébreux.
Grand est ton lupanar, mais petit est ton temple ! (…)
Lamartine, poète au vol audacieux,
Moins amoureux que toi d'encens et de louange,
Est monté sur ton dos, jusqu'au plus haut des cieux ;
Il a vu le vrai Dieu dans sa Chute d'un ange. (…)
Quand il fallait au siècle un prophète, un voyant
Pour marquer et frapper le front d'un règne immonde,
Dieu descendit en toi, d'un éclair foudroyant :
Tes Châtiments, Hugo, sont grands comme le monde !
Mais quand devant le peuple, et mordu par l'orgueil,
Tu martèles tes vers en rimes cadencées,
Tu lui chantes sa mort, tu scandes son cercueil ;
Et flatteur, tu lui dis des choses insensées !
Grand corrupteur de chair, tu fis monter le flot,
Contre lequel ta Muse en vain cherche un refuge ;
Tu restes toujours grand ; un géant d'avant Lot,
Non pas comme Noé, mais comme le déluge !
(Lamartine et Hugo)
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Balzac était très fermé, boutonné comme on dit, bien
qu'il n'eût rien à cacher. Ce grand causeur, spirituel, mordant,
railleur et d'une gaieté rabelaisienne quelque peu voulue, ne se livrait
jamais à personne (…) La première fois que je vis Balzac,
ce fut aux Jardies, à Ville d'Avray, où il se fit construire une
villa, sur la pente d'une colline, tout près de la gare. J'y allai en compagnie
de Gérard de Nerval et de ses inséparables amis, Edmond Texier et
Théophile Gautier. Il y avait aussi Ourliac, le barbu Petrus Borel et,
autant que je puis me le rappeler, Granier de Cassagnac. Balzac nous donna un
dîner dans le grand Hall, sans meubles au rez-de-chaussée de sa villa,
dont le gros œuvre n'était pas encore terminé (…)
J'allais (…) voir Balzac quelquefois, et notant toujours le jour même,
la conversation que j'avais eue avec lui et les idées qu'il y avait énoncées.
Outre son génie, Balzac était un honnête homme de lettres,
dans la stricte acception du mot (…) C'est lui qui a introduit dans le roman,
à côté d'une psychologie profonde, la psychologie de la nature
morte. Je dis la nature morte, car pour la nature vivante des paysages, des forêts
et des fleurs, qui selon le poète David, glorifie le Créateur, nul
poète, nul romancier, nul écrivain n'égala ni n'égalera
Balzac dans les tableaux du
Curé de village. C'est du Théodore
Rousseau, le maître peintre (…) Rousseau lui-même n'a pas dans
ses tableaux, atteint le degré de perfection de Balzac qui, au dessin pur
et plastique, semble ajouter non seulement la splendeur des couleurs, mais encore
l'harmonie d'une musique (…) C'est le nec plus ultra de l'art du verbe.
On reproche à Balzac de ne pas avoir de style. Autant reprocher à
la Loire de ne pas avoir les bords des hautes collines boisées du Rhin.
Balzac n'en est pas moins un puissant fleuve, recevant à chaque instant
de nouveaux affluents qu'il s'assimile, et roulant majestueusement ses flots,
tantôt tumultueux, tantôt écumeux, mais toujours profonds.
Les rives en sont par moments plates, mais la plupart du temps, il coule entre
les vignes aux pampres noirs, ou serpente dans de vertes prairies, remontant et
revenant vers soi, comme pour humer plus longtemps les âpres senteurs des
foins fraîchement coupés. Il laisse dans les cœurs des voyageurs
des souvenirs aussi délicieusement inoubliables que ceux des bords élevés
et boisés du Rhin (…) Le style n'est pas dans la langue, mais dans
le caractère de l'homme. Une pensée chez Balzac enfante et culbute
l'autre. C'est une traînée, une poussée, une brassée,
une flambée ! C'est le seul génie d'esprit du vingtième siècle
(…) On relira Balzac, ne fût-ce que pour son style ! Le vase est en
terre cuite, mais c'est pour mieux conserver la fraîcheur de l'eau qu'il
contient (
Introduction à mes mémoires , p. 136-142).
Quelle différence entre le génie de Lamartine et celui
de Hugo. On ne dirait jamais qu'ils étaient contemporains ! Le
génie de l'un est tout en couleurs sur de faux dessins ; le génie
de l'autre, au contraire, est dans la grande pureté, dans la grande
perfection du dessin. Il est vrai qu'instinctivement ils avaient la conscience
de l'abîme qui les séparait, et que tout en se tendant la
main par-dessus cet abîme, ils ne se sont jamais rapprochés dans
une œuvre commune ! (…)
Le génie de Lamartine a cela de grandement humain qu'il cherche toujours
à s'élever vers le ciel, d'où il est descendu, à se
rapprocher de la vérité idéale et absolue sans s'abaisser
jamais vers la terre. Son œil regarde toujours en haut, jamais en bas, bien
qu'il tienne sa force, comme Antée, de la terre, mais qui ne lui sert que
comme point d'appui et de marchepied pour pouvoir s'élancer dans les hauteurs
divines. Il n'arrive cependant pas à la vérité d'un seul
bond. Il y monte par degrés, et chacune de ses œuvres lui sert d'une
marche d'ascension de plus. Et c'est ce qu'il y a précisément d'humain
dans le génie de Lamartine (
Ibid. , p. 173-174).
