L'écrivain, on le sait, a plus d'une code à son arc : en
1847, il publie Sittengemälde aus dem elsässishen Volksleben,
avec une préface de Heine dont il était très fier :
« M. Alexandre Weill n'appartient pas à cette catégorie
de poètes, avec le don inné de créer une œuvre plastique
par leur imagination d'harmonie intime et réflective ; mais il possède
par contre en débordante plénitude, une rare originalité
de pensée et de sentiments, un cœur enthousiaste, facile à
émouvoir, et une vivacité d'esprit qui dans ses contes font vermeille,
et qui donnent à toutes ses productions littéraires la saveur
d'un fruit naturel … ».
Ces Histoires de village, ainsi que la préface,
seront traduites plus tard, et publiées sous le titre Mes Romans,
en 1886.
Elias Seibel était le fils d'un fripier de Haguenau,
qui, après avoir vécu d'expédients pendant des années,
bouchant un trou pour en faire un autre, tirant le diable par la queue et finissant
par une faillite de vingt-trois francs treize centimes, avait pris, comme on
dit en Alsace le bâton de rouleur, en rentrant gaiement dans la bande
de gueux et de mendiants juifs qui, dans les départements du Haut-Rhin
et du bas-Rhin, vont de village en village, s'invitant eux-mêmes à
la table de leurs riches coreligionnaires, lançant des injures et des
malédictions à ceux qui leur refusent la charité, et occupant
les moments perdus à faires des mariages entre les familles israélites
répandues en Alsace, en Lorraine, aux bords du Rhin et jusqu'au Palatinat.
Le fils vint au monde dans une auberge des pauvres, sur une litière commune,
et son père, pour lui donner quelque chose, lui donna le nom d'Elias.
Comme Rachel, la tragédienne, le
jeune Elias voyageait sur le dos de sa mère, enveloppé dans un
grand drap sale, et plus d'une fois, pour téter, l'enfant était
forcé de grimper comme un singe sur l'épaule de sa mère,
qui, la chose faite, le rejetait dans sa sangle de drap, véritable hamac
portatif inventé par les bohémiens, très nombreux en Alsace.
Le jeune Elias aimait beaucoup sa mère, qu'il voyait souvent en pleurs,
car elle était d'une assez bonne famille, et, dès l'âge
de trois ans, il lui disait : « Ne pleure pas , maman, bientôt je
serai grand et alors tu seras riche .» La pauvre bonne femme, à
ces paroles, levait les yeux vers le ciel, comme si elle eût voulu dire
: « Que le bon Dieu, là-haut, t'exauce, mon enfant ! » Puis,
après l'avoir embrassé, elle poursuivait sa route de misère
(Ibid., p. 303-304).
Il est des sentiments dont l'homme ne sait se rendre compte
et qui le dominent malgré lui. On pourrait appeler ce genre de sentiments
la volonté involontaire ou l'instinct de l'âme.
Ce mouvement de l'âme, involontaire, irrésistible, poussa
le jeune Elias vers Couronne, avant même qu'il eût le temps
de rendre justice à ses qualités intellectuelles. A son tour,
Couronne, sans songer au maître d'école qu'elle n'osait
regarder, eut une envie de coquetterie et s'habilla de manière
à pouvoir plaire. Peut-être fut-ce de sa part une idée ambitieuse
plutôt qu'un mouvement du cœur. Jusqu'à ce jour,
Couronne n'avait pas daigné être jolie pour les villageois
de sa connaissance. Mais en présence d'un jeune homme qui passait
pour un esprit supérieur et qui venait d'exprimer de doux sentiments
par une musique suave et enchanteresse, elle se sentit mordue d'amour-propre
et résolut de paraître, ne fût-ce que pendant une soirée,
dans toute sa beauté native, sauf à reprendre le lendemain, sa
cuiller de bois et son balai de genêt.
Le jeune Elias était revenu de la synagogue avec M. Riche et son fils.
Il avait bravement soutenu tous les regards et tous les saluts des villageois,
les uns, ses maîtres, les autres, ses futurs élèves. Il
chantait à haute voix le Chant de bienvenu, adressé aux anges
du Sabath, lorsque Couronne
et Héva entrèrent, s'inclinant et présentant toutes deux
leur tête, pour recevoir, selon l'usage la bénédiction patriarcale
de leur père et mère (…)
En voyant Couronne qui baissa religieusement ses paupières, en même
temps qu'elle s'inclina devant sa mère pour recevoir sa bénédiction,
Seibel crut voir une apparition de l'autre monde. Elle ne ressemblait, en effet,
à aucune figure dont il avait orné ses rêves bibliques.
