Léo Cohn (suite et fin)

Action à Lautrec

Leo Cohn à Lautrec
L'installation à Lautrec marque le début de trois années qui - à en juger de l'extérieur - seront les plus riches et les plus fécondes de la vie de Léo. Il fera partie de l'équipe dirigeant le Chantier et sera, dans cette équipe, le ferment religieux. Membre de l'Equipe Nationale des E.I.F., il sera, en cette qualité, à la fois instructeur national de chant et aumônier itinérant.

L'équipe des débuts est homogène et comprend des chefs E.I.F. de Paris et de Strasbourg que Léo connaît bien. Naturellement, les conditions ont changé du tout au tout si les habitudes et l'ignorance sont restées les mê mes. Créer un style de vie juif et rural exige beaucoup de patience, et provoque discussions et tirage. Castor prend souvent - comme c'est sa tendance - fait et cause pour ceux qui cherchent le compromis. Léo tient bon. Ce n'est ni facile, ni indolore pour les deux côtés.

Avec l'arrivée d' éléments non E.I.F. - les intellectuels recrutés à l'occasion de rencontres et de camps de triage spécialement organisés - la tâche deviendra encore plus difficile. Ils sont, en majorité, issus du parti de l'assimilation. Ils ont tout à apprendre, tout à comprendre.

Gilbert Bloch

Nous connaissons déjà Gilbert Bloch, garçon d'une rare intelligence qui arrive à Lautrec avec un bagage important de culture générale et un idéal de meneur d'hommes inculqué par l'armée d'abord, puis par les Chantiers de Jeunesse.

Sous l'influence de Léo, Gilbert, mystique de nature, évoluera très rapidement, et bientôt, un zèle de néophyte l'animera. Tenant àses habitudes de rigueur et de courtoisie, il se fera souvent brocarder par certains Défricheurs, plus enclins à un certain laisser-aller dans leurs propos et dans leur travail.

Léo n'exerce aucune contrainte et se met à la port ée de son élève. Ce dernier assimile avec une rapidité étonnante l'enseignement de son maître. Il passe de la théorie à la pratique, et Léo aura la joie de voir Gilbert, nommé responsable du Chantier Rural, marcher sur ses traces. Nous avons vu que lorsqu'il prendra le commandement d'une des sections du maquis, il y maintiendra une ambiance religieuse, ce qui n'est pas toujours facile.

"Sois Chic"

Les Défricheurs expriment leurs opinions par un journal mural : "Sois Chic". Léo me propose d'en faire la publication de tous les ruraux E.I.F. ; il en prend lui-même la direction et réussira, aidé de quelques collaborateurs, à le faire paraître régulièrement.
Voici quelques extraits de "Sois Chic", significatifs de la pensée et de la méthode de Léo, qui signe ses articles "Léo de Hurlevent", y ajoutant parfois "Curé d'Estampes" :
On a qualifié de néo-'hassidisme nos essais d'introduire l'élément de joie et d'entrain dans les offices en particulier, et dans la vie en général. Soit. Passons sur l'ignorance, l'inexactitude et le caractère artificiel qu'une telle dénomination révèle. Si tout le monde est d'accord pour appeler l'enfant par son nom, pour considérer comme néo-'hassidisme l'Adone Olam sur tralala et l'office en plein air avec gazouillis d'oiseaux, la Souccah construite par les campeurs et le cortège de pré mices à Chavouoth, les fêtes de BarMitsva pour garçons d' âge avancé et les mariages et autres fêtes de famille en chemise Lacoste et sans chapeau haut-de-forme, ne discutaillons pas sur les mots. Nous voici en face du Néo-'Hassidisme.
Ne confondons pas. Ne confondons pas notre définition du Néo-'Hassidisme : introduire la joie dans la vie juive, avec la paresse des gens.
NEO-'HASSIDIM REVEILLEZ-VOUS. APPARAISSEZ, MONTREZ-VOUS. Nous allons fonder une nouvelle communauté !

Non pas des flemmards qui, sous prétexte de manque de joie du rite, ne font pas de prières du tout, mais des courageux, de quelque position religieuse qu'ils soient, avec ou sans tefilline, qui dorénavant se lèveront une heure plut tôt pour faire une prière joyeuse tous les jours, tous les matins, tous les soirs. Non pas des fainéants qui, sous prétexte que l'esprit de la loi l'emporte sur la lettre se dispensent de toute dispipline rituelle, mais des artistes qui sauront animer le moindre geste religieux d'une âme nouvelle...

Je demande des gars (...) à l'esprit et à l'horizon large, qui veulent étudier sans se noyer dans leurs recherches, des gens justes et méthodiques qui veulent progresser et mesurer le progrès réalisé qui acceptent du Judaïsme, l'enseignement de nos Prophètes et de nos Docteurs des directives pour la vie, des gens pas seulement persuadés que le Judaïsme propose une vie harmonieuse, mais décidés à réaliser cette harmonie de demain.

