Une grande dame nous a quittés le 6 septembre2008 à l'âge de 81 ans. C'est un peu de nous-même que nous avons perdu avec Colette, passionnée de théâtre, d'humanisme, de dialogue entre Dieu et les Hommes.
Elle est née à Bouxwiller, berceau du judaïsme alsacien rural qui nous a donné le grand rabbin Max Gugenheim et une longue lignée d'érudits, qui nous a laissé en héritage cette tolérance vis-à-vis de son prochain, "Vivre et laisser vivre", cette altérité, loin de tout extrémisme, à l'image de cette Alsace qui a les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.
Agrégée de lettres, elle respectait le Shabath et avait dû se représenter à son concours pour une épreuve, pour rester fidèle à ses convictions. Simple, modeste, généreuse, loin des clinquants de son siècle, elle travaillait constamment son ou ses "théâtres" : ce dialogue entre passions et faiblesses humaines, cet affrontement entre amour et haine, entre immanence et transcendance, et toujours son merveilleux sourire, un peu douloureux parfois, enq uête constante de l'homme, de son destin, de son histoire personnelle et dans son siècle.
Son amour du théâtre, à la recherche du rêve et dela réalité, son amour du peuple juif et d'Israël, inlassablement elle oeuvrait telle une fourmi laborieuse, discrète, opiniâtre, têtue. Une tolérance, une bonté,une vie intérieure riche, c'est un peu du judaïsme alsacien qui s'en est allé avec elle : son frère Gilbert, à qui nous présentons nos condoléances, lui auss ia su faire revivre ce judaïsme d'antan, grâce à son musée judéo-alsacien.
Merci Colette, nous n'oublierons pas ta vitalité, ce dépassement de soi, cette recherche constante du Sens et du Vrai dans le théâtre : cette vérité enfin et cette modestie dans la longue lignée des juifsd'Alsace.
C'est avec beaucoup de chagrin que je viens d'apprendre la nouvelle du décès de Colette Weil et je tiens humblement à écrire quelques mots à sa mémoire.
Colette Weil a d'abord été pour moi "Mademoiselle Weil", mon premier professeur principal dans l'univers nouveau des classes secondaires. C'était dans ce qui s'appelait à l'époque le Lycée de jeunes filles de Strasbourg, boulevard Pontonnier. Elle a été mon prof de français et de latin en sixième et cinquième. Alors que j'ai oublié jusqu'aux noms de la plupart de mes autres enseignantes, je me souviens parfaitement de la première rencontre avec ce professeur hors du commun. Elle portait, ce jour de la rentrée des classes de 1961, un ensemble blanc avec des broderies bleues qui venait de Grèce. Je ne pense pas qu'elle nous ait fait part de ce détail, certainement pas pour accorder un quelconque intérêt à la mode vestimentaire, mais quand elle s'est présentée comme prof de français-latin-grec, elle nous a dit qu'elle aimait beaucoup la Grèce et qu'elle en revenait justement. Peut-être a-t-elle alors eu un geste par rapport à sa tenue qui fait que ce détail s'est gravé dans ma mémoire. J'étais décidée, à l'époque, à suivre un cursus classique et comptais moi aussi "faire du grec", dès que je le pourrais, donc deux ans plus tard en classe de quatrième. Ce que je ne fis pas.
Nous étions deux classes de sixième, dites "pilotes", dans cette annexe du lycée réservée aux "grandes classes" de la seconde à la Terminale. Nos professeurs (toutes des femmes) avaient été choisies parmi les meilleures de l'établissement, mais mademoiselle Weil était incontestablement hors ligne même parmi ces élites de l'enseignement et cela, nous - ses élèves - l'avons tout de suite senti. Si elle s'acquittait avec brio de l'enseignement du sacro-saint programme scolaire, elle ne s'y est jamais limitée, ce qui - en ces jours où l'esprit de Mai 68 était encore loin - n'allait absolument pas de soi et n'était pas forcément apprécié dans les hautes sphères directoriales. Je lui dois donc beaucoup car elle m'a ouvert de nouveaux horizons et m'a donné le goût de savoirs dans lesquels je me suis plus tard plongée avec avidité et satisfaction. Dès les premiers cours, elle nous a expliqué les règles de ses "concours de l'art", facultatifs comme elle le précisa tout de suite. Chaque semaine, sur un panneau de la classe réservé à cet effet, elle épinglait des "cartes d'art", reproductions d'un peintre ou d'un sculpteur qu'il fallait identifier. Ce faisant, on accumulait des points qui permettaient de gagner ensuite des cartes ou des livres d'art. Elle nous indiqua une librairie en ville, spécialisée dans ce domaine, où on pouvait fouiner et s'instruire en la matière. Ce que nous avons fait, en grande majorité. C'est ainsi que commença ma passion pour l'histoire de l'art qui me conduira plus tard à étudier cette discipline à l'université et me permit, dès ce jeune âge, de visiter les musées et d'en tirer un bonheur suprême. Je le fais encore aujourd'hui en pensant souvent à l'instigatrice de cette inclination. Je suis certaine, en y pensant, que les prix qu'elle nous distribuait généreusement pour récompenser notre savoir, venaient de sa propre bibliothèque ou en tout cas, de sa poche.
