Au début du Liber Mutus (1) qu’il tint à partir
du début des années 2000, Pierre Simon écrivait :
"J’ai été médecin : c’est ma vraie vie".
Son autobiographie, qui retrace en même temps que son histoire celle
de ses luttes et des avancées de la société auxquelles
celles-ci ont conduit, relate le début de son parcours et permet de
retrouver l’axe central de sa réflexion : si la première
grande victoire de la médecine fut de faire reculer la mort, la seconde
devait être en effet, à ses yeux, de prendre en charge la notion
même de vie , définie désormais comme "la relation
préférentielle à l’environnement" et non plus
seulement comme "un ensemble de fonctions résistant à la
mort". C’est à changer ce concept de vie pour permettre
à ses contemporains d’en user le mieux possible que Pierre Simon
a consacré sa vie et ses travaux.
Les débuts : la lumière et l’ombre
Pierre Simon est né le 3 janvier 1925 à Metz au sein d’une famille de la bourgeoisie juive française. À une même époque, sous le règne de Louis XV, la famille de son père s'installe sur les bords de la Moselle et celle de sa famille maternelle s’établit en Alsace. Un patriotisme intransigeant berce son enfance entre un père athée, Alexandre, traduit en conseil de guerre pour avoir fabriqué en cachette des drapeaux tricolores, à l’époque de la première guerre mondiale où l’Alsace-Lorraine était allemande, et une mère, Lucie Asch, imprégnée du judaïsme ombrageux des patriotes alsaciens. S’il se plaît à rappeler ses origines, Pierre Simon entre peu dans le détail sur ses premières années. Peut-être parce qu’un premier drame frappe la fratrie : la maladie touche sa sœur aînée, Yolande, qui mourra, paralysée, à l’âge de vingt ans, pendant la guerre de 1939-1945. Le conflit vient rapidement interrompre une jeunesse passée entre la chaleur du foyer paternel et les enthousiasmes communs à la jeunesse juive de l’époque, notamment le scoutisme et l’engagement aux Éclaireurs israélites de France en compagnie de sa plus jeune sœur, Nicole.
La guerre séparant la famille, le sentiment d’être un rescapé ne le quittera plus. Il passe le début de la guerre à Thonon-les-Bains où, avec un oncle et l’appui des scouts protestants, il aide à faire passer les enfants juifs en Suisse. Puis c’est Lyon où il suit, comme élève au lycée Ampère, les cours de Jean Beauffret. Échappant de peu à la milice, il se cache un temps dans un foyer catholique pour jeunes ouvriers – il y servira la messe –, puis se réfugie au Chambon-sur-Lignon, haut lieu de la Réforme, où il découvre les textes du christianisme en même temps qu’il fait ses premiers pas sur les planches. L’exemple de son oncle, Sylvain Asch, économiste, revenu s’engager en France au début de la guerre alors qu’il se trouvait en mission en Amérique Latine et fusillé par hasard comme otage alors qu’il animait la Résistance dans le Périgord, demeurera vif dans sa mémoire.
La guerre est une blessure. Elle est également formatrice. Elle noue des amitiés comme celle, indéfectible, qui le lie à la famille du grand rabbin Jacob Kaplan et à son fils aîné, Lazare. Elle lui fait prendre conscience d’une certaine liberté d’esprit et de la nécessité d’ancrer celle-ci dans un dialogue entre différents milieux et familles de pensée d'une part et la tradition d'autre part. Le contact avec la mort accentue peut-être aussi un certain attrait pour le symbolisme et nourrit sa décision de se consacrer à ses semblables. À la Libération, il "monte" à Paris et s'intègre au sein d’une troupe d’amis comédiens dont certains feront carrière comme Charles Denner et surtout Marcel Marceau qui crée le personnage de Bip. Pierre Simon se partage alors entre le théâtre et les bancs de la faculté de médecine. La lecture de L’homme cet inconnu d’Alexis Carrel, avant même l’année de PCB effectuée à Lyon, et les développements que laisse prévoir une discipline neuve, l’endocrinologie, ouvrant aux chercheurs les voies d’une révolution en biologie qu’il apprendra chez le Pr. Simonet, trancheront en faveur de la médecine. L’Histoire n’est pas oubliée. Il assiste aux grands procès d’après-guerre et notamment, grâce à Edgar Faure, au procès de Nuremberg, La phrase de Kafka, "les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de ministère", s’applique selon lui aux acteurs de la "solution finale" qu’il juge comme des carriéristes, jouant aux surhommes pour mieux avancer dans l’administration. Y-a-t-il un processus évolutif qui puisse conduire à un tel équipement mental ? La question sera déterminante dans sa façon de chercher à infléchir le cours des choses. La gynécologie s’imposera comme l’arme privilégiée dans ce combat pour la connaissance.