Les néo-'hassidim ne seront sév ères que pour eux-m êmes et ne s'imposeront pas comme gendarmes du Judaïsme chez les autres.  
Né o-' Hassidisme, d'accord. Mais où sont les n éo-'hassidim?
L'appel de Léo sera entendu, non par tous, bien sûr, mais par une grande majorité, à Lautrec et dans d'autres centres E.I.F. L'approche, la conception et la méthode attireront l'attention des éducateurs, des mouvements de jeunesse, des responsables de communautés.
Le chant ne sera pas oublié dans cette recherche de la joie, Nous savons déjà qu'entre les mains de Léo c'est l'outil par excellence pour créer une atmosphère. Peu après le début du Chantier, une chorale verra le jour. En janvier 1942, elle est assez au point pour effectuer une tournée, et Léo écrit dans "Sois Chic" de février 1942 :
Ce numéro arrive en retard à cause d'une tournée de propagande que les "Chanteurs du Chantier" ont accomplie à Toulouse, Marseille et Montpellier.
Ce voyage, en dehors de tout ce qu'il comportait de travail et succès artistique, risques et bénéfices matériels, était plein d'enseignements.
Nous étions partis pour prêcher le retour à la terre, mais on nous a dit que nous étions retournés au ciel.
Lautrec serait au ciel ! ... Le Chantier, un de ces sanctuaires des sphères célestes dans lesquels des visionnaires imaginent des séraphins adonnés sans relâche au service suprême!
A vrai dire, nos champs élyséens sont un peu boueux, et nos cultivateurs sont des anges étrangement voraces et critiques.
Puisse l'admiration envieuse des gens de la ville, qui ont pris nos chanteurs pour des anges d'un monde meilleur, nous ouvrir les yeux pour nous faire d écouvrir toutes les valeurs de notre Vie Nouvelle. Nous saurons mieux en jouir.
Activité insolite

Le rationnement de la viande est très sévère et les quantités allouées insuffisantes même pour ceux qui ne travaillent pas physiquement. Les populations rurales s'en tirent en élevant des porcs et en les abattant clandestinement.

De ce point de vue, les agriculteurs juifs sont désavantagés. Nous pratiquons donc - tout aussi clandestinement - l'abattage rituel de moutons, de veaux et quelquefois même de bovins. Les spécialistes en sont rares et ne veulent pas - à juste titre - s'exposer au danger des contrôles dans les gares et les trains. Les responsables ont décidé que Léo apprendrait l'abattage rituel. A Lautrec, et ensuite dans la retraite de la Rousinnié, Léo le sensible, Léo l'artiste, le conteur de midrashim, tuera des bêtes pour que les Défricheurs ne manquent pas de protéines animales.

Fêtes à Lautrec

Léo doit parfois, faire face à un manque élémentaire créé par la situation anormale des Juifs réfugiés. Par exemple, en l'absence de toute Hagada à Lautrec, il l'écrit par coeur et la traduit en français pour Pessa'h 1941, sous le titre : La Cérémonie du Récit-Pâque, Fête de notre Liberté. Un des exemplaires polycopiés est encore en notre possession.

Pour pallier le manque de matzoth, le vieux four à pain de la ferme de la Roucarié, dépendance de Lautrec, sera remis en état. Sous la direction de Léo, montre en main, les Défricheurs et Défricheuses, sur des nappes blanches, préparent de petites quantité de pâte et l'enfournent dans le temps réglementaire de 18 minutes maximum.

C'est encore lui qui stimule les Défricheurs épuisés pour la remise en état du Chantier après un incendie qui éclate le matin de la veille de Pessa'h. La maison est nettoyée, la grande salle impeccable. Mais les feux - on chauffe les plus grosses marmites sur feu de bois, dans une cheminée - sont poussés pour la préparation des repas de fête. Un incendie s'est communiqué par le conduit aux poutres du toit. Heureusement, une chaîne de quatre-vingt-dix Défricheurs permet de déverser force seaux d'eau qui arrêteront l'incendie, mais annuleront l'effet des nettoyages. Tout est à recommencer. La commémoration de la Sortie d'Egypte - le "Seder" - débutera vers vingt deux heures seulement, et se prolongera jusqu'à trois heures du matin.

Les veillées du vendredi soir, se prolongeront souvent fort tard malgré la fatigue. Les zemiroth (chants traditionnels du Shabath) sont chantées en choeur ; nul ne se lasse d'écouter Léo - au registre particulièrement étendu et au souffle puissant - et Rachel à la voix de cristal.
J'assisterai à deux sommets de la vie communautaire de Lautrec : Les mariages de Maurice Bernsohn et celui de Pierrot Kauffmann. La régie est de Léo. Chaque Défricheur a son rôle, et la joie est partout : des fiancés, joie de la mitsva observée dans ses moindres détails et partagée par tous.  

Le grand parc est désert et seules les longues rangées de tables laissent prévoir que quelque chose va se passer. Tout d'un coup, des chants. Je dis bien des chants, pas un chant : Deux cortèges venant de côté s opposés s'approchent doucement, calmement. L'un mène la fiancée, l'autre le fiancé. Tout est solennel; les filles portent des robes claires, les garçons des chemises blanches. Léo prend place sous le dais, et les deux cortèges se rejoignent. Silence. Léo donne la bé né diction nuptiale, et adresse quelques mots au couple qu'il vient d'unir. Sur le chemin qui mène les époux vers leur chambre, les mains se tendent, les filles embrassent la mariée.

Lorsque le couple reparaît, tout le monde se met à table. Les nappes blanches ne sont que les draps des dortoirs, les tables sont très joliment décorées. Pour le goût taluyérain, le repas est très raffiné; pour des possibilit és taluyéraines, il est pantagruélique. Les chants "collent" ; ceux qui ne chantent pas se taisent. Qui pense à la guerre? Qui pense aux rafles? Qui pense que les prisonniers dans leur Stalag n'ont pas vu leur femme ou leur fiancée depuis des années ? Qui pense aux fiancés juifs que la haine nazie sépare, les obligeant à fuir, à se cacher? Tout est oublié. Il ne reste que la joie. Est-ce un miracle E.I., est-ce un miracle Lautrec ou est-ce un miracle Léo ? Peu importe.

Léo trouve le temps de collaborer à toutes les publications des E.I.F. Il entretient une correspondance active avec les autres fermes et les groupes scouts des villes. Il voyage d'une ferme à l'autre; il visite les camps et les groupes urbains. Sa flûte ne le quitte jamais lors de ses tournées. Partout où il passe, les jeunes juifs se mettent à chanter. Il raconte des midrashim qui leur en apprennent plus que dix cours magistraux. Dans les Maisons d'Enfants, dès qu'on le voit apparaître, les jeunes scandent, sur l'air des lampions : "Midrash, Léo ! Midrash, Léo!".

