Deux Oliviers
Jeu dramatique
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PROLOGUE
Dans une ruelle de Jérusalem, un jeune homme et une jeune fille scrutent les façades des maisons, l'une après l'autre.
Jean Weill : Nous ne réussirons jamais
à trouver cette maison.
Il y a tant de ruelles dans ce vieux quartier de Jérusalem, tant de
bicoques ornées d'inscriptions votives... Et cette pluie ! Mais aussi,
quelle idée, Henriette, de vouloir, à peine débarquée dans
la capitale d'Israël, les valises précipitamment abandonnées
à l'Hôtel, rechercher la maison de l'arrière-grand-père...
Henriette : Je t'assure, Jean, cela vaut
mieux. D'abord, c'est une question de respect filial....
Jean Weill: Arrière petit-filial...
Henriette : Et puis, lorsque nous aurons
vu notre maison, nous nous sentirons beaucoup plus à l'aise à
Jérusalem; alors seulement, nous pourrons vraiment jouir de notre séjour,
pas en touristes, niais en gens d'ici.
Jean Weill: Ma chère soeur, excuse-moi
de troubler les rêves, mais je t'affirme que la découverte de la maison
familiale de Terre sainte, si jamais nous la repérons, n'empêchera
personne, ni toi-même, de te considérer comme une jeune fille de Colmar.
Colmarienne tu es, Colmarienne tu resteras.
Henriette : Ne dis pas ça, Jean...
Bien sûr, nous avons toutes nos habitudes, toutes nos préoccupations
en Alsace. Et pourtant, tout de même... Tu ne te sens pas parfois un peu
étranger...?
Jean Weill: Oh ! si peu !
Henriette : D'accord, Jean. Mais ce si
peu là, c'est justement lui que je voudrais porter à sa plus grande
puissance possible en reconnaissant dès notre arrivée à la maison
qu'un de nos pères a fait construire, a habité dans ce lointain pays
il y a quelque 75 ans. Ainsi nous pourrons goûter la saveur de Jérusalem
en véritables Jér
.
Jean Weill: Hiérosolymites...
Henriette : Comme tu dis. Et après,
dans tout le pays...
Jean Weill: (criant) Henriette!
Henriette : Qu'est-ce
que c'est?
Jean Weill: Ça y est ! Je l'ai. Eh
bien, mon amie, tu peux dire. que nous avons de la chance...
Henriette : Comme elle est petite, et
pauvre. C'est une masure... Elle tombe en ruines.
Jean Weill: On l'a rafistolée avec
des tôles et des planches. L'eau de la gouttière se déverse directement
sur le sol...
Henriette : Quelle bizarre inscription !
Cette plaque de porcelaine scellée dans le mur... Et le motif : deux branches
d'olivier. Lis-moi le texte; moi, je ne peux pas, il n'y a pas de voyelles.
Jean Weill: (déchiffrant) Bayith
zè bana...
Fronton d'une maison de Jérusalem
© Barbara Weill |
Henriette : Cette maison a été
bâtie...
Jean Weill:
Kevod harav
etc. etc.
Ya'akov ben Reouven David Halévi Weill...
Henriette : Par Jacob fils de Ruben-David
Weill...
Jean Weill:
Chenath Tarmav liferatt
katane. Ça fait 1882.
Henriette : C'est tout?
Jean Weill: Non.
Yachav bah yechiva
chel Mitswa be'ir hakodech,..
Henriette :
Il y vécut pour accomplir le précepte d'habiter la Ville sainte...
Jean Weill:
Weniftar be'agui'o liguevouroth
chenath Yochev be-séter elyone liferatt katane...
Henriette : Et il s'est débarrassé
en arrivant aux courages (au pluriel) en l'an... Le Très haut réside
dans le mystère pour un petit détail ...
Jean Weill : Méfait de la traduction
littérale ! En réalité, cela signifie que notre arrière-grand-père
Jacob Weill est décédé âgé de près de 80 ans en
l'an..., tu vois les points sur le mot
be-séter;
be-séber,
ça fait
TARSAV. autrement dit 662...
Henriette : Et le petit détail?
Jean Weill: Cela veut dire tout simplement
qu'il s'agit d'un compte abrégé parce qu'on ne compte pas les mille.
4662, c'est-à-dire 1902. Oui, c'est. bien cela : papa avait 15 ans quand
son grand-père est mort à Jérusalem.
Henriette : Finis de lire, c'est passionnant.