Dans les pas des Immémoriaux
Au sortir de la guerre, l’homme ne peut plus être pensé indépendamment de la science. Sur le plan personnel, la vie à Paris et la Libération sont pour Pierre Simon comme un grand souffle de liberté et lui ouvrent le monde. Il fréquente le Montparnasse des artistes et Saint-Germain-des-Prés où il noue des relations d’amitié avec tout ce que ces lieux comptent d’intellectuels. La vie à la Cité Universitaire permet alors bien des expériences, au premier rang desquelles celle des amitiés les plus diverses auxquelles il restera fidèle toute son existence. Ce passage à la "Cité U" lui permet aussi de répondre à toutes les curiosités. Les plus notables concernent le domaine du symbolisme, touchant parfois au farfelu chez les spirites ou, de manière éphémère, chez les Antonistes de la rue Vergniaud. Le constat est sans appel. Elles ne suffisent pas à satisfaire ses interrogations. D’autres guides se présentent alors. Parmi eux Victor Segalen auquel il emprunte l’idée que la médecine ne peut jamais se réduire à une technique étroite. Ce médecin de la marine, parti "ausculter les civilisations" en Polynésie puis en Chine, nourrit son goût des voyages et de la découverte. À sa suite, il arpente le monde.
Très grand par la taille – il se plaisait à rappeler qu’une des ses ancêtres Asch avait servi l’Empereur témoignant ainsi de sa haute taille – Pierre Simon est, comme il aime à se décrire lui-même, "un arpenteur à la démarche rapide" qui parcourt la vie à longues enjambées. De ses premières incursions dans les démocraties populaires au sortir de la guerre, au Congrès des étudiants socialistes dans l’Union Soviétique de Staline ou, en 1957, dans la Chine de Mao à l’époque des "Cent fleurs", Pierre Simon a ramené des carnets de voyage à la manière de Segalen, carnets jamais publiés, où vision de l’homme et réflexion sur la marche de l’univers se mêlent aux minutieuses descriptions de temples ou de villes, encore refermés sur eux-mêmes et devenus depuis des hauts lieux de tourisme. Grand voyageur devant l’Éternel, ayant plusieurs fois accompli la révolution du globe, il marchera sa vie durant dans les traces de Segalen.
À mesure qu’il avance dans ses études de médecine, le modèle du grand médecin humaniste Pasteur Vallery-Radot, qui mêlait belles-lettres et auscultation des corps, et celui d'Henri Mondor qui l’initie à l’amour des pré-colombiens, s’impose à ses yeux. Il en retient l’esthétisme du geste et le goût des collections. L’amitié qui le lie à Carlotta et Philippe Charmet et au groupe qu’ils forment avec un certain nombre d’amis de "La Peau du Chat" (2) le fait entrer dans le monde de l’art contemporain et de la figuration narrative dont il fréquente assidûment les peintres des années durant.
"La science accélère l’histoire"
L’après-guerre est également un temps d’épreuves. À l’hôpital Bretonneau où il est interne en gynécologie dans le service du Pr Robey, Pierre Simon découvre la misère de la condition des femmes et leur souffrance. Il prend conscience de la manière dont les attitudes ancrées dans la tradition et les préjugés sociaux se conjuguent pour maintenir la médecine dans une certaine arriération. La souffrance des femmes n’est-elle pas inscrite dans la Bible ? Le sadisme de certains médecins, sous la houlette de l’Ordre dont il n’aura de cesse de dénoncer l’origine vichyste, achèvent de le convaincre qu’il y a là la nécessité d’une intervention qui ne peut manquer de faire bouger les choses.
1953 est l’an I de l’accouchement sans douleur. Pierre Simon se rend à Léningrad, en pleine glaciation, au sein d’une délégation d’étudiants parisiens grâce à Louis Joxe, alors ambassadeur de France en URSS. À l’Institut Pavlov, le Dr Nikolaïev pratique la technique de l’accouchement sans douleur, vérifiant l’impact de la perception du social sur le physiologique. Percevant l’usage philosophique qu’il est possible de tirer des avancées produites par les techniques médicales, Pierre Simon, à l’aide de quelques autres comme Pierre Vellay, gendre de Jean Dalsace, rapportent en France les éléments techniques de l’Accouchement Sans Douleur (A.S.D.). Il a conscience, dès les débuts de l’ASD, que pour qu’une femme accouche bien, il faut traiter son milieu. Il place ainsi ses pas dans ceux du Dr Fernand Lamaze qui s’était intéressé, avant tout le monde, aux travaux de Nikolaïev et avait introduit ses techniques à la clinique des Bluets, clinique des métallos de la CGT.
