Alexandre Weill : Textes choisis (suite et fin)

E. LE ROMANCIER ET LE POETE

L'écrivain, on le sait, a plus d'une code à son arc : en 1847, il publie Sittengemälde aus dem elsässishen Volksleben, avec une préface de Heine dont il était très fier :
« M. Alexandre Weill n'appartient pas à cette catégorie de poètes, avec le don inné de créer une œuvre plastique par leur imagination d'harmonie intime et réflective ; mais il possède par contre en débordante plénitude, une rare originalité de pensée et de sentiments, un cœur enthousiaste, facile à émouvoir, et une vivacité d'esprit qui dans ses contes font vermeille, et qui donnent à toutes ses productions littéraires la saveur d'un fruit naturel … ».
Ces
Histoires de village, ainsi que la préface, seront traduites plus tard, et publiées sous le titre Mes Romans, en 1886.

1. Couronne

Couronne était en tout le contraste de sa sœur cadette.
En elle, tout était voilé, discret : on eût dit une pâle lithophanie, à laquelle il faut un rayon de lumière pour resplendir aux yeux des profanes ; car pour le connaisseur, Couronne était un diamant dans sa gangue. Elle avait des cheveux châtains et des yeux bleus dont toute la beauté était dans le regard lent, gazé, velouté, mais pénétrant et se gravant dans la mémoire. Ses sourcils étaient bruns, épais, bien arqués et séparés par un intervalle symétrique. Son nez était long, mais les narines étaient fines, flexibles et délicatement relevées. Sa bouche était moins belle que celle d'Héva car elle avait les lèvres un peu fortes, mais quand elle souriait, la phosphorescence de son sourire, aspirant pour ainsi dire une étincelle de son âme, illuminait toute sa figure, d'ordinaire d'un pâle mat. Elle était plus délicate, plus fluette que sa sœur ; sa gorge était moins curieuse. Elle se cachait, pour ainsi dire, de pudeur, dans sa ronde coquille. Madame Riche, qui connaissait ce trésor, reprochait souvent à sa fille aînée de ne pas faire valoir ses grâces natives. Parfois, en lui arrangeant ses jupes et son corsage, elle l'engageait à lutter de beauté avec Héva ; mais Couronne, après avoir rougi malgré elle, courait dans sa chambrette aplatir son corset et se regardait à plusieurs reprises dans la glace pour s'assurer de la chasteté de sa toilette. Elle mettait autant de coquetterie à cacher sa taille que sa sœur à en faire ressortir la richesse (Couronne, Mes romans, p. 285).

Elias Seibel était le fils d'un fripier de Haguenau, qui, après avoir vécu d'expédients pendant des années, bouchant un trou pour en faire un autre, tirant le diable par la queue et finissant par une faillite de vingt-trois francs treize centimes, avait pris, comme on dit en Alsace le bâton de rouleur, en rentrant gaiement dans la bande de gueux et de mendiants juifs qui, dans les départements du Haut-Rhin et du bas-Rhin, vont de village en village, s'invitant eux-mêmes à la table de leurs riches coreligionnaires, lançant des injures et des malédictions à ceux qui leur refusent la charité, et occupant les moments perdus à faires des mariages entre les familles israélites répandues en Alsace, en Lorraine, aux bords du Rhin et jusqu'au Palatinat.
Le fils vint au monde dans une auberge des pauvres, sur une litière commune, et son père, pour lui donner quelque chose, lui donna le nom d'Elias.
Comme Rachel, la tragédienne, le jeune Elias voyageait sur le dos de sa mère, enveloppé dans un grand drap sale, et plus d'une fois, pour téter, l'enfant était forcé de grimper comme un singe sur l'épaule de sa mère, qui, la chose faite, le rejetait dans sa sangle de drap, véritable hamac portatif inventé par les bohémiens, très nombreux en Alsace.
Le jeune Elias aimait beaucoup sa mère, qu'il voyait souvent en pleurs, car elle était d'une assez bonne famille, et, dès l'âge de trois ans, il lui disait : « Ne pleure pas , maman, bientôt je serai grand et alors tu seras riche .» La pauvre bonne femme, à ces paroles, levait les yeux vers le ciel, comme si elle eût voulu dire : « Que le bon Dieu, là-haut, t'exauce, mon enfant ! » Puis, après l'avoir embrassé, elle poursuivait sa route de misère (Ibid., p. 303-304).