Une autre passion qu'elle me transmit, fut celle du théâtre. Au grand dam de l'administration du lycée, elle nous faisait jouer des pièces, tant en latin qu'en français, ce qui entraînait d'inévitables remous dans ce lycée trop bien ordonné où il n'y avait de place ni pour l'art ni pour l'improvisation (à tous les sens du terme). Je garde un souvenir très net d'une histoire policière, mise en scène et écrite par elle dans le latin le plus classique. Mademoiselle Weil n'avait que mépris pour le latin tardif, dit d'église, terme qui dans sa bouche était l'équivalent de la décadence. Je jouais dans cette pièce le rôle d'une espèce de sorcière et avec de grands gestes, je laissais échapper des souris blanches de mes larges manches. La quintessence de l'art dramatique était là. Je me rappelle aussi très bien comment, lors d'exercice de récitation où nous montions l'une après l'autre sur l'estrade, elle tenta de nous défaire d'un mode de déclamation acquis dans les classes primaires où chaque vers était uniformément débité sur le même ton mièvre et chantant. J'ai retenu cette leçon de diction et sa façon d'aborder les textes, d'en jouir et de faire partager ce plaisir, et je lui en suis reconnaissante jusqu'à ce jour, chaque fois que j'ai le bonheur de l'appliquer. Colette Weil avait certes la passion du théâtre et elle a continué à diriger une troupe, une fois retraitée. Elle sut en tout cas enthousiasmer ses élèves et par ce biais, leur inculquer bien des choses. Pour moi, ce fut le début d'une histoire d'amour, puisque jusqu'aujourd'hui, monter sur les planches est une de mes plus grandes joies. C'est d'ailleurs cette passion commune qui occasionna des retrouvailles, bien des années plus tard, entre mon ancienne professeur et moi-même, lors d'un festival de théâtre étudiant où elle était venue avec sa troupe à Jérusalem, où j'habite depuis maintenant quarante ans.
Mais revenons encore au lycée et aux vertus pédagogiques de Colette, comme nous la nommions parfois entre nous. Elle a sans doute été le seul professeur qui ait voulu et a su me comprendre. Elle est la seule dont je me souvienne avec acuité et reconnaissance. Je souffrais dans ce lycée prestigieux mais borné, du trop grand poids de "la discipline" et de ses règles non dites qui ne laissaient pas beaucoup de place à la créativité. Mademoiselle Weil était certes tenue de respecter le règlement, mais je revois son regard sévère - car il le fallait - mais en fait indulgent, chaque matin, quand, toujours en retard, j'entrouvrais la porte de la classe alors que le cours avait déjà commencé, regard où je lisais un : "encore, mais bon, on ne va pas en faire un drame", tout à fait encourageant et exceptionnel. J'étais certes "bonne en français", mais Colette, par ses justes appréciations, m'a poussé à cultiver ces dons en trouvant des mots vrais pour m'encourager et me valoriser. Avant de nous les rendre, elle lisait chaque semaine, devant toute la classe, les meilleures rédactions et j'ai très souvent eu droit à cet insigne honneur. Elle n'a pas craint de faire une lecture publique d'une de mes proses qu'elle avait pourtant annotée de la remarque : "insolent, mais bien écrit". Toute autre professeur aurait trouvé là prétexte à exercer sa force coercitive. Je crois pouvoir dire aujourd'hui que quoiqu'ayant du pouvoir, elle sut en user sans en abuser. Et ce n'est qu'adulte, que j'ai compris à quel point j'avais eu tort en répondant à ses exigences répétées mais patientes de respecter l'orthographe, en lui arguant que l'essentiel était de bien écrire et d'avoir de l'imagination. En traduisant aujourd'hui des textes souffrant de ce genre de déficience, je ne manque pas de penser à elle et je la remercie de sa persévérance. L'écriture, sous toutes ses formes, est aujourd'hui mon activité essentielle et je suis consciente de ce que je dois à celle qui sut me guider, développer et canaliser chez moi certains atouts.
Au lycée, Colette Weil s'affirmait par son savoir et ses compétences, elle tranchait par son ouverture et son aptitude à comprendre la personnalité de ses élèves, mais elle était respectée par tous. Pour moi, elle était aussi un exemple vivant, car elle alliait, sur le mode pratique et conceptuel, la culture française et une judéité ostensible. Pratiquante, elle n'enseignait pas le Shabath ni aux fêtes juives et cela aussi m'a marqué.
J'ai été heureuse un jour, il y a près de quinze ans je crois, de recevoir Colette Weil chez moi et de lui dire quel ascendant elle avait exercé sur moi. Je me suis alors rendue compte d'un trait de caractère qui ne m'était pas apparu dans le cadre scolaire. Mon ancien professeur était timide. J'ai souri en le constatant, car en observant mon hôte, je me testai moi-même et m'étonnais de ne plus porter sur elle un regard d'enfant. J'aurai voulu la revoir, lui raconter encore ce que je fais en pensant à elle. Je m'étais même promis, si un roman que j'ai écrit est un jour publié, de le lui dédier. Je ne sais si j'atteindrais cette consécration, mais elle ne le verra plus et je me sens déjà frustrée.