La première fois que je vis Lamartine, ce fut après la publication
de ses Girondins ( …) Lamartine demeurait alors rue de l'Université
où il recevait ce qu'on appelle tout-Paris. Son salon était bourré
de célébrités parisiennes de tous les arts et de tous les
partis. Mon ami Marc Fournier, qui avait écrit un article élogieux
sur les Girondins, m'ayant présenté au grand poète,
je fus frappé de son air rêveur et distrait, regardant toujours
en haut ; on eût dit que descendu du ciel, il ne songeait qu'à
y remonter. Je lui parlais de la Révolution allemande du temps de Luther
et de Munzer ; il m'écouta distraitement, comme s'il voulait rappeler
ses souvenirs comme s'il y avait été, bien que, comme tous les
Français de son époque, il ignorât tout à fait l'origine,
l'action et la fin de la guerre des Paysans.
- Venez me revoir, me dit-il, cela m'intéresse beaucoup, je trouverai
le temps pour vous écouter, car je n'en ai guère pour moi (Ibid.
p. 183).
Je n'ai pas attendu que Hugo fût mort pour l'attaquer, tout en reconnaissant
son immense génie, mais génie malfaisant. Depuis trente ans, dans
tous mes pamphlets, je lui reprochais de n'avoir pas créé un seul
honnête homme par Justice, ni une seule honnête femme par Vertu,
en lui démontrant que les caractères de ses drames étaient
tous gros d'immoralités et faux d'irréalités. Mais j'avoue
que j'étais seul et ma voix restait sans écho. Quant à
Lamartine, il venait de mourir avec une tâche immense sur son hermine
de grand homme. Il avait accepté une pension de l'Empereur Napoléon
III que, jusqu'à ce jour, il avait poursuivi de sa haine et couvert de
son mépris. Il n'a pas su mourir pauvre ! Le peuple n'aime pas que l'idole
qu'il adore s'amoindrisse elle-même pour mériter moins de vénération.
Mais si l'homme Lamartine s'est rapetissé un jour (…) l'œuvre
qu'il a laissée à sa patrie et à la postérité
est restée pure et intacte et grandit tous les jours. Lamartine n'est
pas seulement un grand poète, c'est la poésie même. Elle
jaillit de son cœur comme la source d'un roc. Ses flots, perlant à
travers des plantes et des herbes luxuriantes et odoriférantes, rafraîchissent
en même temps les corps altérés de soif et les âmes
inassouvies d'idéal (Lamartine et Hugo, préface, p.
3-5).
Nul poète depuis le chantre des Psaumes,
N'a chanté comme toi l'Etre Un parmi les hommes.
De la fleur, du brin d'herbe et du moindre buisson
Ton merveilleux génie extrait une leçon.
Ce ne sont plus les cieux seulement et leurs astres,
Le Libanon, l'Horeb, le Carmel, ces pilastres,
Le désert et la mer avec ses profondeurs,
Qui narrent, de ton Dieu, la gloire et les grandeurs,
C'est toute la nature et jusqu'au grain de sable,
Qui reçoit de ta main, la vie impérissable,
Le cresson du ruisseau, l'hysope au pied du roc,
Frissonnent sous ton verbe et vibrent sous ton soc,
Une part de ton âme, insufflée à tout être,
S'élevant par degrés, aspire à s'y connaître
(Ibid., p. 13-14).
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Heine est arrivé à Paris après la révolution de juillet,
après avoir fait plusieurs voyages en Italie et en Angleterre, car il se
trouvait partout mieux à l'aise que dans son ingrate patrie, bien qu'il
eût troqué le judaïsme contre le protestantisme ; autant changer
l'oignon pour de l'ail. Ce fut, je crois en 1832, qu'en se promenant passage Choiseul,
il vit pour la première fois Mathilde dans un magasin de ganterie (…)
Heine avait une trentaine d'années. Quoique plutôt petit de taille,
il était joli garçon. Il était surtout d'une rare distinction,
et bien que chef démocratique de la Jeune Allemagne d'alors, il n'avait
rien en lui de démocrate. Il était aristocrate d'esprit et de corps.
Il avait de petits yeux, mais un regard perçant, pétillant d'esprit.
Son nez grec, avec des narines ouvertes et mouvementées, n'accusait aucune
origine juive, encore moins sa bouche, sur laquelle flottait toujours un sourire
sardonique, mais qui se transformait vite en signe de bonté. Son front
haut et large était ombragé par une forêt de cheveux châtains
qui lui retombaient sur les épaules. Il y avait une certaine élégance
dans sa toilette négligée. Sa démarche traînante seule
dénotait le juif. Le juif allemand d'alors, à peine sorti du Ghetto,
n'ayant ni le cœur ni le loisir pour prendre part aux exercices gymnastiques
de la jeunesse universitaire, avait l'habitude de marcher d'un pas lent et traînant,
presque étouffé, on eût dit pour s'effacer et pour passer
son chemin sans être remarqué. Vue de près, sa figure d'une
pâleur mate, sans barbe, avait quelque chose d'angélique, qui par
la parole prenait facilement des plis démoniaques. Il souriait même
quand il disait des méchancetés à ses ennemis. Je ne l'ai
jamais vu en colère, et maintenant qu'il n'est plus, il me fait l'effet
d'une apparition d'outre-tombe, je dirais presque d'un esprit évoqué
par un spirite. Il a dû, dans sa jeunesse, être le chéri de
bien des femmes, malgré son indomptable ironie et ses éternels papillonnements
d'une belle à l'autre. Mais, si volage que soit un homme, si universels
que soient ses succès auprès des belles, il y en a toujours une
qui venge les autres, qui coupe les ailes à l'aigle et lui met une ficelle
à la patte. Pour Heine, Mathilde fut cette vengeresse (
Souvenirs
intimes de Henri Heine, p. 37-38).