Il est des sentiments dont l'homme ne sait se rendre compte et qui le dominent malgré lui. On pourrait appeler ce genre de sentiments la volonté involontaire ou l'instinct de l'âme.
Ce mouvement de l'âme, involontaire, irrésistible, poussa le jeune Elias vers Couronne, avant même qu'il eût le temps de rendre justice à ses qualités intellectuelles. A son tour, Couronne, sans songer au maître d'école qu'elle n'osait regarder, eut une envie de coquetterie et s'habilla de manière à pouvoir plaire. Peut-être fut-ce de sa part une idée ambitieuse plutôt qu'un mouvement du cœur. Jusqu'à ce jour, Couronne n'avait pas daigné être jolie pour les villageois de sa connaissance. Mais en présence d'un jeune homme qui passait pour un esprit supérieur et qui venait d'exprimer de doux sentiments par une musique suave et enchanteresse, elle se sentit mordue d'amour-propre et résolut de paraître, ne fût-ce que pendant une soirée, dans toute sa beauté native, sauf à reprendre le lendemain, sa cuiller de bois et son balai de genêt.
Le jeune Elias était revenu de la synagogue avec M. Riche et son fils. Il avait bravement soutenu tous les regards et tous les saluts des villageois, les uns, ses maîtres, les autres, ses futurs élèves. Il chantait à haute voix le Chant de bienvenu, adressé aux anges du Sabath, lorsque Couronne et Héva entrèrent, s'inclinant et présentant toutes deux leur tête, pour recevoir, selon l'usage la bénédiction patriarcale de leur père et mère (…)
En voyant Couronne qui baissa religieusement ses paupières, en même temps qu'elle s'inclina devant sa mère pour recevoir sa bénédiction, Seibel crut voir une apparition de l'autre monde. Elle ne ressemblait, en effet, à aucune figure dont il avait orné ses rêves bibliques. Aucune d'elles n'avait, comme Couronne, ce reflet, ce nimbe qui flotte au-dessus de la tête et qui semble être l'émanation d'une âme toute brûlante de feu sacré ! (Ibid., p. 316)

2. Selmel

Non loin de Rohrwiller, dans le département du Bas-Rhin, se trouve, au milieu d'un petit bois de chênes, un moulin appelé le Bruchmuhle. De tout temps, ce moulin fut le plus riche de l'Alsace. Sept canaux pour le blé, autant de chanvreries, deux scieries, et de plus, presque toutes les terres à une demi-lieue à la ronde, y compris deux bosquets, appartiennent à ce riche domaine. Jadis le propriétaire était un noble seigneur ; mais à l'époque où commence notre récit, le gentilhomme avait depuis longtemps disparu et cédé la place à un paysan dont le nom, il est vrai, n'avait jamais figuré sur la liste des candidats à la députation, mais qui répétait souvent, en riant, qu'il pourrait, s'il voulait, acheter la moitié de la Chambre des députés. Du reste personne ne savait ou du moins ne prononçait son nom : on l'appelait tout court le Meunier. Il avait une fille unique, nommée Salomée, en dialecte alsacien : Selmel (…)
La Chandeleur était depuis longtemps passée, tous les rouets du village avaient été remis au grenier, le chanvre et le lin avaient été livrés au tisserand, et déjà le soleil de mars promettait de faire éclore les primevères, les boutons d'or et les fleurs de pêcher. Le vaste jardin du meunier était sens dessus dessous : car Selmel y passait des journées entières. Elle avait fait border les allées de buis en se réservant au milieu du jardin, un petit morceau de terrain découpé en forme de cœur et entouré également de buis, pour y planter des fleurs. Les marchandes de graine de Bade, qui, chaque année, rapportent le printemps en Alsace, rendaient déjà au moulin de fréquentes visites assez lucratives, et quand Selmel, dans son langage simple mais expressif, leur faisait la description de quelque fleur nouvelle, vite, elles se mettaient en campagne pour la lui procurer : car c'était une bonne pratique qui ne marchandait jamais le prix d'une fleur.
Les groseillers étaient taillés, les nouveaux parterres tracés, la vigne était redressée, la tonnelle de verdure réparée, les beaux jours de mai approchaient rapidement et le jardin avait besoin d'une nouvelle façon, travail que Selmel dirigeait ou pour mieux dire, accomplissait elle-même. Sa mère n'entrait jamais au jardin que quand tout était fini. Son père s'y promenait en souriant, tout en arrangeant lui-même les nouvelles clôtures en pieux de chêne, durcis au feu par le bas, pour en prévenir la trop prompte décomposition. Leçon pour les hommes. (Selmel, Ibid., p. 3)