Il va se heurter à de fortes oppositions. Celles-ci ne viennent pas seulement du corps médical mais s’étendent à l’ensemble de la société. Il n’est pas facile d’être un pionnier dans une société encore sous l’emprise de traditions culturelles et religieuses fortement ancrées. Il n’est pas facile de ramener d’URSS de nouvelles techniques en pleine guerre froide. Pourtant le bouche à oreille fonctionne et il commence à se dire qu’aux Bluets on n’accouche pas de la même façon.
Le 8 janvier 1956 Pierre Simon et ses amis reçoivent un soutien inattendu en la personne du Pape Pie XII, allié de poids dans cette lutte pour la vie et contre la souffrance. Au lendemain de son élection à la tête de la Grande Loge de France, Pierre Simon délivrera une conférence de presse qui sera un "éloge de Pie XII", non sans rappeler les silences de ce Pape pendant la guerre. Il avait le goût du paradoxe.
Ce sont également les années d’entrée en politique : au Club des Jacobins, qu’il fonde en 1951 avec Charles Hernu, puis au sein du parti radical-socialiste, le parti de Léon Bourgeois, homme de science et franc-maçon, surtout à l’époque le parti de Pierre Mendès France qui incarne alors la vertu et le courage politique et porte les espoirs d’une société qu’il fallait mener à la maturité politique, entre les dangers d’un gaullisme jugé infantilisant et d’un marxisme liberticide. Il quittera le parti radical le jour de l’exclusion de Mendès France pour aller fonder avec Edouard Depreux le PSA (Parti Socialiste Autonome), ancêtre du PSU (Parti Socialiste Unifié). Au sein du PSU, où il militera quelques années, il croise Michel Rocard, secrétaire de la section du VIe arrondissement de Paris. Le retour au Parti radical se fera dans le sillage de la FGDS (Fédération de la Gauche démocrate et Socialiste) sous l'investiture de laquelle il est à deux reprises (1967 et 1968) candidat malheureux aux élections législatives dans la 4ème circonscription du Val-d’Oise, alors fortement ancrée à droite, sans qu’il songe néanmoins à devenir un professionnel de la politique. Il tente, à la fin des années soixante, de faire élire Jean-Jacques Servan-Schreiber à la tête du Parti Radical sans y parvenir.
Pierre Simon avait trouvé son credo : le politique et le médical interagissent, et leur lien étroit permet à la fois au corps physiologique et au corps social d’avancer.
"Apprivoiser la mort c’est donner un sens à la vie"
"Le sens de la mort a changé pour moi le jour où je suis devenu un initié". Dans ce parcours de grand médecin, dans cette volonté de porter au dehors, au corps politique et social, l’avancée des techniques scientifiques et d’en transformer le regard, Pierre Simon a rencontré ce qui lui fournira un "levier" d’action et un lieu de réflexion, une autre famille : la loge. En 1953 il est initié à "La Nouvelle Jérusalem", sa "Loge-mère" au sein de la Grande Loge de France. Entre le catholicisme romain et le marxisme dont David Rousset dénonçait les dérives – les goulags – dès 1947, le choix était impossible. Il faut donc à ses yeux inventer une troisième voie qui concilie l’attachement à la tradition et au judaïsme, attachement que la guerre avait rendu indéfectible, et l’attrait de la découverte, la volonté également de tracer un chemin qui lui soit propre.
Pour celui qui a, d’une certaine façon, choisi de placer sa vie sous le signe du symbole, une rencontre fut décisive : celle d’un moine dont la statue de bois du XVIIe siècle ornait un château normand, la capuche rabattue sur le front. Le sourire, à peine esquissé qui se dessine sur son visage, en même temps qu’il accueille, avec une bonhomie indulgente, le libre arbitre de son interlocuteur, semble recéler toute l’énigme du monde. "Le temps avait rongé les plis de sa robe comme il avait blessé sa main gauche qui serrait une Bible, mon futur Volume de la Loi sacrée". "L’humilité de ce moine, comme son expression ineffable" furent désormais le vis-à-vis "sceptique, ironique, inspiré" de sa démarche. "Sa permanence éveilla en moi le désir d’initiation" (3). Reçu sous le bandeau, conduit à la renaissance après une mort symbolique, l’initié accède, selon Pierre Simon, "à un nouveau climat mental". Son combat pour la vie devint ainsi celui au terme duquel il fallait être digne de sa mort. Au sein de la loge il conjugue raison et tradition, action et connaissance. Il y exerce une fraternité jamais démentie, celle-là qui le poussait à combattre au dehors pour l’amélioration de la condition de l’homme.
La longue marche : le Planning familial et la contraception.
