L'AFFAIRE DREYFUS
- suite et fin du dossier -
PREMIERE TENTATIVE DE REVISION
Le Procès
Esterhazy
Il ne s'agit encore que de quelques voix isolées, dénuées
de possibilité d'action immédiate. Mais bientôt l'imprévu
surgit à nouveau : Bernard Lazare a fait vendre sur les
boulevards de placards reproduisant côte-à-côte le
bordereau et des lettres de Dreyfus. Un banquier, Castro,
lisant l'un de ces placards, reconnaît l'écriture d'un
client : Esterhazy. Il prévient aussitôt Mathieu Dreyfus.
L'impulsion est donnée, et Mathieu joint ses conclusions
à celles de Scheurer-Kestner pour accabler Esterhazy : il
le dénonce par lettre au général Billot, ministre de la
Guerre, le 15 novembre. Le général Pellieux est chargé
d'ouvrir l'enquête.
Aussitôt la presse de droite ouvre le feu : un article de
La Libre Parole, probablement écrit par Henry, accable
Picquart qu'il accuse d'être l'âme du complot contre
Esterhazy. Le Figaro publie des lettres d'Esterhazy, où
le comte s'y montre sous un jour particulièrement peu
patriotique. Le général de Pellieux conclut son rapport
en transférant Esterhazy en Conseil de guerre. Mais il
demande aussi une commission d'enquête pour la mise en
réforme de Picquart. Esterhazy est acquitté en trois
minutes, à l'unanimité. Picquart est interné au
Mont-Valérien, puis expédié en Tunisie. Quant à
Scheurer-Kestner, il n'est pas réélu vice-président du
Sénat.
Malgré ce rebondissement, l'Affaire Dreyfus retombe au
point mort : la première tentative de révision a échoué.
Le soutien de la presse n'a pas été suffisant, et la
presse de droite a suffisamment montré sa puissance lors
de l'affaire Esterhazy. Ni les pouvoirs publics, ni le
Parlement, n'ont voulu rouvrir la querelle. Qui oserait
résister à de telles puissances ?
"J'accuse"
Cette audace, seul un homme isolé pouvait l'avoir.
L'écrivain Emile Zola, écoeuré depuis plusieurs années
par les campagnes nationalistes et antisémites, tôt
convaincu de l'innocence de Dreyfus, s'engage dans la
lutte par Sa
Lettre ouverte au président de la
République. Puisque c'est la presse qui, pesant sur le
gouvernement plus encore que sur l'opinion, étouffe toute
chance de révision, c'est par la presse que Zola décide
d'accomplir l'acte dont Jules Guesde dira qu'il fut "le
plus grand acte révolutionnaire du siècle". En quelques
heures, plus de 200 000 exemplaires de "
J'accuse", publié
dans
L'Aurore le 13 janvier 1898, sont vendus. C'est "la
plus grande journée de l'Affaire", celle qui, en tout
cas, restitue au moment désespéré, force et confiance aux
partisans de Dreyfus. Zola vient de porter un coup
décisif devant l'opinion. Finies les interventions
politiques et les pétitions silencieuses. Le débat est
maintenant dans la rue. C'est Zola qui, en moins d'un
mois, donne à l'Affaire Dreyfus sa dimension nationale.
Aux pouvoirs publics de se défendre !
Sous la pression du parlement, le président du Conseil
doit accepter d'attaquer Zola en justice. la vraie
bataille va commencer. Dreyfus, devenu un mythe grâce à
Zola, reste au centre du conflit. Les dreyfusards sont
eux-mêmes surpris de l'ampleur que prennent les choses.
Comme il doit être traduit devant une juridiction civile,
Zola pense pouvoir porter directement l'Affaire devant
l'opinion, et refaire un jugement sans huis-clos, sans
dossier secret, en toute clarté, comme s'il s'était
substitué à Dreyfus.
A partir de ce moment critique, l'Affaire va suivre deux
cours parallèles :
- D'une part, l'Etat va utiliser son appareil répressif
pour imposer la réduction du procès Zola à une simple
affaire de diffamation, et pour éviter de lier le cas
Zola au cas Dreyfus, déjà jugé.
- D'autre part, la bataille d'opinion va tenter, en dehors
des cadres de l'Etat, de forcer la main, qui du
gouvernement, qui des juges de Zola, pour obtenir, pour
les uns, la révision du procès Dreyfus, pour les autres,
la condamnation de l'auteur de "J'accuse".