Instructeur National Loinger

Le 20 mai 1942, il m'écrit:
…du 1er au 12juin, je camperai avec -O.S.E. à Montintin (Maison d'Enfants de l'O.S.E.); je profiterai de l'occasion pour faire un saut à Périgueux, où l'on prépare un oneg-Coco (réunion shabatique des anciens du Mercaz) pour le samedi 13. Après si mes papiers le permettent, je ferai une visite à Beaulieu (Maison d'Enfants E.I.).
Du 19 au 29 juillet, je dois camper avec les routiers - c'est juste l'é poque de Ticha-ba-Av. - Du 27août au 7 septembre, j'irai à Montserval (camp-école des cadres EIF.).
Le 12 août ou dans les environs, Musa se mariera en Haute-Savoie. Si j'y dois aller, je voudrais bien passer quelque temps en véritable stage chez vous. Le crois-tu possible et désirable ? Je voudrais aussi avant la transformation de notre Chantier en Ecole, passer un stage à la Compagnie Hussenot à Uriage pour apprendre à me perfectionner dans les occupations et métiers de loisirs.
La seule chose désagréable de tous ces déplacements, c'est de laisser Rachel toute seule pendant ce temps là . Mais Rachel elle-même est heureuse de me voir me replonger dans "le monde".
Lautrec sera le port d'attache de Léo. Cependant, pendant la période des grands travaux agricoles, sa présence au Chantier n'est pas indispensable. De toutes façons, les Défricheurs ne peuvent se consacrer ni aux études, ni aux discussions sur le fond. Au bout d'une dure et longue journé e de travail, ils sont épuisés. Mê me pendant le Shabath, le repos physique leur est plus indispensable que la récréation spirituelle. Par contre, les longues soirées de l'hiver et les jours de pluie (la boue empêche tout travail en plein air), sont propices aux activités relevant du domaine de Léo.

Sioniste malgré tout

Le sionisme et tout ce qui s'y rattache est une de ses préoccupations majeures. En parlant d'un groupe de Défricheurs qui se préparent à essaimer (c'est-à-dire à prendre l'entière responsabilité d'une ferme en bon état), il m'écrit, le 27 février 1942 : …c'est à qui trouve mieux l'emplacement de telle installation ou l'organisation de tel travail. "Quand nous serons chez nous..." c'est le leitmotiv. Ce qui est curieux, c'est que ce "chez-nous" de l'avenir ressemble... au chez-nous du passé. Celui dont ont maladroitement abusé les réfugiés : Quand ils parlent de "chez-nous" ils veulent dire que, là où ils sont, ils ne se sentent pas à leur aise, ce qui est vexant pour la population qui les accueille. Évidemment, à Lautrec, il n'y a pas de population d'accueil, mais cela n'empêche rien.
Ce qui est triste, c'est que nous devons cultiver cette mentalité d'exilé : tant que nous ne serons pas chez nous (c'est Léo qui souligne). A ce propos un curieux revirement dans les idées de Castor s'est produit : comme par révélation lors d'une séance du Cercle d'Études, où l'on nous lisait de documents sur le Birobidjan. Castor comprit, dit-il, que nulle part d'autre que chez nous, notre "retour à la terre" n'aura un sens, ne pourra prétendre à marier harmonieusement nos activités rurales, avec nos aspirations culturelles. Il a mis longtemps à le comprendre. Je le lui ai dit souvent. J'ai tant de fois essayé de le convaincre sans y réussir. Pourquoi l'a-t-il compris l'autre soir où nous avons parlé du Birobidjan ?
Passant en revue, au moment où j'écris ces lignes ceux qui ont transité par Lautrec, je me rends compte que l'effort de Léo a porté ses fruits, même chez ceux qui quelquefois l'ont déçu. La semence déposée a germé . Sur le moment, sa tâche était ingrate et souvent difficile. Il aurait mérité des résultats plus immédiats.

