Un
port de reine, une allure de souveraine, cette jeune femme charmante avait
l'âme d'un chef. Un cur sensible, une merveilleuse fidélité
en amitié. Elle tenait sa place sans ostentation, savait assigner
son rôle à chacun, remettre en place si cela s'avérait
nécessaire. Les mots sont démesurément petits pour évoquer
cette grande dame.
Grussenheim, le berceau d'Andrée, était l'un des joyaux de la juiverie
d'Alsace. Une de ces communautés solides et structurées où la
dignité, l'attachement aux valeurs juives, l'esprit d'entr'aide ne faisaient
pas l'objet de proclamations : c'était l'essence même de la vie de
ces foyers chaleureux, laborieux et modestes. La douce maman Marie Sulze Andrée Sulzer vient très
jeune à Strasbourg et y acquiert un métier solide : elle devient
la secrétaire appréciée de l'un des avocats les plus brillants.
Son esprit d'équipe la conduit tout naturellement au scoutisme,
juif bien sûr. La fierté de son âme juive l'entraîne
vers le sionisme où parmi les jeunes militants elle rencontre Tobie
Salomon za"l, chercheur en pétrochimie de renommée
internationale. Ils uniront leurs destinées et prendront ensemble
une part prépondérante à l'intense activité sioniste
des années trente à Strasbourg et dans tout l'Est de la France.
La guerre, l'évacuation
des populations civiles d'Alsace, la débacle avec sa mouvance de réfugiés
en détresse voient Andrée donner toute la mesure de ses capacités,
de son dévouement, de sa volonté ardente de soulager les misères.
Viennent la défaite, la
capitulation, le régime antisémite de Vichy.. Andrée et Tobie
auraient eu la possibilité et les visas nécessaires pour quitter
la France pour les Etats-Unis ou la Palestine Ils choisirent de rester dans
l'étau nazi, ce gigantesque piège à juifs, pour aider, pour
sauver.
La saga d'Andrée n'a pas encore été écrite, sa modestie
sut déjouer toutes les tentatives. Pourra-t-on jamais faire le compte de
tous ceux qu'elle a sauvés d'une mort certaine, durant les persécutions
vichystes et nazies, avec leur cortège d'oppression et de terreur, de drames
et de misère ? Son action revêt les formes les plus diverses : son
nom restera inséparable de l'activité de sauvetage des enfants juifs
de l' O.S.E., officielle et clandestine.
On a besoin de cadres sociaux
pour uvrer à l'intérieur des camps, des infirmières, des
cadres de mouvements de jeunesse sachant prendre initiatives et responsabilités.Andrée
recrute à tour de bras, par téléphone, par télégramme,
des quatre coins de la zone libre toutes celles qu'elle connaît, elle
les a vues à l'uvre. Le premier noyau sera ainsi formé de cadres
E.I.et Sionistes d'Alsace - Lorraine et à travers eux le cercle ira en
s'élargissant..
Elle arrache les enfants un
à un de cet enfer. Ceux qu'elle n'arrive pas à faire libérer
par les autorités sont sortis en contrebande par les ruses les plus diverses,
parfois serrés sous sa vaste cape au nez des gardiens et des gendarmes
français.
Dès la fin de l'année
1940, jusqu'en été 1942 et la déportation en masse des juifs
étrangers, Andrée extrait littéralement des camps des centaines
d'enfants et de jeunes. Elle réussit parfois pour quelques adultes à
l'approche du danger, favorise les évasions, les transferts d'identités,
la même carte sert parfois à plusieurs heureux bénéficiaires.
Les maisons d'enfants de l'O.S.E. accueillent le plus possible de pensionnaires.
Leur nombre va dépasser les capacités d'accueil et l'O.S.E. organise
par le truchement des E.I. et des Jeunesses Sionistes les premiers convois
vers la Suisse.. Andrée sera partout, au départ, à Annemasse
en attente des passeurs, calmer les enfants, épauler les accompagnatrices
: son regard scrutateur et inquiet contraste avec le sourire rassurant, avec
le ton badin, il faut rassurer les enfants, banaliser les faits et gestes.
La dispersion des enfants, leur "planquage" sera confié à un jeune
ingénieur, organisateur de talent, Georges Garel, Andrée en
sera la cheville ouvrière.. Les enfants, les adolescents seront confiés
à des institutions scolaires, laïques mais surtout chrétiennes,
en placements familiaux également. Andrée va assurer les contacts,
veiller à leur bien-être, leur rappeler l'appartenance juive,
veiller aux dangers possibles, les déplacer si besoin en est. De Marseille à Lyon et
à Grenoble, d'Annemasse à Toulouse et à Pau, de Moissac à
Limoges, de Montpellier au Puy, elle sillonne la zone sud, de nuit dans les
trains, de jour débordante d'activité. Un très court week-end
parfois au hâvre familial de Clermont-Ferrand. Rares sont les moments
de détente. Il faut penser à tout : devancer les menaces de rafles
avec le concours de fonctionnaires bienveillants, remplacer les travailleurs
clandestins arrêtés ou "brûlés", parer aux défaillances,
colmater les brêches sans arrêt.