La France entière est divisée. C'est l'époque où le caricaturiste antisémite Caran d'Ache, transposant ironiquement le drame dans le cadre d'un dîner de famille petit-bourgeois, note la légende : "
Surtout, ne parlons pas de l'Affaire, et plus loin, les mêmes personnages, vaisselle brisée, rixe générale, et la légende : "
Ils en ont parlé". C'est en effet en dehors du
procès Zola que les clans s'affrontent. Et finalement,
Zola est condamné au maximum : 3 000 francs d'amande et
un an de prison. La deuxième tentative de révision
échoue. La "raison d'Etat" triomphe.
Picquart et Zola disparus ; Jaurès, Clémenceau et Reinach
hors du Parlement (ils ne sont pas réélus aux élections de
1898), quelle chance les partisans de la révision ont-ils
encore de triompher ? Zola écrit : "Je n'espère plus que
dans l'inconnu, dans l'imprévu. Il nous faut le coup de
foudre tombant du ciel". Ce coup de foudre, ce sera la
découverte du "faux Henry", le 13 août 1898.
LA MARCHE A LA REVISION
La découverte
du "Faux Henry"
Le 30 août 1898, l'agence de presse Havas publie le
bulletin suivant :
"Aujourd'hui, dans le cabinet du ministre de la Guerre, le
lieutenant-colonel Henry a été reconnu et s'est reconnu
l'auteur de la lettre en date d'octobre 1896, où Dreyfus
est nommé. Le ministre de la Guerre a dordonné
immédiatement l'arrestation du lieutenant-colonel Henry,
qui a été conduit à la forteresse du Mont-Valérien."
Que s'est-il passé ? Emu par les campagnes de presse qui
affirment la nullité des pièces du dossier, le général
Cavaignac, nouveau ministre de la Guerre, a ordonné un
nouvel examen. Un officier anti-dreyfusard de son cabinet,
le capitaine Cuignet, s'est aperçu que la pièce signée
"Alexandrine", dont le Ministre avait fait été à la
tribune, n'avait pas été écrite sur un papier homogène. Il
en avertit Cavaignac, qui convoque aussitôt Henry.
Celui-ci commence par nier, mais finit par avouer qu'il a effectué une falsification, "
pour donner plus de poids à
la pièce".
Le lendemain, entre 3 et 4 heures de l'après-midi, Henry
se tranche la gorge avec un rasoir que l'on a laissé dans
sa cellule.
La presse anti-dreyfusarde est consternée. La Libre Parole
commémore Henry en ces termes : "une âme simple, un
fervent de l'uniforme, affolé par la campagne juive." Mais
dans l'ensemble, la presse reconnaît la nécessité de la
révision. Qui peut s'y opposer ? L'Univers analyse ainsi
l'état de l'opinion publique : "elle ne prend pas parti
pour la révision, elle prend son parti de la révision."
Demande
en révision
Lucie Dreyfus dépose une demande en révision du procès de
1894. L'Arrêt de renvoi de l'Affaire au Conseil de Guerre
est publié le 3 juin 1899. Il est motivé par la
communication illégale au jury de la pièce secrète "
ce
canaille de D..." lors du premier Conseil de Guerre, et
par les nouvelles expertises du bordereau.
Les conséquences de l'Arrêt sont immédiates : Zola rentre
en France (il s'était réfugié en Angleterre), Picquart est
libéré, Mercier est accusé de communication illégale de
pièce. L'affichage de la décision de la Cour est voté à la
Chambre. Le parti Dreyfusard a obtenu une victoire
décisive.
Le 5 juin 1899, à midi et demi, le surveillant-chef entre
précipitamment dans la case de Dreyfus, à l'Ile du Diable,
et lui remet une note :
"Veuillez faire connaître immédiatement au capitaine
Dreyfus le dispositif de cassation ainsi conçu : "La cour
casse et annule le jugement rendu le 22 décembre 1894
contre Alfred Dreyfus par le premier Conseil de guerre du
gouvernement militaire de Paris, et renvoie l'accusé
devant le Conseil de Guerre de Rennes, etc."
Le capitaine
cesse d'être soumis au régime de déportation et devient
simple prévenu ; il est replacé dans son grade et peut
reprendre son uniforme.
"Ma joie, écrit Alfred Dreyfus, fut immense, indicible.
J'échappais enfin au chevalet de torture où j'avais été
cloué pendant cinq ans... L'aube de la justice se levait
pour moi".
VERS LA REHABILITATION
Le procès
de Rennes
A la seconde Cour martiale : Dreyfus dénonce le général
Mercier |
Quand il paraît dans la salle de l'école de Rennes
transformée en tribunal, c'est enfin la réalité physique
du martyr oublié qui s'affirme. Enfin l'homme, dépourvu du
mythe. Devant le malheureux, Barrès oublie un instant sa
passion :
"Une boule de chair vivante, disputée entre deux camps de
joueurs et qui, depuis six ans, n'a pas eu une minute de
repos, vient d'Amérique rouler au milieu de notre
bataille."