Critiques

Voici ce qu'il écrit entre Rosh HaShana et Yom HaKipourim 1942 :
Après une période de Montserval, malgré l'alerte (12), période de vie juive intense, période de consolation et de réaction, période de retour sur soi et vers d'éternelles vérités, périodes de novices et d'assimilés Éclaireurs de France - (non confessionnels) et Fédération Française des Eclaireuses (Branche neutre) que nous avons réussi - je le crois - à ramener vers notre peuple et à s'y ancrer, je ne puis que difficilement me réhabituer à cette Anarchie Cordiale du Chantier, à ce laisser-aller spirituel, à cette mollesse physique, à cet orgueil prétentieux qui préfère ses propres affaires et ses seules opinions arrêtées aux besoins de tous et à l'idéal auquel on a pourtant promis de se dévouer.  
J'esp ère que, chez vous, Roche Ha Chana a mieux aidé à vous ressaisir, à vous renflouer. Ici, le sens de la fête, des prières et des voeux a ét é fortement discuté, ébranlé, mis en doute. Avec Bialik, lors des pogromes de Kichinev, nos libre-penseurs se sont écriés : "... S'il y a un Dieu, qu'Il se manifeste de suite". Comme si notre raison suffisait pour comprendre la Justice qui gouverne le monde.
En guise de voeux pour la nouvelle année, Léo ajoute :
Plus les misères s'accumulent, plus je comprends le mot que prête le Midrash à Simon le Juste devant Alexandre le Grand : "Si (malgré ta méchanceté) le soleil se lève tous les matins, c'est pour les bêtes et pour les plantes". Dans ce monde bouleversé , ensanglanté , aveugle, le soleil se lève tous les jours sur la même possibilité messianique de bonheur. Dieu reste le même, le fidèle, l'impassible dispensateur du bien. Ayons des yeux pour le voir.
Pour le N°4 de la deuxième année de "Sois Chic", Léo traduit un texte de Bialik sur la Thora, que je recopie tant il est significatif de sa conception de la vie juive:
La notion de Thora s'élevait, aux yeux de notre peuple, jusqu'à des hauteurs inexplorées. La Thora n'est pas seulement la loi et la foi, pas uniquement l' éthique, le commandement et la sagesse, ni mê me la synthè se de tous ces é lé ments, mais elle est une idé e sublime, incomparable et myst érieuse qui puise sa force dans les hauteurs et dans les profondeurs d'une notion cosmique : La Thora est l'outil du Cré ateur, par elle et pour elle, le monde fut créé.
Pour éviter que l'on déduise de ce qui préc ède que Léo manque de souplesse, qu'il est un fanatique sans compré hension pour les situations anormales, voici une lettre du 12 fé vrier 1942. Pour la comprendre, il faut se rappeler qu'à la ferme de Taluyers, nous avons eu 19 cas de jaunisse sur un effectif de 22 ou de 23 :
Castor incline vers une explication assez imprévue pour la fréquence et l'étendue de vos grippes. Il dit que c'est dû d'une part, à l'insuffisance de la nourriture cachè re, d'autre part, au fait que tous les samedis, non seulement on mange froid chez vous, mais encore on gèle toute la journée dans des locaux non-chauffés. Je serais bien curieux d'avoir ton opinion là -dessus. (Il me paraît, en tout cas, exagéré de ne pas chauffer au moins la salle commune. La "mitsva" de le faire incomberait aux plus pieux, à moins qu'on n'établisse un tour de rôle).
Pour sa part, Léo, dont la piété n'est pas en doute, résoud le problème de l'allumage du feu le Shabath de la façon suivante. Il a deux petits enfants, dont un nourrisson, et se refuse à les laisser vivre dans une pièce dont la température frise zéro en hiver. Il branche un réchaud électrique, y enflamme une mèche de coton avec laquelle il allume le bois : L'allumage du feu le Shabath ne doit pas être un geste machinal. Léo marque ainsi, par la suppression des habituelles allumettes que, tout en transgressant une défense, il se souvient du jour du Shabath. Ce principe est connu sous le nom de "shinouï", c'est-à-dire changement : pour bien marquer que l'on est conscient de la transgression , on agit en dehors des habitudes.

Le travail éducatif n'est pas toujours très aisé à Lautrec. L'âge des Défricheurs veut que, malgré les bouleversements, ils continuent d'affirmer avec force leur conception du monde d'avant la Débâcle. Une autre difficulté est inhérente à l'hétérogénéit é des origines sociales et de la formation scolaire car lorsque les rafles deviendront plus fréquentes, nécessité faisant loi, des jeunes plus frustes, dépourvus d'idéal, mais qu'il faut sauver, se joindront à nos centres agricoles.

Comme à Paris, lors de ses débuts au Mouvement, Léo affrontera la contradiction, la discussion, le scepticisme. Le découragement perce quelquefois dans ses lettres et dans les articles qu'il écrit pour "Sois Chic" :
Le plus important de notre travail idéologique avec les néophytes est donc : percer leur isolement et supprimer l'état chaotique causé par l'écroulement de toutes les anciennes valeurs économiques et sociales.
Entrer dans notre Mouvement devrait signifier pour eux le reniement de leurs positions antérieures. Psychologiquement ce n'est que trop compréhensible qu'ils veuillent sauver tout ce qui est possible de leurs anciennes conceptions... pour l'illusion de ne pas avoir "tellement changé"...
Nous ne pouvons pas être d'accord. Notre opinion sur la solution du problème juif s'appuie sur des données scientifiques, historiques et sociologiques. Il s'agit de la traduire en actes. Cette question juive est le problème de tous, et le destin de chacun fait partie de celui du peuple tout entier. En conséquence, les intérêts individuels doivent être subordonnés aux nécessités de la communauté .
…l'intensification de notre vie juive en communauté nous amène à la volonté de prendre notre part de la responsabilit é pour notre peuple. L'action 'haloutsique (13) découle de là ...
Mais nous ne voulons pas nous rendre compte - et c'est là où je veux en venir - que cette 'haloutsiouth (13) de la gola (5) est incomplète, que le Retour-à-la-Terre idéal est un "Retour- à-la-Patrie". L'assainissement de notre structure sociologique est un devoir international ou, plus exactement, national juif. Notre "Sionisme sans Sion", n'est qu'un lâche héritage des anciennes conceptions que nous mêmes n'avons pas eu le courage et la force d'abandonner, malgré tout ce qui nous est arrivé. Alors! Comment convaincre nos "néophytes", si nous-mêmes n'osons pas tirer toutes les conséquences idéologiques qui pourtant s'imposent ?
Alors, pourquoi ce Sionisme SANS SION ? (Sois Chic, 2e anné e, n°VII, août 1942).
Les circonstances extérieures, le danger croissant, l'escalade des mesures anti-juives, ne permettent pas aux entreprises des E.I.F. de prendre leur régime de croisiè re. Il faut improviser, aller au plus pressé ; démolir, reconstruire, corriger, prévenir. Beaucoup d'efforts dépensé s en vain. Dans plus d'un cas, ceux qui imaginent un programme ou une méthode n'en verront pas les résultats. Il faut une bonne dose d'abstraction de l'amour-propre personnel, pour persévérer. Léo persévérera.

Lautrec dispersé

Fin 1943, après la décision d'éloigner de nos fermes les femmes et les enfants et de n'y laisser que des équipes réduites pour l'entretien, suivie de celle de la liquidation, Léo se chargera d'un petit groupe et s'installera avec lui dans une ferme isolée. L'éclatement du Chantier Rural de Lautrec est, dans l'esprit de Castor, une préparation à la "montée" au maquis. Un peu plus tard, après les négociations avec l'A.J. (Armée Juive) s'y jouteront les préparatifs du départ pour l'Espagne.

