On n'a peut-être pas assez remarqué le rôle de premier plan qu'ont joué, dans la renaissance contemporaine du judaïsme en France, les Cahiers de la Quinzaine, de Péguy. C'est là que fut publié pour la première fois en France le Chad Gadya de Zangwill, dont André Spire a raconté la profonde impression qu'il fit sur lui et sur ses amis. C'est là que Fleg donna la première version de son Ecoute, Israël. Dans l'entourage même de Péguy, on trouve beaucoup de juifs, et cet esprit pour qui la vraie morale était "la morale de bande" exerçait sur eux une influence diffuse, mais certaine, en faveur d'un retour à leurs traditions propres, analogue à ce retour qui le ramenait lui-même de Marx à Jeanne d'Arc. Il leur apprenait, nous dit-on, à faire leur prière, "leur prière juive, naturellement".
Parmi eux, il en est un qui fut pour lui le "Juif " par excellence - le plus proche de lui d'ailleurs par le caractère - le plus proche par l'amitié. Dans cet admirable livre, Notre Jeunesse, où par ailleurs on trouve des pages d'une rare profondeur sur la mystique juive et sur l'antisémitisme, Péguy a tracé de son ami un portrait inoubliable. Mais il ne l'a pas raconté, il ne l'a pas expliqué, et on peut dire sans hésiter que le nom .de Bernard-Lazare ne rappelle plus rien de précis à la jeunesse actuelle. Pourtant la vie de celui qui fut, d'après Péguy, "le prophète et le chef de son peuple dolent", illustre d'un exemple frappant l'histoire de toute une génération. Sur la route qui mène au judaïsme, et qu'ont suivie tant d'intellectuels juifs de sa génération, il est un de ceux dont nous saisissons le mieux l'évolution. L'histoire de sa pensée ne peut nous être indifférente.
Il s'appelait Lazare Bernard et il était né à Nîmes le 15 juin1865, d'une de ces familles juives du Midi, peut-être venues avant les Francs, même avant les Romains, et qui en tout cas ne se souvenaient pas d'avoir jamais vécu ailleurs que dans le Midi de la France. Un trisaïeul de sa mère avait été, dit-on, argentier du pape en Avignon. A Nîmes, les Juifs vivaient paisiblement depuis des siècles, sous la protection de l'évêque ; leurs maisons entouraient la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Castor. Cette protection, d'ailleurs, était depuis longtemps inutile. Depuis la Terreur Blanche, où les maisons juives et protestantes avaient été pillées (2), les Juifs de Nîmes vivaient dans la plus parfaite tranquillité : encore la Terreur Blanche elle-même n'était-elle aucunement dirigée contre eux en tant que Juifs, mais en tant que libéraux. Il reste une vieille locution en patois : "effrayé comme un Juif". Le sens, depuis longtemps, en est perdu.
La communauté israélite de Nîmes était, au début de la Troisième République, très unie et très pratiquante. Le père de Lazare Bernard ne manquait pas de célébrer chez lui les anciennes fêtes, et le caractère intime et familial de la religion, sensible naturellement dans le culte domestique, ne l'était pas moins au temple, comme il est naturel dans une petite communauté où'tout le monde se connaît. Mais les Juifs étaient loin de vivre entre eux. Ils fréquentaient catholiques et protestants, y compris la noblesse locale, comme les Bernis qu'on voyait souvent chez les Bernard, et le clergé, nullement enclin dans le Midi à l'antijudaïsme. L'éducation des enfants n'avait d'ailleurs rien de juif. L'étude de l'hébreu était depuis longtemps délaissée dans le Midi. Le passage de la Bible que le jeune juif de treize ans doit lire solennellement au temple était appris par coeur sans être traduit, de même que les prières usuelles ; le sens des fêtes était tout à fait inconnu aux jeunes israélites de Nîmes ; Lazare respectera toujours ces vieux usages démodés, par respect pour ses parents, mais sans leur attacher la moindre valeur. "On le voyait, les soirs de Pâque, écouter la Hagada lue par le père de famille, tandis que ses frères, et particulièrement celui qu'on nommait le carabin, puisqu'il était le futur chirurgien, trouvaient la lecture un peu longue et chuchotaient la phrase finale : "Et maintenant on se lave les mains et on soupe !" (3).