Jean Weill:
Ouvemoto tsiwa eth béto
lehèvrath Guemilouth Hassadim. Tu vois, ce n'est même plus
à nous.
Henriette : C'est vrai. Et à sa mort,
il légua sa maison à la Société de bienfaisance... Qu'importe,
après tout !
Jean Weill:
Tehyà nafcho tseroura
bitseror hahayim...
Henriette : Que son esprit soit réservé
dans la réserve de la vie... (
Silence) Dis-moi, Jean, pourquoi est-ce
qu'il était parti, le grand-père ?...
Jean Weill: Par piété, bien sûr.
Henriette : Oui, naturellement, par piété.
Mais enfin, on ne quittait pas à cette époque-là si facilement
son pays, sa famille, ses amis, le rite même auquel on est accoutumé
depuis sa naissance... Il a dû y avoir quelque chose qui l'a poussé
spécialement, un fait, une occasion, que sais-je?
Jean Weill: Ma chère Henriette, tu
n'ignores pas que notre arrière-grand-père était ministre officiant
à
Wintzenheim, près de
Colmar...
PREMIER TABLEAU
Un village alsacien sous la neige. Venant de deux directions différentes,
M. Loeb et M. Weill se rencontrent à quelques pas de la synagogue.
Forêt alsacienne sous la neige © M. Rothé
|
Loeb : Bonjour, Monsieur Weill.
Weill :
Goutt chawess , Monsieur
le Président.
Loeb : Jacob
WeilI, vous avez froid aux mains, vous soufflez dans vos doigts. Pourquoi n'avez-vous
pas mis vos moufles pour aller à la
schule ?
Weill : Vous
savez, Monsieur Loeb, je n'habite pas tout près. Quand je suis sorti de
la maison, il faisait un beau soleil d'hiver. Je ne pouvais pas imaginer qu'il
allait tomber ce déluge de neige...
Loeb : Jacob Weill, si je ne vous connaissais
pas comme un
froumer yite ,un bon et pieux juif, je serais étonné
de vos paroles.
Nonntepoukel, vous êtes même un peu
comme qui dirait un savant, un
lamden.. Et vous prétendez
avoir ignoré qu'il neigerait aujourd'hui, qu'il allait forcément neiger
!
Weill : Mais, Monsieur le Président...
Loeb : Allons, je ne donnerais pas cher
de toute votre
hazooness, si vous avez pu oublier...
Weill : Suis-je un prophète ? Puis-je
prévoir les signes des cieux? Je ne suis qu'un modeste chantre synagogal,
comme on dit dans
Les Nouvelles de Colmar.
Loeb (
navré) : Ah! Monsieur
Weill, où avez-vous la tête, s'il a pu vous échapper que c'est
aujourd'hui
Chney zeyssim...
Weill : Certes, on lit cette poésie
dans l'office de ce matin. Et puis après?
Loeb (
de
plus en plus navré ):
Chney zeyssim,
Chney zeyssim,
Chney, Chney, Chney zeyssim...
Weill : Enfin, je vois où vous voulez
en venir... Parce que
Chneyveut dire "neige" en alsacien...
Vous prenez vraiment cela au sérieux, M. Loeb?
Loeb (
indigné)
: Et vous, Monsieur le ministre officiant, ne prenez-vous pas au sérieux
nos saintes prières? Nous avons reçu la tradition de nos
owess
avosseynou que le
Chawess hanike, quand on chante
Chney
zeyssim, il neige, parce que
Chney c'est la neige. Un
point, c'est tout. Donneriez-vous dans la Réforme, Monsieur Weill ?...
Weill : Voyons,
Monsieur le Président...
Loeb : ...Dans le libéralisme?
Weill : Je vous en prie, Monsieur Loeb...
Loeb (
criant)
: Laissez-moi parler. N'avons-nous pas assez souffert de la guerre, de Sedan,
de la Commune, et, que Dieu nous pardonne, de l'annexion de l'Alsace-Lorraine,
que nous avons encore un
h'azen apikouress...
Weill : Comment vous permettez-vous...
Loeb (
soudain calme) : Et du reste,
c'est bien simple: il neige.
C'est
aujourd'hui qu'on chante Chney zeyssim, et il neige. Vous ne
le nierez pas au moins, Monsieur l'esprit fort. On enfonce dans la neige jusqu'au
mollet. Ce sera toute une affaire d'ouvrir la porte de la synagogue.