3. Stasie

Bien que les moeurs soient à peu près les mêmes dans toute l'Alsace, il y a cependant de petites différences de détail, dépendant de la situation géographique. Ainsi dans les plaines de Basse-Alsace, les noces se fêtent avec plus de luxe et de fracas que dans les montagnes, et, chose curieuse, les noces les plus splendides sont ordinairement celles qui se font dans un village où seulement un des conjoints est domicilié, surtout si c'est le fiancé qui arrive d'un village voisin.
Dans ce cas, les jeunes gens de l'endroit se réunissent en cavalcades pour aller au-devant de lui. Les chevaux sont ornés de toutes sortes de rubans et de banderolles ; à la tête de la cavalerie se trouvent ordinairement plusieurs cavaliers masqués, c'est-à-dire affublés, les uns de bottes de paille, les autres de fagots de branches de coudrier.
Ces bottes et ces fagots sont liés par-dessus leurs têtes et couvrent même les jambes. D'autres se déguisent en Arabes, en vieilles sorcières ; tous sont munis de pistolets. Ceux qui n'ont pas de montures prennent place sur le grand char, sur lequel s'installent également les musiciens. Dès que la cavalcade se trouve en face du char, sur lequel sont assis le fiancé et son garçon d'honneur, les coups de pistolet, suivis de hourras, partent de tous côtés. Les cavaliers se rangent alors sur les deux flancs de la voiture nuptiale, qui avance très lentement, car dans chaque village où elle passe, elle est forcée de s'arrêter devant une chaîne, tendue d'une maison à l'autre, en tête de laquelle les jeunes gars et les jeunes filles attendent le fiancé pour lui présenter un bouquet, souvent pour lui débiter un discours.
Le garçon d'honneur, qui a ses ordres en conséquence, descend négocier avec le chef empanaché de la bande, qui fait ses conditions pour lâcher la chaîne. Chaque chaîne rompue coûte pour le moins cinquante francs ; somme destinée à être bue pendant la noce. A mesure que la troupe avance, elle grossit, car la jeunesse de chaque village la suit sur des chars enrubannés et empanachés. Arrivé à la maison de la fiancée, tout le monde met pied à terre pour former le cortège nuptial.
En tête du cortège, marchent les gamins du village, faisant toutes sortes de cabrioles et poussant des cris d'animaux. Puis vient la musique, composée ordinairement d'un violon et d'une clarinette, à moins de circonstances extraordinaires, c'est-à-dire à moins que le fiancé ne soit assez riche pour faire venir une bande de musique du chef-lieu du canton ( Stasie, Ibid. p. 99-100).

4. Poésie

Le lecteur s'en est déjà rendu compte : Alexandre Weill n'est pas seulement prosateur. Influencé par les Romantiques, il ressentira le besoin de traduire sa pensée religieuse et philosophique, d'exprimer ses émotions, de peindre l'amour et la beauté sous forme poétique. Si ses vers sont loin d'être tous parfaits, certains poèmes laissent entrevoir une versification, une tournure, une inspiration qui ne sont pas sans rappeler celles de Victor Hugo.

 

Berceuse

Belle enfant, bouton de fleur,
Dans ton calice vermeil,
Dort, souriant, le bonheur,
L'aurore d'un beau soleil.

Oh ! que jamais la douleur,
N'agite, enfant, ton sommeil !
Et que jamais amer pleur
N'assombrisse ton réveil !

Sérénade

Le soir à ta fenêtre, un mendiant d'amour,
Déposant à tes pieds son épée et sa lyre,
Te demande à genoux, l'aumône d'un sourire.