L'éducation classique aidant, le jeune Bernard, lorsqu'à l'exemple de toute la jeunesse juive du Midi, il partit pour Paris une fois finies ses études secondaires (4), était devenu tout à fait incroyant. Il le restera toute sa vie. Naturellement il était très sincèrement athée. "Ce n'était pas alors la métaphysique dominante seulement, c'était la métaphysique ambiante, celle que l'on respirait, une sorte de métaphysique climatérique, atmosphérique, qui allait de soi, comme d'être bien élevé; et en outre il était entendu positivement, scientifiquement, victorieusement, que ce n'était pas, qu'elle n'était pas une métaphysique ; il était positiviste, scientificiste, intellectuel, moderne, enfin tout ce qu'il faut ; surtout il ne voulait pas entendre parler de métaphysique" (5).
Le jeune Bernard, en arrivant à Paris, s'inscrivit à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, où il suivit les cours de l'abbé Duchesne sur l'histoire des religions. Mais il était Surtout parti de Nîmes pour faire de la littérature. A Paris, il retrouva son cousin Georges Michel (Ephraïm Mikhaël). "Ils étaient, nous dit M. Fernand Crémieux (6) unis par la plus vive affection et par un désir juvénile de gloire." Camille Bloch, Collière, Mikhaël, Quillard formaient un groupe d'intimes qui s'étaient 'baptisés du nom de "Blockomiki". Autour d'eux "gravitait toute une petite académie de poètes : Maeterlink, Paul Roux, Vielé-Griffin, Ajalbert, Fénéon, Moréas, Darzens ; Mendès aussi, et, plus haut que tous, Villiers de l'Ile Adam, leur idole." "Voilà des jeunes gens, écrivait Théodore de Banville dans la préface de la .revue qu'ils venaient de fonder La Pléiade, voilà des jeunes gens qui sont jeunes, et des amis qui ont de l'amitié les uns pour les autres. Ce qu'ils conservent et gardent fidèlement, c'est le culte d'une amitié fondée, non sur des circonstances arbitraires et quelconques, mais sur la religion de l'art divin, qui leur est commune à tous" (7).
Avant d'être une "école", le symbolisme fut ce groupe d'amis. "Le symbolisme, écrit M. Fontainas (qui en fut), c'est l'ensemble des jeunes gens de 1885, 1900 et de plus tard encore, qui ont résolu de se défendre contre l'emprise d'une école, qui ont lutté contre l'école dont Emile Zola fut le chef incontesté. Ils furent également les adversaires du Parnasse, cette réduction, selon eux, stérilisante et creuse, du romantisme et de l'art de Victor Hugo" (8). Ils eurent surtout la prétention de n'être pas une école, ce qui fait qu'il est assez difficile de dire quels sont leurs traits communs. Bernard Lazare va nous y aider. A Zola et aux Parnassiens, il oppose "le maître hautain et vénéré vers qui va notre admiration respectueuse : Leconte de l'Isle !" (9). Il essaye une définition du symbolisme : "Il sera permis de trouver plus spécialement le symbolisme dans l'art de se servir d'images analogiques et d'exprimer des idées abstraites par des mythes, sinon par des allégories" (10). Il dit autre part, "La poésie deviendra pour nous, si vous le voulez bien, l'art d'enclore les symboles en des phrases précises, et d'enfouir des mystères au sein d'images concrètes... Le seul Poète, dans l'absolu du mot, sera l'inventeur de mythes et de symboles., et ces symboles, il les saura vêtir de rythmes pompeux et variés, d'harmonies diverses, suivant sa nature et sans que le procédé de l'un puisse être déclaré supérieur à celui de l'autre" (11).
Les symbolistes se retrouvaient chez Bernard-Lazare (ainsi signera-t-il dlésormais) rue de Bruxelles, ou dans la chambre de Mikhaël, au Faubourg Poissonnière, ou encore au café d'Orient, en haut de la rue de Clichy, où Léon Dierx et Bernard-Lazare jouaient inlassablement au jacquet. Ils collaborent au Coq Rouge, fondé en Belgique par Verhaeren et Domolder, transfuges du groupe de "La Jeune Belgique" ; Bernard-Lazare, H. de Régnier et Fr. Vielé-Griffin y représentent l'élément français. Mais ils ont aussi un centre parisien, la "Librairie de l'Art indépendant", dirigée par l'étrange Edmond Bailly, éditeur de Henri de Régnier, de Pierre Louys et de deux périodiques d'un intérêt littéraire tout à fait inégal, une Revue documentaire de la tradition ésotérique et du symbolisme religieux, la Haute Science, et les Entretiens politiques et littéraires, fondés en 1890 par Leconte, Germain et Goudeau, et où l'on retrouve, avec Bernard-Lazare, Paul Adam, Viélé-Griffin, H. de Régnier et Ferdinand Hérold.