Je l'ai rencontrée une
nuit de janvier 1944 dans le train de Nîmes à Langogne. Longue conversation
à mots couverts sur les perspectives de notre activité, puis quelques
semaines plus tard à Nice, impressionnante par la clarté des vues,
de ses plans d'activités.Petit chapeau rond et tailleur marron, l'oeil
aux aguets, l'esprit incisif, une volonté de fer, un cur compatissant,
une jeune femme juive de 35 ans affronte l'énorme machine à exterminer
nazie.
Les convois d'enfants vers la
Suisse avaient repris, d'autres vers la Palestine via l'Espagne. Andrée
est partout, sans défaillance, sans égard pour le danger qui guette..Son
impact stimulant sur tant d'êtres humains en perdition, sur les équipes
clandestines, sa chaleur humaine font des miracles.
Tobie fut toujours à ses côtés. Calme et pondéré,
aux options claires mais inébranlables, il admirait et adorait sa
compagne, fougueuse et audacieuse. Ils mènent ensemble une activité
sioniste militante : Wizo, Keren Kayemeth et Mouvement Sioniste. La naissance
de Jean en 1948 les comblera.
Leur foyer si accueillant de la rue des Renaudes à Paris fut pendant les
25 ans qui suivirent la guerre un aimant pour tous les amis, un hâvre de
salut pour d'innombrables naufragés jetés par la tourmente, son souffle
cruel et ses vagues violentes, sur un rivage où ils ne trouvaient ni repos
ni espoir : ils trouvaient rue des Renaudes le calme, la chaleur et la lucidité
pour affronter un avenir redouté.
Tobie à sa pétrochimie,
ses congrès internationaux, Andrée assure un poste de haute responsabilité
aux Bonds, un moyen de plus pour servir la cause d'Israël. La réalisation
de leur rêve : en 1970 ils seront enfin en mesure de monter en Israël
à l'orée du désert, quelques années paisibles au calme
d'Omer.
Trop courtes ces années
paisibles.Tobie et Andrée devront venir se fixer à Jérusalem
pour des considérations médicales car Andrée va livrer son dernier
combat, cette fois l'ennemi sera le plus fort, la maladie aura raison d'elle.
Sa lutte sera courageuse, noble et digne, elle luttera jusqu'au bout.
Andrée
aurait voulu taire et faire taire ses mérites, son courage, ses exploits,
sa lutte acharnée pour le Peuple Juif. Je crois l'entendre implorer
: "...non, je ne veux pas que l'on parle de moi, je ne le veux pas." Est-il
possible d'occulter les hauts-faits de cette cheftaine devenue un véritable
chef en qui s'incarnaient les concepts de responsabilité, d'autorité,
d'audace, de bonté, d'altruisme, non, nous n'en avons pas le droit,
il nous faut témoigner.
Vouloir raconter Andrée
serait une gageure, qui pourrait la saisir sous toutes ses facettes, dire combien
d'êtres lui doivent la vie, à combien de jeunes en perdition elle
a rendu l'espoir et les a guidés dans la recherche de leur identité
juive.
Laissons la parole
à celles qui ont lutté avec elle, puis à ceux dont elle a sauvé
la vie. Trop jeunes, nombre d'entr'eux n'avaient su identifier la main salvatrice
qui les tirait du tourbillon fatal et les poussait vers un hâvre protégé
Les témoignages ont paru dans HOMMAGE A ANDREE SALOMON
recueil d'une centaine de pages, 36 textes en quatre langues, la plus
part manuscrits et rédigés en 1982.
Ces pages sont
lourdes de tout ce qu'elles ne contiennent pas. On y frôle les ombres
de tous ceux qui ont partagé son combat et l'ont payé de leur vie,
d'autres disparus depuis quarante ans, les ombres aussi de ceux qu'elle n'a
pas réussi à retirer des griffes impitoyables des pourvoyeurs d'extermination.
Sentinelle intrépide
et dominant la tourmente, Andrée a porté en elle le poids de leur
souvenir, la douleur de leur non-sauvetage durant le reste de ses jours.
Béni soit son souvenir zatza"l.
Elle mobilise son équipe des camps du sud, met en place un réseau
de visiteuses et en surveille le bon fonctionnement.
© A . S . I . J . A .