Weill : Il neige, je vous le concède,
Monsieur le Président. Mais qu'est-ce que cela change? D'abord
Chney
zeyssim, ça veut dire "deux oliviers", ce sont les deux oliviers
que le prophète Zacharie a aperçus dans sa vision, les deux oliviers
dont l'huile coulait dans le candélabre d'Israël, symbolisant sans
doute Zeroubovel et Yehoouchoua le grand-prêtre...
Loeb : Vous, avec vos explications ! Vous
parlez comme Geiger, comme Ernest Renan.
Weill (
furieux à son tour) :
Et puis d'ailleurs, vous parlez de neige à
Hanouko. Mais
savez-vous qu'en
Erets-Yisroël, il ne neige pratiquement
jamais. Vous mettez dans nos poésies sacrées des superstitions du
Goless , oui, Monsieur, des superstitions de l'Exil, et vous oubliez
la Terre sainte. Nous avons dans notre patrie d'outre-mer de beaux oliviers
qui verdoient au coeur même de l'hiver.
Chney zeyssim , deux
oliviers.., voilà ce qu'il y a dans notre pays, dans la Terre sainte...
Loeb : Voulez-vous vous taire! Notre patrie,
c'est la...
Weill : Hein, vous n'osez pas le dire !
Ma foi, nous sommes annexés à l'Empire de Sa Majesté Guillaume
1er. Eh bien, moi je ne me gêne pas, M. Loeb, je n'ai rien à gagner,
ni rien à perdre. Mes fils et mes filles sont grands et tous établis,
Dieu merci. Je ne suis responsable que de moi-même.
Monsieur le Président, j'aime autant la France que vous, je déteste
autant l'Allemagne. Je suis reconnaissant au pays des droits de l'homme et du
Grand Sanhédrin, etc. etc., de tout ce qu'il a fait, de ce qu'il fera encore
pour nous autres Juifs...
Mais n'oublions pas le pays d'Israël. Et maintenant, Monsieur Loeb, dépêchons-nous,
car il est près de sept heures et demie, et les gens vont s'impatienter...
Loeb (
estomaqué) : Je... vous..,
enfin.., mais... si... je... Je crois que nous reprendrons plus tard cette conversation...
Weill : A votre guise. Pour le moment, il
faut que je repasse mon
Chney zeyssim tout en marchant... (Il fredonne
l'air traditionnel).
INTERMEDE
Même scène qu'au prologue
Jean Weill : Chaque année, quand revenaient
l'hiver, Hanouka et la neige, notre arrière-grand-père se querellait
de plus en plus vivement avec le président et les membres de la communauté
de Wintzenheim.
Henriette : Et alors, Jean, en 1882...
Jean Weill : Oui, Henriette, en 1882, étant
veuf depuis quelque temps et ayant marié son dernier enfant, notre grand-père,
le Ministre-officiant Jacob Weill, vendit tout ce qu'il possédait, prit
le train pour Marseille et s'embarqua au coeur de l'hiver pour la Terre sainte.
Arrivé là après bien des péripéties, il monta à
Jérusalem et s'y fit construire une maisonnette dans le quartier qu'on
venait de fonder sous les auspices du grand Montefiore.
Henriette : Comment y a-t-il donc vécu?
Jean Weill : Très austèrement,
comme tout le monde à l'époque. Il y avait une femme arabe qui s'occupait
un peu de son ménage. Le reste, il le faisait lui-même, dans les loisirs
que lui laissaient la prière et l'étude traditionnelle.
Henriette : Et il écrivait?
Jean Weill :
Oui, il donnait souvent de ses nouvelles à ses enfants, qui saisissaient
la moindre occasion pour lui envoyer quelque chose, du tabac pour sa pipe, un
pain de sucre, les livres juifs qui paraissaient en France, un pardessus, des
couvertures. Mais là sa réponse était invariable :
"Mon cher enfant, j'ai bien reçu le manteau, ou l'édredon, que
tu as eu la gentillesse de m'envoyer. Je t'en remercie mille fois, mais, si
je pouvais, je te le renverrai immédiatement. Crois-tu par hasard que dans
le Pays sacré et dans la Ville sainte Dieu fasse sévir des hivers
comme en Alsace? Enfin, on essayera de supporter ça..."
Henriette : Il y tenait, à son idée
!
Jean Weill :
Bien sûr ! Et chaque Hanouka il faisait parvenir à la famille, par
des moyens souvent très compliqués, des oranges et des fleurs. Pas
beaucoup...
Henriette : Juste pour marquer le coup.
Jean Weill :
C'est ça.