Aucune d'elles n'avait, comme Couronne, ce reflet, ce nimbe qui flotte au-dessus
de la tête et qui semble être l'émanation d'une âme
toute brûlante de feu sacré ! (Ibid., p. 316)
Berceuse Belle enfant, bouton de fleur, Oh ! que jamais la douleur, Sérénade Le soir à ta fenêtre, un mendiant d'amour, Idéal de mon cœur, lumière de mon jour, Ne crains pas de paraître au seuil de ta maison, Viens ! Et pour allier l'amour à la raison, Aubade Quand tu parles, ta douce voix, Quand tu ris de tes blanches dents, Quand tu chantes, l'oiseau du champ, Et quand, las de charmer, tu dors, |
La beauté Quand je vois la beauté, mon coeur épris se fond; Pour chercher dans mon cœur une plus pure flamme, Symphonie d'amour (…) Mais quand devant la vierge un amant à genoux (Mes poésies d'amour et de jeunesse ) |
Les vrais amis ( Traduit du Talmud ) Quels sont les vrais amis ? Les amis qui vous suivent |
Lamentations d'un Alsacien
Coulez, roulez, mes pleurs ! Coulez, brûlez, mes pleurs ! La France, contenant l'avenir dans son œuf ; C'était comme une éclipse, une nuit en plein jour, |
Qu'il ne s'en vante pas, le perfide vainqueur ; Pour obéir au maître, et pour sauver leur peau, Coulez, roulez, mes pleurs ! Coulez, brûlez, mes pleurs ! |
Très tôt, l'histoire fera partie de l'infrastructure philosophique et religeuse de la pensée de notre auteur. On retrouve dans ses écrits, l'impact biblique, un certain état d'esprit théologique en vogue au Moyen-Age, la conception apologétique chère à Bossuet, ainsi que les principes fondamentaux de la métaphysique et de l'éthique weillienne : la raison accordée par Dieu à l'homme et la loi immuable des causes et des effets à laquelle Dieu Lui-même ne peut se soustraire. De ce fait, l'entreprise de l'historien ne consiste pas seulement à relater les événements dans leur simplicité, mais à saisir les faits « les animer, leur insuffler une âme, les élever à la hauteur d'un principe ». Ces perspectives, Weill les concrétisera plus particulièrement dans deux ouvrages : La Guerre des Paysans et des Anabaptistes et Histoire véridique et vécue de la Révolution de 1848.
Nous allons entreprendre une tâche pénible et douce à
la fois. Attristé par l'aspect de notre antagonisme politique et social,
profondément pénétré du grand principe de la solidarité
humaine, nous avons fouillé dans les annales du peuple allemand, de ce
peuple qui, le premier dans l'Occident, a brandi avec succès le flambeau
de la raison, et nous avons trouvé dans son histoire de La Guerre
des Paysans (Bauernkrieg), tous les principes , tous les germes,
toutes les luttes de la Révolution française. Nous avons frémi
d'enthousiasme et d'attendrissement en parcourant les différentes chroniques
de cette ère si riche en péripéties dramatiques, et souvent,
hélas, sanglantes. Au milieu du découragement général,
nous avons puisé dans cette étude de nouvelles forces pour l'avenir,
une foi inébranlable en la liberté de la raison, qui, tôt
ou tard, sortira victorieuse de la lutte contre les privilèges, les préjugés,
l'égoïsme et la force brutale.
La vérité ne meurt jamais, a dit un sage de l'antiquité.
De même que le soleil, elle ne se couche que pour se lever plus radieuse,
plus fertilisante, plus puissante. Le jour où meurt un grand homme, un
autre naît, afin de poursuivre l'œuvre sacrée, d'autant
plus féconde en résultats que, durant cet intervalle, elle a sommeillé
sous terre pour y prendre de nouvelles racines, pour y puiser de nouvelles forces.
Or, il en est des peuples comme des hommes. Tous ensemble ne forment qu'une
grande armée, distinguée seulement par le langage et l'uniforme,
mais obéissant à une seule force, soit pour défendre, les
armes à la main, le terrain gagné sur le passé, soit pour
étendre le vaste domaine de l'humanité par les sciences,
les arts et les industries. Tous se remplacent et se suppléent ; tous
enfin sont solidaires les uns des autres.