La Roussinnié, à six kilomètres de Monredon-Labessonnié deviendra sous la direction de Léo un petit centre d'études juives et musicales. Il publie un fichier de chants juifs et scouts, quelques-uns harmonisés par lui. Les journées seront consacrées à l'étude, les soirées au chant. Je me rappelle avoir envoyé l à-bas un Taluyérain s'intéressant particulièrement à la liturgie. Par les contacts personnels et permanents, Léo exercera une grande influence sur les jeunes gens qui l'entourent, influence qui se sent encore aujourd'hui chez certains avec qui je reste en contact.

Jean-Paul Nathan, avant de rejoindre le maquis E.I.F. le 6 juin 1944, est resté à Montredon ; il y a loué une chambre où il héberge un étonnant garçon qu'on appelle "Henri Violon" - c'est un Juif allemand, qui ne sait jouer que du violon et à Lautrec, par égard à ses mains fines de musicien, on l'a dispensé de toutes les corvées.

J'étais en fait le secrétaire de Léo, raconte J.P. Nathan, aujourd'hui journaliste à Paris, et plus précisé ment son "rewriter". Comme Léo écrivait un français assez lourd, avec parfois des fautes (vénielles) de syntaxe, je le "traduisais". C'est ainsi que j'ai collaboré à son office de Pessa'h pour le Chantier Rural de Lautrec, et surtout à son office du vendredi soir. Sur mon vélo, je faisais les six kilomètres qui me s éparaient de la Roussinnié et je passais la journée avec Léo, Rachel et leurs enfants, dans une extraordinaire ambiance calme, poétique, quasiment inspirée et comme visitée par Dieu, malgré les menaces qui pesaient sur nous tous. Léo me dictait les textes de ses messages pour "Sois Chic" et pour un autre journal dactylographié dont j'avais eu l'id ée et qui, sous le nom de "Hazak" (Sois Fort), s'adressait aux plus jeunes. Je tapais les journaux en deux ou trois fois dix exemplaires sur ma machine, dans ma chambre de Labessonnié.
J'ai perdu tous les journaux mais je me souviens très bien du contenu des messages de Léo qui étaient à l'opposé de la propagande pour une résistance armée reçue par ailleurs très largement. Quelques jours avant le Débarquement, il m'avait ainsi dict é le seul texte que j'ai retrouvé (parce que je l'avais publié dans «l'E.I.F.» de mai 1945) :

"A travers fausseté et mensonges, tricheries et falsifications, nous devons trouver un chemin de droiture et d'honnêteté.
Qui osera affirmer que nous sommes restés purs devant toutes les tentations de marché noir, de vol et de petites combines.
Contre tout cela nous devons réagir si nous ne voulons pas avoir le dégoût de nous-mêmes, le jour où l'oppression cessera."
A l'époque, certains penseront que Léo a d'étranges préoccupations. Ne s'agit-il pas avant tout de sauver notre peau et de lutter à mort contre l'ennemi nazi voulant nous anéantir."

Aujourd'hui, avec le recul de plus de trente cinq années, je reste profondément persuadé que Léo a eu raison contre tous, que c'était ce qu'il fallait dire et répéter, à ce moment, car il est aussi important, sinon plus, de sauver son âme que sa peau. Les nazis ont tout souillé, ils commençaient à nous contaminer. Ont-il d'ailleurs jamais cessé ?
Notre dernière rencontre se situe à Lyon. Était-ce avant la naissance d'Aviva ? Ou après ? Je ne saurais le dire. Nous avons convoqué ce qui sera la dernière réunion de l'Equipe Nationale. Devant le danger croissant et dans la certitude d'un débarquement imminent des Alliés, nous déciderons la totale décentralisation du Mouvement et la disparition de toute activité "visible". Chacun d'entre nous aura une fonction dans les secteurs clandestins. Léo, dont toute la famille est en Eretz Israël, sera chargé de prendre la t ête de ceux qui, ayant opté pour l'alyah, traverseront les Pyrénées par petits groupes. La Sixième prend sur elle la sécurité de la famille de Léo.

Il voudra accompagner les siens jusqu'à Annecy, plaque tournante des passages en Suisse. Les amis de la Sixième insistent lourdement pour que Léo se mette, lui aussi, en sécurité, sans réussir à ébranler sa résolution de se soumettre à la décision de l'Equipe Nationale.

De retour d'Annecy, et quelques heures avant de prendre le train à Castres, pour Toulouse, son sac à dos à ses pieds d'où d épasse la flûte dont il ne se sépare jamais, Léo fera à Jean-Paul Nathan venu lui dire au revoir, le récit de ce qu'il appelle "un miracle" : La veille il a conduit sa famille jusqu'à la frontière suisse. Dans l'hôtel de Lyon où ils sont descendus, Léo fait la prière du matin avec son fils Ariel, cinq ans. Il met ses phylactères et son châ le de prière qui ne le quittent pas plus que sa flûte, et ils feront tous deux si bien la prière, le père et le fils, que le train sera manqué. Le train manqué sera contrôlé et tous les Juifs découverts seront déportés. La famille de Léo prendra le train suivant et arrivera sans encombre à Annecy.