Idéal de mon cœur, lumière de mon jour,
Un seul de tes regards ressuscite à la vie
Les rêves expirants de mon âme asservie.

Ne crains pas de paraître au seuil de ta maison,
Ne crains pas de ternir l'or de ton diadème.
Je suis jeune et suis bon ! Je suis libre et je t'aime.

Viens ! Et pour allier l'amour à la raison,
Fais bénir cette bague, emblème de ma chaîne,
Et sois jusqu'à la mort ce qu'est le lierre au chêne.

Aubade

Quand tu parles, ta douce voix,
Comme le rossignol au bois,
Qui chante son épithalame,
Pénètre jusqu'au fond de l'âme.

Quand tu ris de tes blanches dents,
Les anges du ciel descendants,
Viennent pleins d'amoureux délire,
T'offrir leur cœur contre un sourire.

Quand tu chantes, l'oiseau du champ,
Charmé des accords de ton chant,
Autour de toi, voltige et saute,
En imitant ta note haute.

Et quand, las de charmer, tu dors,
Un enfant veille sur ton corps,
Cet enfant, c'est l'amour lui-même,
Qui tout bas te chuchote : « Il t'aime ! »

 

La beauté

Quand je vois la beauté, mon coeur épris se fond;
Mes sentiments de feu, comme une mer sans fond,
Bouillonnant sur le bord et mourant sur les grèves,
Courent l'un après l'autre et se perdent en rêves.
Tantôt de mes désirs, je voudrais la brûler,
Et puis, comme un enfant, on me voit reculer,

Pour chercher dans mon cœur une plus pure flamme,
Que Dieu pour l'ennoblir, a réservé à l'âme.
Et je joins mes deux mains et je bénis le sort,
D'avoir créé la femme, et sans la femme, la mort !

Symphonie d'amour

(…) Mais quand devant la vierge un amant à genoux
Dit : "Je t'aime", et qu'épouse, elle cède à l'époux,
Alors le Créateur tressaille dans sa tente,
Au ciel se réunit la terre palpitante.
Les vallons bondissants se hissent jusqu'aux monts,
Les nuits chantent le jour et les méchants les bons.
Le Seigneur sur son trône appelle son cortège,
Ses chérubins de feu, ses séraphins de neige ;
« Apportez-moi, dit-il, de la terre et des cieux,
Le plus beau , le plus doux, et le plus précieux.
Détachez de mon être une vive étincelle,
Prenez l'azur du ciel, et vous même une aile,
Prenez l'or des épis et du lis la blancheur,
Du soleil un rayon, de l'aube la fraîcheur,
Et les sombres clartés de la mer et des nues,
Les splendeurs de ma sphère aux hommes inconnues,
De ce corps, âme et chair, faites la liaison ;
Puis moi, j'y vais pétrir un grain de ma raison.
Soufflez de l'infini l'inextinguible flamme !
Je vais me révéler dans l'amour de la femme !

(Mes poésies d'amour et de jeunesse )

 

Les vrais amis ( Traduit du Talmud )

Quels sont les vrais amis ? Les amis qui vous suivent
Partout où vous allez, et qui près de vous, vivent
Pour vous glorifier ? Est-ce un riche trésor ?
Ils vous quittent sans cœur sur votre lit de mort !
Sont-ce les vieux amis de festin et de noce ?
Le meilleur ami vous salue et vous quitte à la fosse.
Mais les œuvres d'esprit, mais les œuvres de bien
Ne vous quitteront pas. Soyez juif ou chrétien,
Musulman ou chinois, les unes sur la terre,
Couvriront votre nom de gloire héréditaire,
Les autres, pour vous faire un lit moelleux et doux,
Au monde où vous irez, entreront avec vous !
(Fables et Légendes d'or).

Lamentations d'un Alsacien

Coulez, roulez, mes pleurs ! Coulez, brûlez, mes pleurs !
Fut-il jamais douleur, pareille à mes douleurs !
Je n'ai plus ma patrie !
Sur nos camps pleins de morts, des vautours ululants
Dévorent des Français, victimes des uhlans,
Et la France est flétrie !