L'histoire universelle des peuples, c'est la charte une et indivisible
de l'humanité ; c'est le traité synallagmatique entre
Dieu et l'homme ; c'est l'odyssée du ciel et de la
terre.
Etre historien, ce n'est pas tomber sur des faits historiques plus ou
moins curieux et les transcrire ; ce n'est pas apprendre au monde quelque
chose que d'autres longtemps avant, ont mieux su, mais c'est plonger
dans le passé pour préparer l'avenir. Etre historien, c'est
couver l'œuf des grands hommes et des grands faits à venir.
Pour cela , on n'a pas besoin d'être un Tacite, ni un Gibbon,
ni même un Cornelius Nepos, il suffit d'être un homme ; mais
dans cet homme, il faut qu'il y ait un cœur, et dans ce cœur,
il faut qu'il y ait un principe grand, juste, large, fécond et
indépendant !
Dans chaque fait historique, il y a une cause première qui est intellectuelle.
Il n'est point de fait, si futile qu'il paraisse, qui ne soit la
conséquence d'une idée (…)
L'âme de l'humanité, son essence divine, c'est son aspiration continue
vers la liberté et la raison, à travers les luttes et les obstacles.
L'histoire n'en est que la preuve écrite sur parchemin. C'est la ruche
ou le philosophe, ce prêtre de l'humanité, prend son miel ; c'est
la table d'airain où, en lettres ineffaçables, est gravée
la révélation permanente et incessante de la divinité.
Mais loin d'être la loi, le fait historique n'en est que l'esclave . La
loi, c'est l'idée, irradiation divine ; c'est la raison, éclair
céleste ; le fait n'en est que la conséquence logique. Seulement,
de même que Cuvier découvre une loi organique, dans la forme d'un
os, l'historien philosophe, d'un seul fait, extrait et pénètre
le principe qui l'a produit, même si ce principe s'est perdu dans le temps.
Et c'est ce qu'on appelle être historien ! ( La Guerre des
Paysans et des Anabaptistes, p. 1-3).
Dans toutes les guerres, surtout dans les guerres civiles, il y a un moment
de crise où la victoire indécise flotte entre la justice et la
force, entre le droit et la violence, entre la liberté et l'oppression.
Malheureusement, le droit du plus fort ne prouve rien, même s'il est du
côté de la justice, parce qu'il dégénère toujours
en violence. La victoire des armes, déesse routinière et pédantesque
qui marche à quatre temps, n'est pas toujours la compagne fidèle
du droit, parce qu'il faut qu'elle soit organisée de longue main. Un
principe, il est vrai, ne périt pas dans une bataille ; la liberté
et la justice, ces fées divines, ne sauraient être vaincues par
des canons et des obus. La liberté et la justice n'aiment ni les champs
de bataille jonchés de cadavres, ni les pays corrompus, démoralisés,
ces vastes cimetières où, sous les fleurs et les arbustes, se
trouvent des tombeaux et la mort. Pour vaincre au nom d'une idée, il
ne suffit pas de craindre de mourir, il faut savoir vivre pour elle et par elle,
ce qui, à vrai dire, est bien difficile.
Quand un peuple se soulève au nom d'un principe, il faut d'abord que
ce principe soit simple, clair et vrai, il faut encore un homme grand, puissant
et logique, qui, représentant de ce principe, lui serve en même
temps de pivot. Cet homme, cette unité, se trouve presque toujours à
propos, car, d'ordinaire, il surgit simultanément avec l'idée
dont il est le révélateur, les Allemands disent porteur : träger
(…)
Thomas Münzer était le pivot moral des paysans ; ses douzes articles
étaient le drapeau, la charte politique de l'avenir (…) Il lui
manquait un grand homme de guerre pour vaincre à l'instant même
(…) L'idée de Münzer n'a pas péri par la défaite
des paysans ; bien au contraire. Deux siècles plus tard, elle fut ressuscitée
et transfigurée par le peuple français, et aujourd'hui même,
l'idée capitale des paysans, l'unité allemande avec l'abolition
de tous les privilèges de la noblesse et du clergé, est à
l'ordre du jour dans toute l'Allemagne (…)
Aujourd'hui, en France, nous ne sommes pas encore tout à fait arrivés
au terme que les paysans de Münzer posaient comme le dernier mot de bonheur
et de liberté. Cependant, une grande partie de leur programme a été
acceptée par la Révolution française. Nous sommes plus
libres et moins malheureux qu'eux. Est-ce à dire que nous touchons aux
colonnes d'Hercule du progrès ? Hélas ! nous ne faisons que virer
de bord. Mais enfin la route est tracée, la boussole est trouvée.