Il est étonnant que parmi tant de contemporains, personne n'ait pu laisser
de Dreyfus un témoignage non passionnel. Cela faisait malheureusement
partie de son mythe que d'être antipathique. Clémenceau, son défenseur
archarné, ne l'aime pas. Etait-il cependant si difficile d'admettre que
Dreyfus était officier, patriote, et qu'aux pires moments, il se montrait
soucieux d'indiquer par son maintien, par sa dignité et jusque par sa
raideur, qu'il ne recherchait pas autre chose que la justice de ses pairs, et
non l'appui de ses partisans ? Pouvait-il être autre chose que le capitaine
Dreyfus ? Léon Blum le note à bon droit : "
S'il n'avait été
Dreyfus, aurait-il même été dreyfusard ?".
C'est sur la personne du général Mercier, bien plus que sur
celle de Dreyfus que se concentre, pour l'opinion, tout l'intérêt
du procès. Jusqu'au bout, les juges conserveront l'impression que le
gouvernement et le général Mercier ne veulent pas leur dire la
vérité, et cette pression morale est plus forte que les preuves.
Après délibération, le verdict, acquis par cinq voix
contre deux, se prononce à nouveau pour la culpabilité à
laquelle on ajoute les "circonstances atténuantes", et
condamne Dreyfus à dix ans de travaux forcés.
Cette solution invraisemblable suscite les commentaires
les plus passionnés :
"il est incroyable, dit Jaurès, et
sans précédent que l'arrêt qui attribuait à Esterhazy le bordereau sur lequel, en 1894, Dreyfus avait été condamné
n'ait pas trouvé dans l'organe du Ministère public à
Rennes le défenseur qui lui était dû à la Cour de
Cassation."
A aucun moment il n'a été question de la culpabilité
d'Esterhazy. Dreyfus seul, comme en 1894; comme si rien ne
s'était passé depuis, est mis en cause, et de telle façon
qu'il ne peut être défendu. Pour tous ses partisans, c'est
un effondrement.
Dreyfus
gracié
Dans le monde entier, l'indignation s'étale au grand jour, on assiste
à des manifestations anti-françaises dans vingt capitales, la
presse mondiale est scandalisée.
A. Dreyfus en 1906
|
Cependant, le gouvernement sort de son inaction et propose
de gracier Dreyfus, qui signe aussitôt son pourvoi en
cassation. Clémenceau s'en indigne : "Après avoir soulevé
tout un peuple pour la justice, il est immoral de lui
demander de retourner chez lui avec la grâce d'un
individu." Jaurès est de cet avis, mais Reinach et Bernard
Lazare soutiennent, avec Mathieu Dreyfus, que seule ma
grâce peut mettre un terme aux souffrances de leur
malheureux ami. "Bon ! ricane Clémenceau, vous voilà
d'accord avec l'état-major."
Dreyfus, lui non plus, n'était pas partisan du recours en
grâce. Non pas, parce qu'il rejoignait Clémenceau dans le
désir de faire triompher les principes dreyfusistes, mais
parce qu'il craignait que la grâce ne lui ferme
définitivement la voie de la réhabilitation. Il a fallu
toute la persuasion chaleureuse de son frère et de Bernard
Lazare pour qu'il accepte.
Dès lors, la presse et l'opinion publique se
désintéressent de l'Affaire.
EPILOGUE
Malgré la presse, malgré la pression de l'opinion mobilisée,
le gouvernement, et avec lui la République, ont enfin assimilé
l'Affaire. Le jugement de Rennes est un acte politique décisif : l'apaisement
en est issu. Il n'est pas question de rechercher les vrais coupables : pour
tous, la règle est l'amnistie.
La réhabilitation de Dreyfus se fera quelques années plus
tard, sans passion. Après l'amnistie votée à la Chambre,
la Cour de Cassation annule le jugement de Rennes le 12
juillet 1906, disant qu'il a été prononcé "par erreur et à
tort". Dreyfus sera nommé chef de bataillon.
Mais il fallait que l'imagination populaire trouvât dans
l'Affaire, à son épilogue, une autre image d'Epinal : ce
fut le 21 juillet 1906, dans la même cour de l'Ecole
militaire où avait eu lieu la dégradation, la cérémonie de
la décoration de Dreyfus : il reçut en effet la Légion
d'Honneur des mains du général Gillain, en présence de
Picquart, promu général. Ainsi Dreyfus était-il lavé,
d'abord de la condamnation injuste, mais aussi du
"dreyfusisme".