La France, contenant l'avenir dans son œuf ;
La France de Voltaire et de quatre-vingt-neuf,
O sort, trois fois funeste !
Les cagots ont terni son souffle renaissant ;
L'empire, ce cancer, a corrompu son sang,
La Prusse a fait le reste !

C'était comme une éclipse, une nuit en plein jour,
Non loin de Reichshoffen et près de Wissembourg.
C'était comme une averse
De feu, fouettant, coupant tous ces soi-disant preux
De Napoléon trois, comme des roseaux creux,
Qu'un coup de vent renverse.

 

Qu'il ne s'en vante pas, le perfide vainqueur ;
Ce guerrier sans pitié, ce chevalier sans cœur !
La France s'est livrée.
Des lions commandés par des cerfs de salons,
N'ayant pour tout talent que de riches galons,
Des laquais en livrée,

Pour obéir au maître, et pour sauver leur peau,
Sont allés, armes bas, serrés comme un troupeau,
Qui se pressa à la file,
Rendre à leurs ennemis, surpris et stupéfaits,
Leurs forts et leurs canons, leurs corps et leurs effets,
Par bande de cent mille !

Coulez, roulez, mes pleurs ! Coulez, brûlez, mes pleurs !
Fut-il jamais douleur, pareille à mes douleurs !
Je n'ai plus ma patrie !
La fleur de nos soldats, sous les chaînes se tord,
Le sol est envahi, par les ours blonds du Nord,
Et la France est flétrie !
(Epopée alsacienne)

F . L' HISTORIEN

Très tôt, l'histoire fera partie de l'infrastructure philosophique et religeuse de la pensée de notre auteur. On retrouve dans ses écrits, l'impact biblique, un certain état d'esprit théologique en vogue au Moyen-Age, la conception apologétique chère à Bossuet, ainsi que les principes fondamentaux de la métaphysique et de l'éthique weillienne : la raison accordée par Dieu à l'homme et la loi immuable des causes et des effets à laquelle Dieu Lui-même ne peut se soustraire. De ce fait, l'entreprise de l'historien ne consiste pas seulement à relater les événements dans leur simplicité, mais à saisir les faits « les animer, leur insuffler une âme, les élever à la hauteur d'un principe ». Ces perspectives, Weill les concrétisera plus particulièrement dans deux ouvrages : La Guerre des Paysans et des Anabaptistes et Histoire véridique et vécue de la Révolution de 1848.

Nous allons entreprendre une tâche pénible et douce à la fois. Attristé par l'aspect de notre antagonisme politique et social, profondément pénétré du grand principe de la solidarité humaine, nous avons fouillé dans les annales du peuple allemand, de ce peuple qui, le premier dans l'Occident, a brandi avec succès le flambeau de la raison, et nous avons trouvé dans son histoire de La Guerre des Paysans (Bauernkrieg), tous les principes , tous les germes, toutes les luttes de la Révolution française. Nous avons frémi d'enthousiasme et d'attendrissement en parcourant les différentes chroniques de cette ère si riche en péripéties dramatiques, et souvent, hélas, sanglantes. Au milieu du découragement général, nous avons puisé dans cette étude de nouvelles forces pour l'avenir, une foi inébranlable en la liberté de la raison, qui, tôt ou tard, sortira victorieuse de la lutte contre les privilèges, les préjugés, l'égoïsme et la force brutale.
La vérité ne meurt jamais, a dit un sage de l'antiquité. De même que le soleil, elle ne se couche que pour se lever plus radieuse, plus fertilisante, plus puissante. Le jour où meurt un grand homme, un autre naît, afin de poursuivre l'œuvre sacrée, d'autant plus féconde en résultats que, durant cet intervalle, elle a sommeillé sous terre pour y prendre de nouvelles racines, pour y puiser de nouvelles forces.
Or, il en est des peuples comme des hommes. Tous ensemble ne forment qu'une grande armée, distinguée seulement par le langage et l'uniforme, mais obéissant à une seule force, soit pour défendre, les armes à la main, le terrain gagné sur le passé, soit pour étendre le vaste domaine de l'humanité par les sciences, les arts et les industries. Tous se remplacent et se suppléent ; tous enfin sont solidaires les uns des autres.
L'histoire universelle des peuples, c'est la charte une et indivisible de l'humanité ; c'est le traité synallagmatique entre Dieu et l'homme ; c'est l'odyssée du ciel et de la terre.
Etre historien, ce n'est pas tomber sur des faits historiques plus ou moins curieux et les transcrire ; ce n'est pas apprendre au monde quelque chose que d'autres longtemps avant, ont mieux su, mais c'est plonger dans le passé pour préparer l'avenir. Etre historien, c'est couver l'œuf des grands hommes et des grands faits à venir. Pour cela , on n'a pas besoin d'être un Tacite, ni un Gibbon, ni même un Cornelius Nepos, il suffit d'être un homme ; mais dans cet homme, il faut qu'il y ait un cœur, et dans ce cœur, il faut qu'il y ait un principe grand, juste, large, fécond et indépendant !
Dans chaque fait historique, il y a une cause première qui est intellectuelle. Il n'est point de fait, si futile qu'il paraisse, qui ne soit la conséquence d'une idée (…)
L'âme de l'humanité, son essence divine, c'est son aspiration continue vers la liberté et la raison, à travers les luttes et les obstacles. L'histoire n'en est que la preuve écrite sur parchemin. C'est la ruche ou le philosophe, ce prêtre de l'humanité, prend son miel ; c'est la table d'airain où, en lettres ineffaçables, est gravée la révélation permanente et incessante de la divinité. Mais loin d'être la loi, le fait historique n'en est que l'esclave . La loi, c'est l'idée, irradiation divine ; c'est la raison, éclair céleste ; le fait n'en est que la conséquence logique. Seulement, de même que Cuvier découvre une loi organique, dans la forme d'un os, l'historien philosophe, d'un seul fait, extrait et pénètre le principe qui l'a produit, même si ce principe s'est perdu dans le temps. Et c'est ce qu'on appelle être historien ! ( La Guerre des Paysans et des Anabaptistes, p. 1-3).