Malgré vents et marées, nous arriverons à bon port, et
si ce n'est pas nous, ce seront nos enfants. Un jour, nos descendants, mille
fois plus libres et plus heureux que nous, parleront avec un sourire sur les
lèvres, de nos prétentions modestes au bonheur, comme nous le
faisons à l'égard de nos ancêtres ( Ibid., p.
151-154).
Une heure après, on entendit le tocsin de Notre-Dame.
Des barricades s'élevèrent dans toutes les rues, comme par
enchantement, à la lueur des torches. Nulle part, l'ombre d'un
soldat ni d'un sergent de ville. On eût dit des préparatifs
à une immense fête populaire. Il y avait du vin, du jambon et du
pain à discrétion, voire des femmes. Il n'y manquait que
la musique. Encore ai-je vu élever une barricade aux sons d'un
orgue de Barbarie. On se reposait sur des tas de grès amoncelés,
comme dans une partie de campagne, contre des meules de foin. On criait, on
riait, on rigolait, on s'engueulait ! Ce furent des barricades de noces
et de festins.
De temps en temps, un homme barbu à l'air sombre venait constater
les travaux achevés et s'en allait en souriant, sans prononcer
un mot.
Vers six heures du matin, il y avait plus de deux mille barricades à
Paris, de vraies forteresses. Quelques unes bâties avec un art merveilleux,
ayant des gradins étagés et des meurtrières. Il n'y
manquait que les soldats, des armes, du plomb et de la poudre.
Sans être trop curieux, on pouvait se demander, dans la nuit du 23 au
24 février : « Que fait donc le gouvernement ? A quoi songe le
gouvernement ? De quoi s'occupe le gouvernement ? »
Le gouvernement ne faisait rien. Il se défaisait.
Là aussi, on voulait battre le fer pendant qu'il était chaud.
Le ministère Molé fut bien vite reconnu insuffisant. M. Guizot
venait de donner sa démission et se retira boudant et maugréant
sous sa tente. On fit appeler M. Thiers. Il proposa d'abord M. Odilon
Barrot, dans l'espoir que le roi refuserait ! Le roi accepta tout.
Or, M. Thiers sachant très bien que le roi ne le conserverait que comme
une espèce de ministre homéopathique contre la révolution
menaçante, sauf à le renvoyer, dès l'ordre rétabli,
ne se souciait guère de recommencer la comédie de 1840. Il résolut
donc de forcer le roi d'abdiquer ( Histoire véridique et
vécue de la Révolution de 1848, p. 16-17 ).
Puis on cria : « A l'Hôtel de ville ! »
Vers quatre heures, en quittant les abords de la Chambre, je vis sortir du Jardin
des Tuileries une troupe d'hommes et de femmes se dirigeant, par la rue Royale,
vers les boulevards. La plupart des hommes étaient en pantalon et en
manches de chemise ; quelques uns seulement avaient conservé la blouse.
Tous portaient autour du corps des ceintures de couleurs improvisées
avec des morceaux de soie et de velours, vrais trophées de la prise des
Tuileries. A leur tour, les femmes étaient drapées dans des étoffes
de velours et de damas ; les unes en déesses païennes, les autres
en déesses de la liberté, quelques unes en débardeurs avec
des pantalons de velours et de satin. Tous étaient armés de sabres
et de fusils. Une femme en toque et drapée dans une étoffe rouge,
formant traine, était assise sur un mulet ramassé dans le jardin
des Tuileries. Elle suivait un gamin en bonnet rouge, portant, en guise de dais,
une espèce de chaise percée et criant : «Le trône
de Louis-Philippe ! deux sous !!!» Le cortège remonta ainsi les
boulevards jusqu'à la Bastille, où le prétendu trône
de Louis-Philippe fut brûlé dans un feu de joie.
D'après un journal du soir, un ouvrier, à cette occasion, jetant
une espèce d'échafaud dans le même feu, s'écria :
«Nous ne brûlons pas seulement le trône, mais encore et surtout
la guillotine !»
En effet, jamais révolution ne fut moins avide de sang que celle de 1848
( Ibid., p. 22-23).
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