Bibliographie
sommaire
- L'Affaire, J.D. Bredin, Ed. Julliard, 1983
- L'Affaire Dreyfus, P. Miquel, Paris P.U.F., Que sais-je
? 1959
- Pour le meilleur et pour le pire, P. Girard, Ed. Bibliophane,
1996
- The Dreyfus Affair - truth and Justice, N. Kleebatt,
1987
- Les Juifs de France à l'époque de l'Affaire
Dreyfus, M. Marrus, Ed. Calmann-Lévy, 1972
- Meurtre à l'Aurore, N. Weill, Ed.Calmann-Lévy,
1994
- Mensuel L'Histoire - Spécial - L'Affaire Dreyfus, vérités
et mensonges, 1994
- Le grand rabbin Zadoc Kahn et l'affaire Dreyfus - Julien Weill in Zadoc Kahn, Paris, Félix Alcan 1912, ch. 5 pp. 216-223
Sites Web sur l'affaire Dreyfus :
- Association "Monument Dreyfus"
: appel à la création et mise en place d’une sculpture originale dans l’espace public de la ville de Mulhouse à la mémoire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus survenue le 12 juillet 1906
Index
des noms cités
- Barrès Maurice : écrivain français nationaliste,
anti-dreyfusard et défenseur de l'Armée
- Billot, général : ministre de la Guerre en
1896
- Blum Léon : contemporain
de l'Affaire Dreyfus d'origine juive, a écrit Souvenirs sur
l'Affaire. Dans les années 1934-36, sera président
du Conseil à l'époque du Front populaire.
- de Boisdeffre, général : chef d'Etat-major
au début de l'Affaire Dreyfus (1894)
- Caran d'Ache Forain : caricaturiste anti-dreyfusard
- Cavaignac : ministre de la Guerre à partir de janvier
1898
- Clémenceau Georges : rédacteur en chef du journal
L'Aurore au moment de l'Affaire; dreyfusard acharné ;
futur ministre et président du Conseil
- Dreyfus Lucie : épouse d'Alfred Dreyfus ; luttera
pour la réhabilitation de son mari
- Dreyfus Mathieu
: frère d'Alfred Dreyfus, et le premier à prendre sa défense
- Drumont Edouard : journaliste farouchement antisémite,
à la tête du journal La Libre Parole
- Dupuy Charles : président du Conseil au début
de l'Affaire Dreyfus
- Esterhazy : véritable auteur du "bordereau" qui constitue
la charge principale contre Dreyfus
- Gonse, général : sous-chef d'Etat-major
- Henry, commandant : travaille au Service des Renseignements
; persuadé de la culpabilité de Dreyfus ; s'avouera auteur
du "Faux Henry" et se donnera la mort en prison
- Jaurès Jean : député socialiste ; défend
Dreyfus à partir de 898 ; deviendra l'un des dirigeants du parti
Socialiste et mourra assassiné en 1914
- Kahn Zadoc
: grand rabbin de France au moment de l'affaire
- Lazare Bernard : écrivain, le premier juif à
prendre la défense de Dreyfus ; auteur de L'antisémitisme,
son histoire et ses causes (1894)
- Méline Jules : président du Conseil entre août
1896 et 1898
- Mercier, général : ministre de la Guerre au
début de l'Affaire Dreyfus
- Panizzardi : attaché militaire italien à Paris
- du Paty de Clam : enquêteur chargé de l'instruction
préliminaire de Dreyfus, notamment de la "dictée"
- Péguy Charles : écrivain français défenseur
de Dreyfus ; racontera ses souvenirs de l'Affaire dans Notre jeunesse
- Périer Casimir : président de la République
a début de l'Affaire Dreyfus
- Picquart, commandant : nommé Chef du Bureau des Renseignements
en 1895, persuadé de l'innocence de Dreyfus, il est écarté
de l'Etat-major et muté en Tunisie
- Proust Marcel : écrivain juif dreyfusard ; évoquera
longuement l'Affaire dans sa Recherche du temps perdu
- Reinach Joseph : homme politique français d'origine
juive, siège comme député à l'époque
de la condamnation de Dreyfus, dont il prend très tôt la
défense ; auteur d'une Histoire de l'Affaire Dreyfus en
sept tomes
- Sandherr, colonel : chef d'état-major au début
de l'Affaire Dreyfus
- Scheurer-Kestner Auguste : vice-président du Sénat
; celui par qui l'Affaire entre au Parlement ; l'un des premiers défenseurs
de Dreyfus
- Schwarzkoppen : attaché militaire allemand à
Paris
- Zola Emile : écrivain français, auteur de l'article
J'accuse publié dans L'Aurore en 1898