Les rafles (1942 )
pages 267-271

De 1940 jusqu'à mai 1943, j'arrivais à intervalles réguliers en Suisse pour informer S.M. (1), mes amis et Lisbonne de la situation en France. Ainsi fis-je, le 3 août 1942, trois semaines à peu près après les rafles terribles du Vel d'Hiv et les conditions indescriptibles dans lesquelles 18 000 personnes avaient été entassées à même le sol cimenté, à ciel ouvert. Pour la première fois, j'observais des soldats de la Wehrmacht et des douaniers allemands doublant leurs collègues français. Je portais dans ma malle un rapport illustré sur les camps d'internement français et des photos du Vel l'Hiv grouillant de monde. Quand les Français aperçurent les documents, ils fermèrent le coffre d'un coup sec, et pendant que l'un dit "c'est bon" en appliquant à la craie le signe du jour, l'autre murmura, entre les dents "filez vite, f...le camp, et loin !"

Je possède encore le rapport que j'avais jeté sur du papier de l'hôtel, pour préparer mes conversations avec S.M. et l'exécutif de la FSCI En voici un extrait :
Editions Cheminements, octobre 2002
ISBN 2-9-14474-60-1
Les titres et les notes sont de la Rédaction du Site
Livre
Dans la nuit du 15 au 16 juillet (1942) la police française a procédé à des arrestations massives, sur réquisition du S.D. On appréhenda d'abord les étrangers et les juifs naturalisés de fraîche date, à la faveur du fichier replet de la préfecture de police dont les noms avaient été copiés sur une liste de 28000 personnes, des mois auparavant.

Beaucoup de familles avaient été mises en garde la veille, soit par des policiers gaullistes - dont beaucoup furent révoqués par la suite -, soit par des sympathisants. 6000 personnes purent se soustraire ainsi, par la fuite, dans le seul XVIIIe arrondissement. Beaucoup, qui ne voulurent pas croire à de pareilles mesures de la part de la France, furent victimes de leur confiance. Une vaste action de recherche avec l'aide de chiens de police fut mise en marche. L'opération avança lentement, à cause de la révolte d 'une partie de l'opinion.

Hommes s et femmes, nourrissons et vieillards, paralytiques et fraîchement opérés, accouchées, furent poussés dans la rue ou traînés de force et chassés dans le Vel d'Hiv ou le Parc des Princes ou entassés sur des camions. Rien n'avait été préparé pour accueillir ces masses. Les conditions d'hygiène défièrent toute description. Des parents appelaient anxieusement les noms de leurs enfants dont on les avait séparé, brutalement ; les enfants pleuraient, les nourrissons hurlaient, des mères accouchaient, des malades gémissaient, une panique se saisit de la population incarcérée. L'hôpital Rothschild, servant jusqu'à ce jour fatal comme infirmerie du camp de Drancy, fut vidé d'un coup, quelque grave que fut l'état des hospitalisés, arrachés à la table d'opération, d'autres es privés de leurs prothèses, " là où tu iras, tu n 'en auras plus besoin."

Des enfants de deux à trois ans avaient été séparés brutalement de leurs mères, empilées dans les camions. Des policiers n'ayant pas perdu une lueur de pitié en confièrent quelques-uns à des voisins. La plupart d'entre leurs collègues, cependant, scellèrent la porte d 'entrée des appartement systématiquement vidés par des concierges, des locataires ou des bandes organisées, sinon par lrs policierd ou la Gestapo. Des enfants en pleurs demeurèrent seuls dans les rues. D'autres furent chargés par centaines sur ces camions.
On entendait de loin leurs cris déchirants après leurs mamans, telles les sirènes des voitures de police hululant à travers les rues.

L'assistance publique et l'UGIF (Union Générale des Israélites de France) eurent, après plusieurs jours d'âpres discussions, l 'autorisation de prendre sous leur surveillance des petits malades. La scarlatine, la rougeole, la cystite, prirent une allure épidémique et épuisèrent les gosses. Beaucoup moururent qui eussent pu être sauvés par des soins, appliqués à temps.