Dans toutes les guerres, surtout dans les guerres civiles, il y a un moment de crise où la victoire indécise flotte entre la justice et la force, entre le droit et la violence, entre la liberté et l'oppression. Malheureusement, le droit du plus fort ne prouve rien, même s'il est du côté de la justice, parce qu'il dégénère toujours en violence. La victoire des armes, déesse routinière et pédantesque qui marche à quatre temps, n'est pas toujours la compagne fidèle du droit, parce qu'il faut qu'elle soit organisée de longue main. Un principe, il est vrai, ne périt pas dans une bataille ; la liberté et la justice, ces fées divines, ne sauraient être vaincues par des canons et des obus. La liberté et la justice n'aiment ni les champs de bataille jonchés de cadavres, ni les pays corrompus, démoralisés, ces vastes cimetières où, sous les fleurs et les arbustes, se trouvent des tombeaux et la mort. Pour vaincre au nom d'une idée, il ne suffit pas de craindre de mourir, il faut savoir vivre pour elle et par elle, ce qui, à vrai dire, est bien difficile.
Quand un peuple se soulève au nom d'un principe, il faut d'abord que ce principe soit simple, clair et vrai, il faut encore un homme grand, puissant et logique, qui, représentant de ce principe, lui serve en même temps de pivot. Cet homme, cette unité, se trouve presque toujours à propos, car, d'ordinaire, il surgit simultanément avec l'idée dont il est le révélateur, les Allemands disent porteur : träger (…)
Thomas Münzer était le pivot moral des paysans ; ses douzes articles étaient le drapeau, la charte politique de l'avenir (…) Il lui manquait un grand homme de guerre pour vaincre à l'instant même (…) L'idée de Münzer n'a pas péri par la défaite des paysans ; bien au contraire. Deux siècles plus tard, elle fut ressuscitée et transfigurée par le peuple français, et aujourd'hui même, l'idée capitale des paysans, l'unité allemande avec l'abolition de tous les privilèges de la noblesse et du clergé, est à l'ordre du jour dans toute l'Allemagne (…)
Aujourd'hui, en France, nous ne sommes pas encore tout à fait arrivés au terme que les paysans de Münzer posaient comme le dernier mot de bonheur et de liberté. Cependant, une grande partie de leur programme a été acceptée par la Révolution française. Nous sommes plus libres et moins malheureux qu'eux. Est-ce à dire que nous touchons aux colonnes d'Hercule du progrès ? Hélas ! nous ne faisons que virer de bord. Mais enfin la route est tracée, la boussole est trouvée. Malgré vents et marées, nous arriverons à bon port, et si ce n'est pas nous, ce seront nos enfants. Un jour, nos descendants, mille fois plus libres et plus heureux que nous, parleront avec un sourire sur les lèvres, de nos prétentions modestes au bonheur, comme nous le faisons à l'égard de nos ancêtres ( Ibid., p. 151-154).