"Au terme de mes études de médecine, compte tenu de tout ce que j’avais connu, enduré (la guerre, la persécution, la chasse à l’homme) puis constaté (injustices sociales, hôpitaux …) je résolus de consacrer la moitié de mon temps au traitement de la société ou à son redressement au moyen des disciplines acquises. Une demie journée pour 'gagner ma vie', une demie journée pour soigner la société" trouve-t-on dans le Liber Mutus.
L’objectif du groupe Littré, formé en 1953 à Genève, est d’amener la société à reconnaître la liberté de la conception, ce qui revient à permettre aux femmes de disposer librement de leur corps. Rassemblant médecins et libres-penseurs, ce cercle prend conscience du problème social et politique que va constituer le contrôle des naissances. Un voyage en Chine, où la planification des naissances est mise en œuvre, achève de convaincre Pierre Simon de la nécessité de faire marcher d’un même pas les avancées de la science et celles de la législation. C’est à Londres auprès de l’International Planified Parenthood Federation qu’il va alors chercher les instruments pour transmettre la bonne parole. Il rend hommage aux femmes pionnières, les Margaret Stanger, Elise Otessen-Jensen, Helena Wright qui, les premières, se dressèrent dès 1912 contre "un pouvoir borgne, des hommes durs, des juges impitoyables, des prêtres et des médecins bornés" (4). Observateur lucide de son temps, Pierre Simon n’est pas tendre avec les siens. "Il fallait voir l’équipe de ces Anglaises. Je les ai rencontrées sur tous les continents, souliers de fantassins, sacs en bandoulière, chapeaux sur les sourcils, balançant leurs parapluies – réminiscence du stick de l’armée des Indes – entre deux divinités orientales ou andines, lorsque les congrès nous laissaient une heure de répit. (...) Grand-mères, je vous salue. Les femmes vous doivent beaucoup." (5)
L’effritement de la famille élargie, l’émancipation économique de l’individu laissent augurer d’un changement dans des sociétés où la régulation des naissances était encore prise en charge par les seules religions. Il apparaît donc nécessaire d’accompagner celui-ci d’une émancipation intellectuelle. La contraception doit à ses yeux jouer un triple rôle : préserver le patrimoine génétique de l’humanité, permettre une gestion qualitative de la vie et dessiner le nouveau modèle familial. Par l’intermédiaire des députés radicaux-socialistes, le groupe Littré dépose en 1954, sur le bureau de l’Assemblée nationale, une première proposition visant à l’abolition de la loi de 1920 sur l’avortement. Il conjugue bientôt ses efforts avec le mouvement de "La Maternité heureuse" fondée par Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, que seconde la sociologue Évelyne Sullerot. C’est cette dernière qui établira le contact entre Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé et Pierre Simon. En 1959, le Mouvement pour le Planning familial voit le jour, dont le but est à la fois d’instruire les médecins aux nouvelles techniques à leur disposition et d’informer le public sur le contrôle des naissances. Beaucoup de femmes s’engagent dans l’aventure dont le nom mérite être cité : l’avocate Anne-Marie Dourlen-Rollier mais aussi Catherine Valabrègue, Yvonne Dornès, Suzanne Masse, Simone Baur qui, toutes, donneront de leur temps et de leur énergie au service de leurs semblables. Un prêtre également, le premier, l’abbé Marc Oraison. Le mouvement trouvera des relais dans la presse auprès de Jacques Derogy à L’Express et de Claudine Escoffier-Lambiotte qui tient la chronique médicale du Monde.
Il faut alors briser la loi du silence entretenue par l’Ordre des médecins. Pour ce faire tous les subterfuges sont autorisés : se placer sous la houlette d’autorités scientifiques mondialement reconnues comme le Pr Howard Taylor jr., médecin-chef du département de gynécologie de l’Université de Columbia, consultant numéro un des Nations-Unies pour les problèmes de reproduction humaine, intéresser les journalistes réunis en cachette pour des conférences de presse, contournant ainsi l’interdiction faite de communiquer sur les affaires de contraception. Ne pas craindre, en somme, de se mettre publiquement en contravention avec la loi, en risquant la prison comme lorsqu’au retour de la conférence des spécialistes mondiaux de la contraception, tenue à Singapour, Pierre Simon ramène dans ses bagages pour le présenter à la presse, le IUCD (Introduction Uterine Contraceptive Device ), non sans avoir rebaptisé auparavant ce "bidule contraceptif intra-utérin" du nom de "stérilet". Le terme sera repris le lendemain dans Le Monde sous la plume de Claude Escoffier-Lambiotte. Le stérilet était né.