En vain, quakers, armée du salut, sociétés juives d 'entraide tentèrent-ils de nourrir ces masses affamées, grelottant de froid. Aucune installation sanitaire, aucun foyer pour faire une cuisine, même rudimentaire, aucune nourriture, aucune couverture pour les enfants, aucun pansement ne purent être introduits. La. foule était exposée à la pluie, sans aucune protection. Des postes allemands interdirent "par ordre supérieur" tout accès, même au secours national, dépêché sur les lieux.

Des nourrissons et des petits enfants ont perdu leur identité. Le pasteur Boegner, président de la fédération des Eglises protestantes de France, s'est rendu à Vichy pour tenter de sauver au moins les enfants et les adolescents.

On est sans nouvelles des prisonniers. On parle de suicides. Des mères ont lancé leurs enfants - dans un cas cinq à la fois - dans la rue, du haut des étages, pour se précipiter; à leur tour dans le vide. Un bruit avait couru que seuls les hommes seraient arrêtés. Les femmes ne s'étaient donc pas cachées. Elles furent appréhendées. Les bijoux et objets précieux leur furent "confisqués".

À Paris, eu égard à l'opinion publique, quand même émue, seuls les étrangers furent arrêtés dans un premier temps, y compris ceux qui étaient accourus pour aider à défendre le pays. Mobilisés dans les régiments de marche étrangers, on les arrêta à leur tour.

En province, par contre, les S.S. qui avaient pris le commandement, ne firent aucune différence entre les juifs nationaux et les étrangers. Baïonnettes aux canons, des soldats de la Wehrmarcht poussèrent femmes et enfants sur des camions. Des milliers furent transférés provisoirement à Pithiviers. Beaucoup d 'enfants furent abandonnés dans la rue. Les adolescents, à partir de quatorze ans étaient aussi capturés. Sous peine d être fusillés s, il fut interdit aux voisins de les accueillir.
Grâce au bon coeur d'une population admirable, une partie non négligeable des enfants put quand même être sauvée.

En même temps les mesures anti-juives s'aggravèrent. Suppression du téléphone, confiscation des appareils de radio; les magasins n'étaient accessibles s que pour une heure seulement, chaque jour, avant la fermeture, quand les denrées étaient généralement épuisées.
Beaucoup d'Israélites tentèrent de pénétrer en zone dite non occupée. Des hommes, drs femmes, des enfants s'y insinuaient, croyant se sauver. En peu de jours les tarifs des passeurs grimpèrent de 4/500 F à 5/10000 F.

Les autorités témoignèrent d'une certaine bienveillance vis-à-vis des étrangers qui, par leur passage, s'étaient placés en situation irrégulière. Nous avons appris, par nos sources habituelles, que dans un bref délai un nouveau lot de 10000 juifs s devait être livré aux Allemands. On a enregistré, à nouveau, tous les internés dus camps de la zone sud. Déjà ils sont séparés hermétiquement du monde extérieur. Quoiqu'il soit possible de maintenir une liaison avec eux et d 'effectuer de rares actions de sauvetage vers Nice et l 'Espagne, 3000 hommes et femmes doivent être déportés le 10 août.

Le reste du contingent des 10000 doit être constitué par une razzia parmi les "irréguliers" conduits aux postes, faute de cartes d'identités, reconnues valables. Ainsi, ceux qui se crurent sauvés par leur fuite en zone non occupée, sont prix lus premiers. Dus arrestations massives à Lyon, Marseille, Toulouse et environs sont prévues pour le 4 août. Nous avons donné ordre à toutes nos polycliniques médico-sociales de fermer leurs bureaux sans délai

Nous avons appris aussi de nos amis des Renseignements le destin cruel qui guette les déportés dans les nouveaux camps. Tortures, travaux forcés, exécutions en masse, la famine et la maladie, pendaisons, supplices, étouffements dans des camions hermétiquement étanches, les moteurs en marche, coups sanglants, une existence inhumaine, des humiliations sans limite attendent nos frères infortunés.
La plume se refuse à décrire ces horribles détails. Je les communiquerai oralement."
J'étais en route pendant toute une nuit et une demi-journée pour pénétrer, avec l'aide de nos amis, en Suisse. La voix tremblante, je lus le rapport à S.M. Il convoqua immédiatement ses amis. Ils furent pétrifiés. Des larmes coulèrent sur les joues de S.M. Comme dans des rigoles, elles tombèrent à travers les rides de son visage sans qu'il tentât de les essuyer. Il parut subitement vieilli.