La Gestapo

Le 2 mai 1944, Rachel et les enfants traversent la frontière suisse sans encombre. Le 14 mai, Castor donne à Léo les dernières instructions pour lui et pour l'équipe qu'il doit mener en Eretz Israël. Le 16 mai, Léo fait ses adieux à ce qui reste du groupe qu'il a dirigé. La distance de la ferme à la gare de départ est de 20 kilomètres. Il n'y a qu'une seule bicyclette et en mauvais état. Comme Léo doit rejoindre le rendez-vous avec un camarade, ils se serviront de la bicyclette à tour de rôle : pendant que l'un pédale, l'autre suit au pas de gymnastique.
Il partira avec quelques jeunes gens, de la gare de Saint-Cyprien, à Toulouse. A peine arrivé dans la salle des pas perdus, deux hommes en civil se précipitent sur lui. L'un dit : "Da haben wir dich du Judenschwein!" (Nous te tenons cochon de Juif). Deux autres personnes seront arrêtées avec Léo. Des trois, une seule a survécu.
Abraham Bock, ancien de Taluyers, témoin de la scène et faisant de la même équipe, n'est pas inquiété. Il parvient à se mêler à la foule des voyageurs descendant d'un train et à se sauver.

Léo fait savoir que lui et ses compagnons d'infortune sont à la prison de Toulouse. Castor tentera d'entrer en rapport avec eux, ne serait-ce que pour leur faire parvenir un colis. Sancho (Elsa Safern), un de ses agents de liaison, se présente à la prison pensant avoir soudoyé un des soldats allemands. Il lui donne rendez-vous pour le lendemain. Elle arrive à l'heure convenue avec un paquet de ravitaillement de vêtements… pour se faire mettre en prison à son tour ; elle est tombée dans une souricière.
Par chance, et grâce à sa présence d'esprit, Sancho s'en tire. Elle prend un air imbécile et maintient mordicus qu'un inconnu lui a offert de l'argent pour qu'elle apporte un colis à un détenu qu'elle ne connaît m ême pas. Elle sera relâchée.

Drancy

Léo et ses deux compagnons sont transférés à Drancy. Ils savent, hélas, que c'est l'antichambre de la déportation. Pas un instant Léo ne se décourage. Il retrouve, sur le champ, ses réflexes d'éducateur.
Il y a, à cette époque, beaucoup d'enfants à Drancy. Ils traînent, désoeuvrés, parmi les adultes. Leurs parents, dans la mesure où ils ont des parents au camp, sont trop d émoralisés pour les occuper. Léo entreprend, dès son arrivée, de les grouper, de les faire jouer, de les faire chanter. Il constitue une chorale et lorsqu'après la Libération nous visiterons les bâtiments de Drancy, nous trouverons, parmi les nombreux graffitis sur le plâtre des murs, l'insigne de la chorale E.I.F., deux croches reliées et la signature de Léo suivie de la mention "Instructeur National E.I.F.".
A ces enfants s'ajouteront les 300 enfants de 1 à 15 ans, ramassés par la Gestapo dans les centres de l'U.G.I.F. de Vauquelin, Secré an, des Rosiers, de Louveciennes, Montreuil et chez les nourrices de Neuilly.

Avant son départ, Léo peut faire passer à Rachel un petit billet où il dit entre autres :
Je pars en direction inconnue, et dans le convoi, il y a 300 gosses ! (...) Quelle misère d'en voir tant qui ne connaissent ni père ni mère, qui ne se rappellent pas leur nom ! Je joue souvent avec ces enfants, j'ai quitté la serrurerie pour eux et j'ai fait des mains et des pieds pour les accompagner dans leurs wagons, mais c'était impossible : les hommes "seuls" subissent un régime plus dur et sont enfermés à part. J'ai pu réunir une petite chorale, mais elle change tous les jours d'effectif, il est difficile de faire du travail.
Auschwitz

Léo et les enfants feront partie du convoi de Drancy n°77 du 31juillet1944. Plus de 1.300 personnes dont la sélection laisse en vie, à l'arrivée à Auschwitz, 283 femmes, 291 hommes et pas un seul enfant... 141 femmes et 68 hommes survivent en 1945. Léo n'est pas de ceux-là.

Le 17 mai 1944, veille de mon départ pour la Suisse, je suis à Toulouse. J'apprends aussitôt le drame de l'arrestation de Léo et de ses compagnons.
Il faudra, dès que je le pourrai,joindre Rachel, la mettre au courant. Au camp de quarantaine de Champel, j'informe Denise Gamzon et Jacques Pulver. Ils sont d'avis qu'il n'est pas urgent d'en parler à Rachel, puisqu'il reste un petit espoir de voir Léo s'en tirer d'une façon ou d'une autre. Je ne demande pas mieux que de me dérober à une mission aussi pénible.
Rachel et Pivert seront bientôt transférées dans un autre camp. C'est là qu'un peu plus tard Pivert la mettra au courant. Après son alyah, Rachel aura la certitude de la mort de Léo. Longtemps, longtemps, elle a espéré.

Un Témoin

La Providence voudra qu'un de mes amis soit témoin du séjour de Léo au camp d'Auschwitz. Robert Weil appartenait, dans les années vingt, au premier groupe de jeunes dont j'ai eu à m'occuper.
Nos chemins se croiseront à nouveau quand Robert, licencié ès Sciences, préparera le concours de l'Agrégation dans l'un des laboratoires de l'Institut de Chimie. Exclu de l'enseignement par le Statut des Juifs, il se consacrera dès lors à l'é ducation dans les Maisons d'Enfants de l'OSE. Il appartient à l'équipe dirigeant "La Chaumière", à Saint-Paul-en-Chablais, au-dessus d'Evian, tout près de la frontière suisse. Au cours d'un voyage il sera arrêté avec sa femme et ses deux fillettes. Tous quatre seront déportés. Sa femme et ses fillettes succomberont à la sélection dès leur arrivée à Auschwitz. J'extrais les passages suivants d'une de ses lettres :

Nous nous sommes rencontrés au camp d'Auschwitz I Stammlager avec l'émotion que tu devines. Nous nous sommes embrassés et nous avons pleuré.
Dès cette rencontre, tous les soirs, après l'appel épuisant qui durait des heures, au garde- à-vous, après la journée harassante de travail, de coups, de faim et - très rapidement - de froid, nous passions pratiquement la soirée ensemble, la partageant avec mon ami le professeur Marc Klein et le grand-rabbin Hirschler (...) (Hirschler est mort à Dachau, à peu de jours de la Libération).