Henriette : A cette époque, un voyage
en Terre sainte était encore une grosse affaire. Il fallait y consacrer
des mois, et cela coûtait gros. Aucun de nos grands-oncles ne pouvait se
le permettre. Et tout de même ils étaient un peu inquiets du sort
de leur vieux père. Qui sait, disaient-ils, opiniâtre et fier comme
il est, peut-être nous raconte-t-il des histoires. Cette maison, dont il
parlait, existait-elle vraiment ? Il n'y avait pas de photographies de ce temps-là.
Jean Weill : Presque pas. Ils craignaient
qu'il ait été dépouillé de son argent au cours de sa traversée
ou plus tard, cela arrivait souvent. Ils se rassurèrent quand ils apprirent
que M. Lb, le président de la Communauté de Wintzenheim, partait
faire un voyage au pays des ancêtres, sur la demande du Baron de Rothschild.
Il était expert en houblon, et le Baron voulait tenter d'acclimater cette
plante dans la plaine de Saron. Lb, en bon juif qu'il était, prit,
à peine arrivé à Jaffa, un chariot à âne, et, laissant
sa mission pour plus tard, se mit en route vers la Cité de David. Il devait
y arriver le vendredi, la veille du Sabbat de Hanouka. Sur tout le chemin, il
grelotta affreusement, mais en voyant les premières maisons de Jérusalem,
il reprit courage et se fit conduire aussitôt chez son vieil adversaire.
DEUXIEME TABLEAU
C'est le même site que le Prologue et l'Intermède. Mais le soleil brille moins, car c'est l'hiver. Et puis, quelques signes du monde moderne - affiches électorales et réclames - sont encore absents. Il y a aussi quelques maisons en moins, Enfin, la scène est aménagée de telle sorte qu'on puisse voir également l'intérieur de la bicoque. M. Loeb arrive devant la porte au son du grelot de l'âne qui tire sa charrette.
Olivier à Jérusalem © B.Weill
|
Loeb
: Ça doit être là. Attendez une minute. (
Il frappe à
la porte, tout en criant) : Monsieur Weill ! Monsieur Weill ! C'est moi,
Loeb. (
La porte s'ouvre).
Weill :
Chalooum
aleykhem , mon cher Président, et
boroukh habo. Vous
avez fait bon voyage, j'espère... Mais entrez-donc! Asseyez-vous, Monsieur
Loeb. Vous n'avez guère vieilli.
Loeb : Vous dites cela comme ça, mon
pauvre Weill. La vérité est que je suis transi de froid, après
cette interminable ascension.
Weill : Pas
possible ! Vous blaguez, Monsieur Loeb. Il n'y a pas d'hiver, ici, en
Erets-Yisroël
. Mais je vais vous servir un verre de vin, du bon vin sucré et
onctueux de Richone-le-Tsiyone. Vous allez voir si cela vous réchauffe
un homme... (
Il sert et l'autre boit, Petit silence).
Loeb : Mais
vous, Weill, vous n'avez pas vieilli non plus, et, avec ça, jovial, content
de votre sort, hein? Pourtant, vous allez sur vos soixante-dix ans.
Weill : J'en ai soixante-douze passés.
Vous savez bien, j'ai eu ma
brissmile la semaine avant les fiançailles
de votre tante Rosine, que Dieu garde son âme.
Loeb : Et cette
maison, elle est bien à vous?
Weill : Elle est bien à moi. Je l'ai
presque bâtie de mes propres mains. Mais que mes enfants ne se fassent
pas d'illusions, et ne me fassent pas de reproche. Je les ai tous bien établis
avant de partir. Cette maison, après moi, sera à la Société
de bienfaisance. C'est toujours ainsi à Jérusalem.
Loeb : Et pour le reste, vous vous débrouillez
?
Weill : Mais oui, mais oui, ne vous faites
pas de soucis. Mon petit pécule est déposé à la banque.
Il diminue un peu chaque année, mais si peu ! On n'a pas beaucoup de besoins
ici - du reste, si l'on en avait beaucoup, on serait bien en peine de les satisfaire.
De telle sorte que j'ai calculé qu'à ce rythme ma petite fortune ne
sera épuisée que quand j'atteindrai... 120 ans.
Loeb : Je vous le souhaite, mon cher Weill.
Weill : Moi, hélas, je ne le souhaite
pas.
Loeb : Vous n'êtes pas tout à
fait heureux.
Weill : (
embarrassé ) : Je ne
dis pas ça.