Il n’en demeure pas moins que la loi du 31 juillet 1920 continue de confondre sous un même chef d’inculpation avortement criminel et propagande anticonceptionnelle. Tout l’effort de l’équipe qui entoure Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé et Pierre Simon va consister, dans un premier temps, à découpler les deux. Agissant semi-clandestinement, entre 1955 et 1962, le Planning familial va former quelque 600 médecins aux techniques de contraception dans son local du 2 rue-des-Colonnes, inauguré par Coen Van Emde Boas, psychiatre de renom et titulaire de la première chaire européenne de sexologie. La vente de produits contraceptifs étant interdite en France, il faut les ramener d’Angleterre. Pierre Simon et son célèbre chapeau melon sont donc de voyage tous les week-ends. Au premier douanier qui l’arrête, celui-ci confie un diaphragme et du spermicide non sans lui en avoir expliqué l’usage. Quant ils ne sont pas consacrés aux voyages outre-Manche, les week-ends se passent pour l’équipe du Planning familial à aller porter la bonne parole dans les villes de province et à poursuivre la formation de leurs cadres. 1961 marque ainsi l’ouverture, à Grenoble par le Dr Henri Fabre du premier centre régional. La fin des années 1950 marque également son installation dans la vie privée. Il épouse en juin 1958 Jackie Naggar, poète et femme de lettres issue d’une longue lignée de juifs égyptiens, qui l’accompagna dans ses combats (Fâner les coqs, 1976 ; Paroles d’absence, 2000), décédée en 1997, – leur fille Perrine naît en août 1960 – et débute son activité privée au cabinet du 120 boulevard Saint-Germain.
"Le cigare et la générale"
Ainsi s’intitule dans De la Vie avant toute chose, le chapitre dévolu au vote de la loi sur la contraception. Il nous mène au cœur du processus d’où naquit la loi Neuwirth. Plusieurs offensives avaient été menées contre la loi de 1920 : en 1956 par les mendésistes, en 1958 par les députés socialistes puis à nouveau en 1961. Devant ses insuccès répétés et alors que le général De Gaulle est réélu président de la République, alors qu’il contribue depuis le commissariat au Plan sous la direction de Pierre Laroque aux orientations du Ve Plan, Pierre Simon comprend la nécessité de gagner une partie du camp gaulliste à la cause de la régulation des naissances. Par l’intermédiaire du dermatologue et grand résistant Robert Aron-Brunetière, il fait la connaissance du député gaulliste membre de l'UDR (Union pour la Défense de la République) Lucien Neuwirth avec lequel l’entente est profonde et immédiate. Profondément progressiste et humain dans l’âme, Lucien Neuwirth, ancien résistant, est un proche du Général. C’est lui qui plaide la cause à l’Élysée, auprès de la générale de Gaulle. Il dirige la commission parlementaire nommée pour examiner la nouvelle proposition. À la même époque, en 1966, Pierre Simon publie chez Payot son premier ouvrage, intitulé Le Contrôle des Naissances. Histoire, philosophie, morale. En juin de la même année le Planning familial, à travers son organisation internationale, l’IPPF, est proposé pour le Prix Nobel de la Paix. La loi Neuwirth est votée en décembre 1967. Il restait à la faire appliquer.
À partir de 1969, Pierre Simon mène parallèlement un travail d’extension des travaux philosophico-scientifiques français au monde méditerranéen, rencontrant une fois encore la réaction des évêques, opposés à la contraception et aux manipulations génétiques, obligeant les ministres de la Santé à se montrer autant diplomates que gestionnaires de la Santé publique. De 1971 à 1974, Pierre Simon, fonctionnaire international depuis 1947, est ainsi conseiller des Nations-Unies (BIRD) pour le programme tunisien de planification familiale.
Le Rapport sur le comportement sexuel des français ou Rapport Simon.
En 1969, Robert Boulin, nommé ministre de la Santé dans le gouvernement Chaban-Delmas, prend Pierre Simon à son cabinet. Ce sera le début d’une forte amitié interrompue par la mort de Robert Boulin alors que son nom circulait pour occuper Matignon en 1979. Pierre Simon fut un conseiller sulfureux pour ses différents ministres, Robert Boulin puis Michel Poniatowski. Sa présence à leur cabinet leur valut de nombreux procès pour "génocides" intentés notamment par l’avocat américain Nader.
Il s’agissait, par sa démarche, à la fois de désamorcer les velléités d’une société sur le point d’exploser et de fournir une approche exploratoire d’une modèle de société. La révision du concept de vie à travers la contraception fut le moyen choisi pour faire changer la société. Elle nécessitait une vision d’ensemble du schéma organisationnel et social que Pierre Simon emprunta aux leçons d’une nouvelle science, la science politique, et à deux de ses représentants, Jean-Pierre Cot et Roger-Gérard Schwartzenberg, répondant aux lois de la "systémique". Face aux mouvements contre-culturels qui utilisaient la revendication sexuelle pour faire passer leurs revendications, il réussit à convaincre Robert Boulin et les pouvoirs publics qu’il était possible de s’appuyer sur la société pour faire passer les réformes, et de la "récupérer" de manière à permettre à la société de "digérer" plus aisément les changements proposés. Tel fut le sens de l’action du ministre de la Santé et de son conseiller technique.