Le maître de cette jeunesse est Stéphane Mallarmé. Bernard-Lazare, admis à ses "mardis", nous en a laissé une description intéressante : "M. Stéphane Mallarmé n'est pas simplement un poète, il est aussi un théoricien, un éducateur et, si on a pu assez justement affirmer que son œuvre ait eu sur les jeunes gens peu D'action, on ne pourrait en dire autant de ses théories. Non qu'il les ait exprimées dans des écrits dogmatiques, comme les esthètes allemands ou anglais, mais il les a répandues par la parole, et ce fut là, en ce temps, son originalité... Le souvenir des soirées de la rue de Rome restera toujours dans la mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit auprès de lui, dans ce salon discrètement éclairé, auquel des coins de pénombre donnent un aspect de temple, ou plutôt d'oratoire. On parle bas dans ce salon, parce que même les intrus sentent confusément qu'on devrait y entendre seulement la voix du maître qui apparaît, adossé à la cheminée, tenant à la main la fine cigarette ou la pipe, dans l'attitude que Whistler a su si bien restituer au frontispice de l'édition populaire des oeuvres du poète"(12). Bernard-Lazare gardera toujours pour Mallarmé une grande admiration et une vive affection.
C'est Ephraïm Mikhaël qui avait présenté son cousin à tous ses amis. C'est également en collaboration avec lui que Bernard-Lazare fit ses débuts littéraires. La Fiancée de Corinthe est une pièce païenne, encore que les deux auteurs en soient juifs. Elle conte l'histoire d'une fiancée que sa mère, convertie à la nouvelle religion du Christ, consacre à Dieu ; elle entre dans un monastère et y meurt. Mais quand, d'un long, voyage, revient son fiancé, l'ombre de la jeune fille lui apparaît pour attester la fausseté du Dieu venu d'Orient, qui désarmais va régner "sur la terre triste, sur les bois où ne résonne plus le rire des amants, sur les villes où retentissent les lamentations des vierges" (13). Le christianisme vide lemonde de la joie et de la beauté antiques; il fait regretter les époques païennes. L'influence de Leconte de Lisle est visible, jusque dans l'orthographe des noms propres ! Korinthe, Posseidaôn, Hippolytès, Aias, etc. De même, on verra, dans le Miroir des Légendes, apparaître Mosché (Moïse), Oidipous, Jôkasté, Laios et la ville de Théba (14).
Ainsi "lancé" dans la vie littéraire, Bernard-Lazare devint rapidement le critique littéraire du groupe symboliste. Sa réputation fut bientôt faite, et ses articles des Entretiens et du Figaro furent très appréciés (15). Bernard-Lazare a un tempérament de polémiste. Il croit que "tout être qui vit d'idées doitles défendre contre les idées ennemies, et pour cela il doit cultiver sa haine contre ses adversaires" (16). Avec la fougue de la jeunesse, il attaque les "quatre faces " de "l'âme vile de la foule" : Théodore de Banville, ou la parodie sacrilège ; Fr. Coppée, ou le sentimentalisme niais ; A. Silvestre, ou l'affection pour l'ordure; C. Mendès, ou l'érotisme bas. Il n'épargnera pas non plus, dans les articles qu'il réunit en 1895 sous le titre Figures Contemporaines, J. Lemaître, pour lequel il est particulièrement violent, A. Theuriet, Sully-Prud'homme, Moréas même, qu'il raille sans méchanceté. Mais sa critique se fait bienveillante pour Léon Dierx, dont il admire la vie, "une admirable vie de rêveur et d'artiste, soucieux seulement de connaître ses songes et de les réaliser" (p. 90), pour Hérédia, pour H. de Régnier, en qui il voit le symboliste par excellence, pour Paul Adam. Gustave Kahn lui plaît aussi, et il explique par l'atavisme juif "le parallélisme des images et des idées, qui fut la base de la poésie hébraïque, et qui consiste à reprendre les tropes, les images; en aggravant ainsi leur valeur par une répétition voulue" (17). Enfin il dit toute son admiration pour Mallarmé.