Loeb : La solitude, n'est-ce pas?
Weill : Oh non ! Rien n'est plus agréable
que de ne pas dépendre d'autres... imbéciles. Naturellement, ce n'est
pas à vous que je pense, Monsieur Loeb, mais je me suis bien accommodé
de vivre seul, et j'ai beaucoup d'amis...
Loeb : Tout de même, vous n'avez guère
d'Alsaciens ici.
Weill (
furieux) : Qui vous parle
d'Alsaciens, Monsieur ! Ce sont des juifs. Mes camarades d'études sont
à peu près de mon âge. Il y a un Polonais, un Yéménite...
Loeb : Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?
Weill : Ah oui! vous ne savez pas. C'est
un juif qui vient d'Arabie... Et puis un Turc, un Allemand et un
stam
Yerouchalmi
Loeb : C'est-à-dire?
Weill : Un juif qui ne vient de nulle part,
mais qui est d'ici. Et son père était d'ici, et son grand-père,
et son arrière-grand-père,
ad sof kol hadorôs...
Loeb : Vous avez beau me rassurer. Ii me
semble tout de même, j'ai l'impression qu'il vous manque quelque chose...
(
Silence).
Weill (
soupire) : Ecoutez, Monsieur
le Président, je vais vous le confier, mais sous le sceau du secret. C'est
vrai, il y a quelque chose dont je me passe difficilement... Mais promettez-moi
de ne le dire à personne, au moins tant que je vivrai...
Loeb : C'est promis, Monsieur Weill, je
serai une tombe.
Weill : Comment vous dire? Dans ce pays,
dans notre pays, on ne dit pas les
pyoutim...
Loeb : On ne dit pas les
pyoutim
? Mais ce sont des réformateurs, des libéraux. Et moi qui croyais
que les gens de Jérusalem étaient tous pieux!
Weill : Vous ne vous trompiez pas. Les gens
de Jérusalem sont tous pieux, très pieux. Mais ils ont l'usage, transmis
de leurs pères et de leurs maîtres, de ne rien intercaler dans la
prière, et, quand par extraordinaire, ils disent tout de même une
poésie rimée à l'office, c'en est une autre, une que nous ne
disons pas, qui n'est pas de notre
mineg.
Loeb : Evidemment, cela change les habitudes.
Weill : Les habitudes, Monsieur Lb,
on peut en changer. J'en ai perdu beaucoup et repris pas mal d'autres. Mais,
voyez-vous, maintenant: supposons même qu'il y a un piyoutt de notre usage
qu'on récite aussi dans les synagogues d'ici. Eh bien, vous me croirez
si vous voudrez, ces gens-là la chantent sur un autre air.
Loeb : Sur un autre air?
Weill : Oui, sur un autre air, C'est comme
je vous le dis. Et cela, c'est pénible, surtout pour un vieux
hazen
comme moi.
Loeb : Je vous comprends, mon pauvre Monsieur
Weill.,. Comme ça, vous ne pouvez même pas faire l'office?
Weill : Je pourrais à la rigueur, si
je voulais. Mais il faudrait que je prie autrement. Si je chantais nos bons
vieux
nigounim, toute la communauté se mettrait... à
rire, mettons, c'est encore le moins grave. Je fredonne quelquefois pour moi
tout seul? C'est une répétition, c'est faire le
hazen
pour soi tout seul? C'est une répétition, c'est une préparation,
ce n'est pas le plaisir lui-même.
Loeb : Mon pauvre Monsieur Weill!
Weill : Et je vais vous dire: c'est pour
cela que j'étais si heureux à votre venue. Demain, c'est
chawess'hanike,
chawess chney zeyssim. Eh bien (
baissant la voix), après
l'office du matin, nous reviendrons tous les deux chez moi, et, avant le
Kidich,
je vous chanterai
chney zeyssim d'un bout à l'autre.
(
Il commence à fredonner.. Au bout de quelque temps, Lb essaie
de l'arrêter par des toux diplomatiques, des mots)
Loeb : Dites-donc, Weill... Voyons, Monsieur
Weill... Ecoutez, Monsieur Weill...
(
A la fin, l'autre, comme sortant d'un rêve, répond:)
Weill : Hein? Quoi?
Loeb : Dites, Monsieur Weill, regardez donc
par la fenêtre. Je crois qu'il commence à neiger.
Weill (
Avec des larmes dans la voix)
: A neiger... C'est la première fois depuis que je suis ici que je vois
de la neige à Jérusalem...