Le Rapport sur le comportement sexuel des français, publié aux éditions Julliard, dont l’un des modèles est le Rapport Kinsey paru aux États-Unis en 1948, fut mis en chantier en 1969. Il était entendu dès le départ qu’il serait préfacé par Robert Boulin, ce qui lui conférait la légitimité du pouvoir tout en permettant à celui-ci de récupérer les arguments de contestation de l’ensemble de l’opinion. Réalisé avec la collaboration de Jean Gondonneau, Lucien Mironer, Anne-Marie Dourlen-Rollier, le Rapport marque également une date dans l’histoire des techniques politiques. Il a en effet nécessité non seulement la mobilisation mais également leur formation d’une nombreuse équipe de sondeurs (173) qui réalisèrent plus de 2500 interviews. Ainsi, le Rapport est aussi révolutionnaire par la méthode employée. Il consacre, d’ailleurs, en première partie, une large place à la méthodologie employée. Pierre Simon prépare également, à cette époque, la mise en place de l’éducation sexuelle à l’école, qui sera décidée par le ministre de la Santé du gouvernement Messmer, Jean Foyer.
L’avortement
Après la bataille de la contraception vint celle de la légalisation de l’avortement. Avec Anne-Marie Dourlen-Rollier et Raoul Palmer, Pierre Simon fonde, dans l’idée de dépénaliser l’avortement, l’ "Association nationale pour l’étude de l’avortement". Il anime ensuite une commission chargée d’élaborer une proposition de loi, commission à laquelle participent d’éminents médecins dont certains connus pour leurs convictions catholiques comme Paul Milliez. À cette réflexion furent également associés des théologiens comme les pères Quelquejeu et Pohier, dominicains enseignant au Saulchoir, ainsi que le père André Dumas, professeur de morale au séminaire protestant. La chute du gouvernement Chaban-Delmas en juillet 1972 et l’arrivée au ministère de la Santé de Jean Foyer, farouche adversaire de la contraception et de l’avortement, allaient interrompre l’entreprise. La mort de Georges Pompidou mettait un terme à l’initiative. Il reviendra au président Valéry Giscard d’Estaing de faire passer la réforme et à son ministre de la Santé, Simone Veil, au cabinet de laquelle Pierre Simon est à nouveau conseiller technique, d’assumer publiquement le poids de ce qu’on appelle désormais la loi Veil. En 1981, Pierre Simon apporte son soutien, aux côtés de Raymond Aron, au président Giscard d’Estaing.
Premier parmi les maçons
En 1969, Pierre Simon accède à la grande maîtrise de la Grande Loge de France, magistrature suprême dans l’ordre maçonnique. Parcours singulier que celui de ce frère maçon qui n’a occupé que deux plateaux celui de vénérable et de grand-maître. Parmi ceux qui ont marqué sa carrière de maçon, il faut citer les noms de Henri Tort-Nouguès qui unissait deux clochers, auquel est dédicacé De la Vie avant toute chose. Grand maître de la Grande Loge de France jusqu’en 1971 il sera réélu en 1973 pour deux ans. Son passage à la tête de la Grande Loge de France a marqué l’histoire de la maçonnerie. Comme pour la société, il s’agit alors pour lui de sortir la franc-maçonnerie de son archaïsme et de la faire entrer dans son siècle. À travers sa mandature, c’est d’abord une vision philosophique de la maçonnerie qui s’exprime. Les loges doivent être les "laboratoires de la société" selon une démarche qu’il a lui-même relatée dans son dernier ouvrage La Franc-maçonnerie. Pierre Simon est convaincu que le franc-maçon doit agir dans la cité. Ainsi la loi Neuwirth résulte-t-elle, pour partie, d’une étude menée dans le cadre de la Grande Loge de France sur le thème de l’impact de la technique sur la morale sociale.