Souvent, nous nous arrangions pour travailler ensemble au Holzhof (14) à décharger des troncs d'arbres, travail dangereux, car si on se cassait un membre, on était bon pour la chambre à gaz. Nous avons donc évité le Holzhof pour le Bauhof (14) où nous faisions les débardeurs, porteurs de rails et de briques. Nous les chargions sur des wagonnets. Là , on récoltait force coups ; néanmoins, c'était moins dangereux; puis nous avons été ensemble à la Huta, commando où l'on construisait un collecteur en béton pour l'eau. C'était un commando très dangereux aussi. Les Vorarbeiter(15) étaient souvent des criminels de droit commun très méchants, ou encore des Polonais ou des Russes pour lesquels nous n'étions que des esclaves d'un rang inférieur, taillables et corvéables à merci.

Léo et moi avons toujours pu faire la prière; en effet l'appel du matin durant au moins une heure, avant le départ pour le travail, nous faisions l'office (sans Tefiline évidemment) au garde-à -vous. Les offices du soir, nous les faisions ensemble pendant l'appel du soir. Quelquefois, nous avons pu refaire l'office avec minyane en allant chez Hirschler ou chez un des rares rabbins survivants de Pologne.

De quoi parlions-nous? De notre misère morale : Moi, inutile de l'expliquer, le fait d'être venu là avec ma femme et les deux petites, la certitude qui s'était lentement établie en moi de leur fin tragique. Léo parlant de sa femme Rachel, des trois enfants, espérant toujours qu'ils échapperaient au même sort, mais se faisant néanmoins infiniment de soucis à leur sujet.

Nous discutions de Thora, des Psaumes pour lesquels il avait une prédilection marquée, des Prophètes dont nous savions de nombreux passages par coeur et qui nous redonnaient de la force intérieure, la chaleur de l'âme, le sentiment que même si nous devions disparaître, la Thora continuera à éclairer le chemin du peuple d'Israël. Dans la nuit qui nous entourait, elle était un flambeau qui illuminait notre route, le miracle de l'éternité d'Israel et nous savions qu' "il y a un espoir pour ta descendance" (Jérémie, XXXI, 17). Nous savions que "tu trouveras alors ton plaisir en Dieu et Je t'installerai sur les hauts-lieux du Pays" comme le dit Isaïe (LVIII, 14).

Nous aimions aussi la philosophie médiévale : Saadia Gaone, Ramban, les Mutakallimun (16), Ibn Rochd (Averroès) Ralbag (Rabi Lévi ben Guerchone), l'auteur du Séfer Mil'hamoth Hashem, que j'ai toujours aimé. Léo connaissait mieux les modernes. Il aimait Franz Rosenzweig (Der Stem der Erloesung : L'É toile de la Rédemption). En réalité , j'en revenais surtout à Rambam, dont je connaissais le Moré Nevou'him (Guide des Egarés) vraiment bien et j'essayais de convaincre Léo de voir les choses sous un angle plus rationnaliste, c'était mon illusion de l'époque. J'ai changé depuis. Maintenant, je pense que l'essentiel est le "Streben" (17) à tout échelon de l'échelle de la connaissance ou de l'éthique : "Wer immer strebend sich bemueht, den werden wir erloesen" (18).
(...)
J' étais encore jeune à l'époque, de formation cartésienne. Léo avait plus de contact avec le monde de l'imaginaire étant musicien et poète, et il était près du mystique, proche des Maîtres "ivres de Dieu".

Un jour, alors que nous pelletions la terre gelée, rebelle à nos efforts, sous les regards et les coups des Vorarbeiter qui passaient avec la Peitsche (19), il m'a dit : "Vois-tu, chaque coup de pioche que nous donnons dans ce roc avec le peu de forces qui nous restent, c'est un cantique que nous chantons à la gloire de Dieu. Ecoute cette mélodie qui monte vers l'Eternel de Ses enfants". Cela m'a infiniment touché et j'y ai toujours pensé par la suite. Je vois encore aujourd'hui son regard lumineux ; la pureté de son âme rayonnante apaisait. J'avais souvent l'impression d'une transparence de l'être auprès de lui ; tu vois ce que je veux dire : une joie intérieure sereine l'habitait, au-delà des contingences tragiques dont la pesanteur désolante caractérisait notre quotidienneté .

Aux environs du mois d'octobre 1944, après des aventures qui ont failli tourner très mal pour moi, mais où j'ai ét é sauvé gr âce à un véritable miracle, l'Arbeitsdienst (20) du camp, qui était dirigé par les plus anciens détenus (en principe des Haeftlinge (21)) à étiquette rouge, c'est-à-dire internés politiques, de l'extrême-gauche au "Centrum" catholique, j'ai été affecté à la Waescherei (22) du camp, commando de travail considéré comme excellent en raison du trafic de linge et d'habits. La journée, je ne voyais plus Léo. Par contre, le soir, nous étions ensemble.

L'intermède de ce commando a été bénéfique, car j'ai pu introduire non sans danger réel, car on était fouillé au retour - des chemises chaudes, molletonnées pour Léo et pour d'autres amis, entre autres le grand rabbin Hirschler, le professeur Klein. Il fallait mettre le linge, et aussi les pullovers, les chaussettes en surplus, sur soi et courir le risque de la fouille. Je n'ai jamais fait du commerce avec cela, comme c'était pratique courante. Le trafic qui se faisait là était éhonté et impitoyable. J'ai toujours tout apporté gratuitement, par amour de mon prochain. Je crois que Dieu m'a protégé à cause de cela.