S.M. téléphona en ma présence au docteur Joë Schwarz (2). Il me pria de compléter mes informations dans tous leurs détails. J'insistai, particulièrement, sur les nouvelles de Pologne dont je pouvais garantir l'authenticité. Le docteur Schwarz avait déjà entendu murmurer à Washington ces bruits, mais jamais avec des détails aussi horrifiants. Il promit de les rapporter immédiatement à New-York. "Avec votre autorisation, ajouta-t-il, je vous nommerai, vous et vos sources, comme garants de l'authenticité de ces sinistres données." Je donnai mon accord en confirmant la fiabilité de mes informations. Je soulignai ensuite le changement radical des conditions de travail survenu en France. J'expliquai l'organisation des circuits parallèles I (Georges Garel) et II (Andrée Salomon). Après la fermeture des homes d'enfants, les pensionnaires avaient été cachés dans des collectivités ou auprès de familles volontaires. L'obligation, désormais impérieuse, d'un travail uniquement souterrain rendit inévitable de mettre à la disposition de S.M. des crédits à l'intention du travail, en France, correspondant chaque fois au budget de deux mois au moins. Je m'engageai, de mon côté, avec S.M., son conseiller financier Pierre Picart, à remettre régulièrement les sommes correspondantes à Maurice Brenner pour Paris et à OSE-France, pour la zone sud. Il donna immédiatement son accord. Ainsi fut-il possible d'assurer le financement du travail social juif jusqu'à l'armistice et encore six mois au delà de cette mémorable date.

S.M. me pria de rédiger, le même jour, un rapport circonstancié. Des copies étaient destinées à monsieur Von Steiger, ministre de l'intérieur, au président du CICR (3) à l'évêque de Fribourg à l'intention du Pape. Un résumé devait être transmis plus tard à la presse. Tout cela exigea trois jours. Pour le quatrième une séance extraordinaire du Comité Central de la FSGI fut convoquée. Le docteur Rothmund (4) promit d'assister à une partie de la réunion.

En sa présence, S.M. me demanda de faire mon exposé. Je m'efforçai de garder un ton égal, objectif. Une grande tension se saisit des présents, même du chef de la police. Après avoir répondu à quelques questions, je me retirai au milieu d'un silence émouvant.

S.M. me raconta après, que Rothmund avait osé servir, une fois de plus, sa description rose de la situation supportable des familles juives "réunies" à l'Est. S.M. répondit avec des paroles particulièrement amères. Il rendit le chef de la police coresponsable de la politique anti-juive du régime nazi. Il exprima l'espoir que le peuple suisse et la presse suisse jugeraient entre le commandement d'élémentaire humanité et l'inhumanité de la police. La discussion avait eu pour thème l'élargissement du droit d'asile et elle aboutit à un monologue dramatique.
Car Rothmund opposa à tous les plaidoyers, arguments, prières, protestations, adjurations solennelles, un impitoyable non. Il continua à refuser de reconnaître aux Juifs, se hâtant tels des animaux traqués vers la frontière suisse, la qualité de réfugiés politiques. Ce geste de justice eût permis de sauver beaucoup d'existences. La multiplication des postes et des rondes avait, au contraire, rendu la frontière presque étanche.


Notes :
  1. S.M. : Saly MAIER, délégué du Joint (American Jewish Joint Distribution Committe) pour l'Europe occupée, et président de la Fédération suisse des Communautés juives, décédé en 1950. Le Dr Weill lui consacre un long chapitre dans son livre, où figure cet extrait.    Retour au texte
  2. Dr Joë Shwarz : directeur du Joint à Lisbonne.    Retour au texte
  3. CICR : Comité International de la Croix Rouge.    Retour au texte
  4. Dr Heinrich Rothmund : chef de la Police fédérale helvétique    Retour au texte


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