Une heure après, on entendit le tocsin de Notre-Dame.
Des barricades s'élevèrent dans toutes les rues, comme par enchantement, à la lueur des torches. Nulle part, l'ombre d'un soldat ni d'un sergent de ville. On eût dit des préparatifs à une immense fête populaire. Il y avait du vin, du jambon et du pain à discrétion, voire des femmes. Il n'y manquait que la musique. Encore ai-je vu élever une barricade aux sons d'un orgue de Barbarie. On se reposait sur des tas de grès amoncelés, comme dans une partie de campagne, contre des meules de foin. On criait, on riait, on rigolait, on s'engueulait ! Ce furent des barricades de noces et de festins.
De temps en temps, un homme barbu à l'air sombre venait constater les travaux achevés et s'en allait en souriant, sans prononcer un mot.
Vers six heures du matin, il y avait plus de deux mille barricades à Paris, de vraies forteresses. Quelques unes bâties avec un art merveilleux, ayant des gradins étagés et des meurtrières. Il n'y manquait que les soldats, des armes, du plomb et de la poudre.
Sans être trop curieux, on pouvait se demander, dans la nuit du 23 au 24 février : « Que fait donc le gouvernement ? A quoi songe le gouvernement ? De quoi s'occupe le gouvernement ? »
Le gouvernement ne faisait rien. Il se défaisait.
Là aussi, on voulait battre le fer pendant qu'il était chaud.
Le ministère Molé fut bien vite reconnu insuffisant. M. Guizot venait de donner sa démission et se retira boudant et maugréant sous sa tente. On fit appeler M. Thiers. Il proposa d'abord M. Odilon Barrot, dans l'espoir que le roi refuserait ! Le roi accepta tout.
Or, M. Thiers sachant très bien que le roi ne le conserverait que comme une espèce de ministre homéopathique contre la révolution menaçante, sauf à le renvoyer, dès l'ordre rétabli, ne se souciait guère de recommencer la comédie de 1840. Il résolut donc de forcer le roi d'abdiquer ( Histoire véridique et vécue de la Révolution de 1848, p. 16-17 ).

Puis on cria : « A l'Hôtel de ville ! »
Vers quatre heures, en quittant les abords de la Chambre, je vis sortir du Jardin des Tuileries une troupe d'hommes et de femmes se dirigeant, par la rue Royale, vers les boulevards. La plupart des hommes étaient en pantalon et en manches de chemise ; quelques uns seulement avaient conservé la blouse. Tous portaient autour du corps des ceintures de couleurs improvisées avec des morceaux de soie et de velours, vrais trophées de la prise des Tuileries. A leur tour, les femmes étaient drapées dans des étoffes de velours et de damas ; les unes en déesses païennes, les autres en déesses de la liberté, quelques unes en débardeurs avec des pantalons de velours et de satin. Tous étaient armés de sabres et de fusils. Une femme en toque et drapée dans une étoffe rouge, formant traine, était assise sur un mulet ramassé dans le jardin des Tuileries. Elle suivait un gamin en bonnet rouge, portant, en guise de dais, une espèce de chaise percée et criant : «Le trône de Louis-Philippe ! deux sous !!!» Le cortège remonta ainsi les boulevards jusqu'à la Bastille, où le prétendu trône de Louis-Philippe fut brûlé dans un feu de joie.
D'après un journal du soir, un ouvrier, à cette occasion, jetant une espèce d'échafaud dans le même feu, s'écria : «Nous ne brûlons pas seulement le trône, mais encore et surtout la guillotine !»
En effet, jamais révolution ne fut moins avide de sang que celle de 1848 ( Ibid., p. 22-23).


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