J'ai également pu procurer à Léo, qui avait toujours très faim, pendant longtemps, un litre supplémentaire de soupe le soir. Vers l'hiver, l'Arbeitsdienst m'a affecté au laboratoire Raisko, où mes douze heures de travail se passaient à doser le glucose dans les urines des soldats de la Wehrmacht. On avait l'avantage d'être au chaud, dans une atmosphère scientifique (120 Haeftlinge de toutes nationalités, médecins, bactériologistes, biologistes, chimistes, physiciens, etc...). Le soir, on réintégrait le camp, avec tous les ennuis y afférant, les appels le matin et le soir. C'est au labo que j'avais un avantage de soupe que je destinais à mes amis faibles, comme Léo.

C'était surtout Léo que je surveillais. Il était devenu très maigre et comme nous risquions d'être "sélectionnés", ce qui, à Birkenau, voulait dire gazés, je m'inquiétais fort pour lui. Nous avions échappé une première fois à cette sinistre sélection début octobre et cela nous avait fait une impression tragique : Nous avions défilé nus devant une commission de trois officiers SS. Le critère du gazage était la vue du "triangle fessier" : les trois os, dont le coccyx. Des milliers ont défilé ce jour-là. Nous fûmes sauvés, n'étant pas encore assez maigres. Mais des centaines de camarades, furent mis au départ, dont de bons amis et des cousins à moi. Nous ne les vîmes plus jamais et notre douleur fut grande et nos perspectives de survie de plus en plus sombres.

Le soir, à l'appel, l'Arbeitsdienst communiquait les besoins en ouvriers qualifiés et en spécialistes. Un jour, en novembre 1944, on demanda des violonistes et des flûtistes pour l'orchestre du camp. (Cet orchestre avait sa place près du portail ; il jouait des marches "entraînantes" aux heures où les commandos de travail devaient défiler au pas, à l'aller et au retour. C'est du plus sinistre effet sur notre état d'esprit, du moins pour ce qui me concerne).

Le soir en question, Léo ne savait que faire. Devait-il se présenter? Les avantages auraient été grands: Echapper à la promiscuité dégradante des détenus de tout poil, jouer d'un instrument, être bien au chaud, etc... Il décida donc de se présenter à l'examen de compétence qui devait avoir lieu le lendemain. C'est ce soir-là que nous nous vîmes pour la dernière fois.
Le lendemain soir, lorsque je le recherchais, j'appris ce qui s'était passé: En se rendant à la convocation, Léo fut pris dans la Lagerstrasse (23), dans une rafle, dont le but était de dépister les Haeftlinge qui désertaient le travail et se réfugiaient dans les blocs vides. Il eut beau expliquer aux S.S. qu'il était convoqué comme musicien à l'Orchesterstube (24) ils ne le crurent pas et l'embarquèrent, avec tous ceux qu'ils avaient attrapés, dans un convoi pour les mines de sel de Silésie...

J'en conçus un immense chagrin, j'étais proche de la dépression nerveuse. Maintenant que j'écris, les larmes me montent encore aux yeux. Je revis ce vide déchirant qui m'envahit le coeur lorsqu'on me fit le récit de son départ tragique. J'eus de suite l'intuition que "les jeux sont faits, rien ne va plus...".


Il se peut que le dernier renseignement concernant l'envoi de Léo dans les mines de sel soit erroné. Le certificat de décès que possède Rachel mentionne le camp du Stutthof non loin de Dantzig. Ce fait sera confirmé par une lettre d'Ernest Moszer, un des collaborateurs de la Sixième, arrêté à Lyon. Il raconte à ses parents qu'il est libéré et se trouve à l'hôpital :
Je veux maintenant vous donner quelques nouvelles des camarades qui ont été prisonniers avec moi et vous prie de les transmettre à leurs proches.
A Drancy, je rencontrai Léo Cohn de Lautrec, qui resta avec moi à Auschwitz et au Stutthof ; puis il partit dans un autre commando que le mien, où il est mort de dysenterie, ce que j'ai appris à Vaihingen par un camarade qui avait fait partie de son commando.
Je raconterai ailleurs ce que je sais d'Ernest, de son travail, de son courage. Je n'ajouterai qu'une seule chose: Cette lettre écrite à ses parents sera le premier et... le dernier signe de vie donné après sa libération. Lui aussi succombera aux privations du camp, sans avoir eu le bonheur de revoir sa famille. Comme par un fait exprès, les témoignages sur la vie et la mort de Léo convergent vers moi. Je possède, depuis 1946, une copie partielle de la lettre d'Ernest Moszer. Bien plus tard - en 1975 ou 76 - j'apprendrai que Robert Weil a partagé le calvaire de Léo Cohn à Auschwitz. Il y a quelques mois, j'ai eu la visite d'un ancien de la ferme de Taluyers, qui me raconta incidemment avoir été témoin de l'arrestation de Léo, à la gare de Toulouse-Saint-Cyprien.

L'amitié et la confiance de Rachel et Chlomo Cohn, frère de Léo, m'ont permis de recueillir de leur bouche plus d'un renseignement précieux. Je souhaite que Rachel ne m'en veuille pas d'avoir touché à des plaies encore douloureuses. Qu'elle sache, que tous nos amis sachent, que j'en voudrai toujours au destin de m'avoir arraché cet ami, et d'en priver le peuple juif.

Léo laisse un vide qui n'a jamais été comblé, et qui ne sera jamais comblé. Je suis sûr que ceux qui me liront sentiront l'émotion qui m'étreint lorsque j'évoque (oh combien incomplètement, oh combien imparfaitement), la stature de notre ami. Que son souvenir soit bénédiction.


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