Du premier mandat de Pierre Simon date la reprise des relations entre la franc-maçonnerie et l’Église. En 1738 le pape Clément XII avait excommunié les maçons par sa bulle In eminenti, excommunication réitérée par le Pape Benoît XIV en 1751. Deux siècles et 20 années plus tard, en 1971, Pierre Simon convie Mgr Pézeril, évêque auxiliaire de Paris, à s'exprimer ès-qualités à la Grande Loge de France, poursuivant un dialogue entamé avec le Révérent Père Riquet que Pierre Simon avait reçu en tenue blanche fermée dès 1969. La réception de Mgr Pézeril – et son expression devant les membres de la Grande Loge de France – longuement négociée au plus haut niveau, et à laquelle contribuèrent Jacques Fauvet, directeur du Monde, son spécialiste des affaires maçonniques Alain Guichard et le représentant du cardinal Koenig, chef du département des non-croyants au Vatican, eut un retentissement considérable : aucun évêque français n’avait été reçu en loge depuis la Révolution. Ce dialogue entre chrétiens et franc-maçons, Pierre Simon qui en est à l’origine l’a voulu passionnément. "Ce sera l’une des fiertés de ma vie d’avoir accompli l’un des gestes qui l’ont rendu possible, d’avoir préparé modestement, dans l’effusion du sacré, la conjonction des initiés." (6)
Lors de ses deux mandats de grand-maître Pierre Simon s’est attaché à tisser des liens étroits avec l’outre-mer qu’il avait appris à connaître pour y avoir travaillé à installer le contrôle des naissances. Il fut le premier grand-maître à se rendre aux Antilles et dans l’Océan Indien où il créa la première Loge sur l’île de la Réunion en 1974, "La Réunion fraternelle", ainsi qu’en Polynésie. Il fut enfin le premier grand-maître à être reçu à l’Élysée et à se voir ainsi reconnu dans sa fonction par le pouvoir politique.
Concevant la maçonnerie comme détentrice tradition sur laquelle s’appuyer, il fut à l’origine de la création du Musée maçonnique de la Grande Loge de France. Conscient de la nécessité d’entretenir la réflexion et un mode opératif de maçonnerie, Pierre Simon fonde, en 1970, les "Journées de Royaumont" qui réunissent en l’abbaye de Royaumont, chaque week-end de Pentecôte, une centaine de maçons responsables présents et futurs de l'obédience, pour réfléchir sur la démarche initiatique. La franc-maçonnerie et la Grande Loge de France, dans laquelle il fut sa vie durant un membre actif, possédait cette caractéristique selon lui d’être à la fois un centre de réflexion et d’action. Il œuvra jusqu’au bout en ce sens, poussant ses frères maçons à s’investir dans les différents débats de société. En 1988, il mène une mission officieuse en Nouvelle-Calédonie. En 2003, ses frères célèbrent son jubilé, après cinquante ans de vie maçonnique, et en 2007 il est élevé au grade honorifique de "Vénérable Maître d’honneur" de "La Nouvelle Jérusalem", sa loge-mère.
"Un solitaire très entouré" : la réflexion sur l’éthique
Premier expert nommé auprès la Cour d’Appel de Paris en matière de sexologie, Pierre Simon poursuit, au cours des années 1980, son action en faveur d’une nouvelle gestion du concept de vie en militant en faveur des techniques de procréation médicalement assistée mais en œuvrant aussi à la réforme de la période de la fin de vie. En 1980, il crée, avec le sénateur Henri Caillavet, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité qu’il animera durant un certain nombre d’années.
Dans les années 1990, il étend la réflexion scientifique à la sociologie. À la demande de François Mitterrand, en 1989, lors du 200e anniversaire de la déclaration des Droits de l’Homme il prononce un discours en Sorbonne : "La maîtrise de la vie : un nouveau droit de l’homme", dans lequel il montre comment la gynécologie, en particulier par son implication législative, a su rendre la société française adulte. Intrication interdisciplinaire : science/politique/maturité nationale. En novembre 1991, devant 900 gynécologues réunis aux Journées de fertilité et d’orthogénie, il développe, à travers un discours intitulé "Notre discipline naquit du refus", l’impact du médical sur la transformation de la société. En 1993, il est nommé Président du 4e séminaire de sexualité humaine et de gynécologie psychosomatique et mêle les niveaux de réflexion à travers une réflexion intitulée "La gageure de vivre ensemble : un parcours initiatique". Durant toutes ces années, il suit la mise au point de nouvelles molécules contraceptives. En 2001, il organise et préside le Congrès mondial de Sexologie à Paris, un congrès qu’il souhaite pluripartite. Enfin, il est nommé administrateur de l’Institut Alfred Fournier.
Pierre Simon fut d’abord un homme des lieux. La rive gauche où il avait planté ses racines, entre bistrots et librairies, une fois pour toutes, et l’appartement du boulevard Saint- Germain d’où il contemplait la capitale en ses quatre points cardinaux ; Montparnasse et Saint- Germain-des-Prés qu’il fréquenta à l’époque des peintres et des écrivains ; La Brasserie Lipp, à proximité de chez lui, où a pu se retrouver pendant plus de trente ans, tous les soirs, avec les représentants du monde politique et de la société civile. Bien plus tard, au moment de la chute du gouvernement Chaban-Delmas, Pierre Simon posera ses bagages dans le Vexin français où un grand compas maçonnique orne la cheminée à la place qui était la sienne dans l’ancienne demeure de Claude Autant-Lara.
Il fut un homme des îles, passant tous les étés depuis le début des années 1960 sur l’île de Port-Cros, au "Manoir", où il partageait une bergerie avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud et où, sous la houlette de Madame Henry d’abord puis de Pierre Buffet, se réunissait une société amoureuse des lettres et des arts. Il y fit, notamment, la connaissance d’Eugène Claudius-Petit, grand résistant et ministre du général De Gaulle qui lui apporta son appui du haut de la tribune de l’Assemblée lors du vote de la loi Neuwirth. À l’île Maurice, une longue amitié le liera au Dr Elias Cadinouche, un des grands médecins de l’île, avec le concours duquel il avait implanté la franc-maçonnerie dans l'île. Il aimait la luxuriance, à travers les vers de Saint-John Perse et la force du rhum, de la Caraïbe dont les îles Moustique et Saint-Barth où il lui avait été proposé, un temps, d'être candidat à la mairie.
L’appartement parisien enfin, la collection de maternités pré-colombiennes et le bureau où, assis dans le fauteuil de l’empereur Guillaume II arraché aux Allemands et récupéré de la demeure paternelle, devant la longue table en chêne, il partagea durant cinquante années les confidences de milliers de patientes, maillon intermédiaire entre la main de Bouddha et la statue du moine. Entretenant avec chacune un lien particulier, il puisait dans la richesse de son métier de gynécologue-obstétricien la force de ses combats. Il fut également un homme de tradition, s’inscrivant dans la longue chaîne du judaïsme, heureux de pouvoir transmettre à ses petits-enfants, Joachim (né en 1988) et Anaïs (née en 1990) dont il fut très proche à la fois l’amour des hommes et de la culture. "La pensée initiatique n’a (..) cessé d’éclairer mon cheminement, de donner un sens à mes recherches. Elle m’apprit à réexaminer la mort qui fournit à la vie ses contours. À déceler aussi qu’un ordre préside à l’agencement du monde et que chacune de nos actions peut y contribuer. Enfin, que toute la science humaine ne vient à bout de la vérité qu’en s’inscrivant dans le livre de la Tradition." (7)
S’il ne rechercha jamais les honneurs de la République, Pierre Simon bénéficia jusqu’à la fin de sa vie de l’aura du grand médecin et du maçon qu’il avait été. Il fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en juin 1997 après avoir refusé la distinction à plusieurs reprises, puis officier sur proposition du Président de la République en janvier 2008, mais mourra avant d’être décoré.
Le dernier livre auquel il travaillait s’intitule La Brèche. Il s’agissait pour lui à la lumière du demi siècle écoulé de montrer comment le sociologique peut avoir un impact sur le physiologique. Fondateur de l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité), il lutta jusqu’au bout contre un cancer, soutenu par son amour de la vie. À travers d’ultimes rencontres, Pierre Simon aura eu la chance de se reconnaître des héritiers, porteurs du souci qui était le sien pour ses contemporains. En 2007, à l’instigation du Pr Emmanuel Hirsch, directeur du secteur éthique de l’Assistance Publique-Hopitaux de Paris, est créé le Prix "Éthique et société - Pierre Simon" qui place au centre de sa démarche le concept de "vie" et l’éthique comme vision philosophique générale de la valeur de l’homme. Le 17 novembre 2007, le premier Prix est remis en sa présence à la faculté de Médecine. Aux côtés de l’équipe qui a œuvré pour ce prix, et dont il a partagé les travaux la première année, Pierre Simon a pu avoir ainsi le sentiment d’avoir transmis le flambeau. Celui qui avait décidé de consacrer une partie de son existence à rendre la société plus adulte écrivait : "Je puis affirmer, tête haute, que du premier au dernier jour, j’ai tenu ma promesse. Je quitterai ce monde tête haute et espérant que de nombreux frères et confrères saisiront le relais".
Tel est le testament qu’il nous laisse. "Cette vie qui nous vint si longtemps d’un souffle de Dieu posé sur notre argile, c’est comme un matériau qu’il faut la considérer désormais. Loin de l’idolâtrer, il faut la gérer comme un patrimoine que nous avons longuement, patiemment rassemblé, un héritage venu du fond des millénaires, dont nous avons, un instant, la garde. Telle est, à mes yeux, la seule façon d’aimer vraiment la vie et de la partager avec les hommes, mes frères."
Bibliographie
ed. Don Quichotte, mars 2018, 336 p. |
Filmographie
Emissions de radio et télévision
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