Mais si l'influence de Bernard-Lazare comme critique fut grande, il ne se borne pas là. Ses contes sont une des plus jolies expressions de la pensée symboliste. On a dit de lui qu'il fut "un philosophe subtil et un parfait artisan de lettres" (18). En effet, tous ses contes, écrits dans une langue à la fois poétique et précise, recèlent une pensée parfois paradoxale, mais rarement banale. Le Miroir des Légendes, (1892) joue trop souvent avec des idées pour le plaisir du jeu. Dans l'Eternel fugitif, dans la Rédemption d'Ahasvérus, le symbole cache une idée chrétienne, que l'auteur ne partage certainement pas. D'ailleurs, les quelques contes juifs de ce recueil présentent un judaïsme de pure convention, tel que peut le voir l'écrivain non-juif le plus mal informé. L'Agonie des Esprits met en scène un Rabbi pythagoricien tout à fait invraisemblable, et dans Les Incarnations, la pensée voltairienne de l'auteur montre les Juifs ne reconnaissent le Messie que lorsqu'il s'incarne dans un entremetteur obséquieux, et les Chrétiens prêts à se convertir à ce Dieu qui ne leur convient pas moins. Dans La Porte d'Ivoire, les idées de l'auteur tiennent plus de place. Cinq péchés est une histoire édifiante, contée à rebours. Dans un autre conte, les Marranes (faux convertis) font pénitence, non d'avoir méconnu Jésus, mais d'être du peuple qui, pour le malheur de l'humanité, lui a donné un Dieu.
Cependant, Bernard-Lazare n'est pas un athée agressif. Un très beau conte, L'attente, nous parle d'un village dont les habitants espèrent la venue prochaine du règne de Dieu ; seul un Juif, croient-ils, empêche la réalisation de leur rêve, car pour que le Christ vienne, il suffit qu'il le reconnaisse librement. "Combien cet ironique solitaire est précieux à vos rêves que, sans lui, le temps insensible blesserait à mort... Mais quand, plus tard, je pensai à cette bizarre aventure, je me pris à désirer ardemment le jour où ces fantômes qui trompent la soif, la faim et le besoin, ne seront plus nécessaires aux hommes, parce que les hommes ne souffriront plus" (19). Car l'écrivain ne doit pas, enfermé dans sa tour d'ivoire, se désintéresser des souffrances humaines. Les jeunes désoeuvrés qui, par délassement, sombrent dans la poésie " mystico-décadente" exaspèrent Bernard-Lazare (20). Il ne faut pas croire que le poète doive se retirer de la vie, et se consoler des mépris de la foule par la contemplation de la beauté antique. "C'est la vieille chanson, dit un héros de Bernard-Lazare, la vieille illusion et le vieux leurre. La beauté a paru une fois, elle a régné eux âges lointains et la foule méchante l'a tuée... Et tout cela n'est pas vrai. Les formes changent et la beauté reste, car la beauté c'est la vie. Ceux qui, ne savent pas la voir autour d'eux, ce sont des embaumeurs de cadavres, les enlumineurs de momies" (21).
Le rôle de l'artiste n'est pas d'écrire pour une caste, ni même pour un pays. "Les grands poètes, les grands artistes appartiennent plus à l'humanité qu'à leur pays, ils ne touchent qu'aux sentiments généraux, et chez eux les sentiments suscités par la race, par le milieu, par les conditions particulières sont toujours subordonnés aux idées universelles" (22). "L'art pour l'art" est un nom pompeux donné à l'égoïsme. Gautier, pris comme symbole de cette doctrine, "a de l'art la conception que le bourgeois a de la vie" (p. 19). De même Bernard-Lazare n'a que mépris pour les poètes qui visent à ne pas être compris et cherchent le suces du cénacle : "Ils sont, ces décadents et ces prétendus symbolistes, la pourriture de la bourgeoisie" (23). Sa conception du rôle de l'écrivain s'inspire avant tout de deux grandes idées : la conception optimiste du monde et la nécessité absolue de travailler à la justice.
Il est remarquable que les deux idées soient des idées juives par excellence. L'éthique juive subsiste le plus souvent chez ceux-là même qui ont abandonné la foi israélite. Cela tient peut-être non pas tant à une éducation morale en ce sens qu'à l'absence de l'éducation contraire : l'enfant juif n'entend pas parler, comme l'enfant catholique, du péché originel et de la nature foncièrement mauvaise de l'homme depuis la première chute; le monde futur ne lui est pas présenté comme une compensation aux injustices de la terre. Quoi qu'il en soit, c'est par là que Bernard-Lazare, plus tard, rejoindra le judaïsme. C'est par ces deux idées également qu'il justifie sa conception de l'art : " L'essentiel pour lui (l'artiste) sera, à mon sens, de faire voir, dans le présent, le futur qui se prépare, la morale qui se transforme, la société de demain qui se crée. Le principe de cet art doit être que la vie est bonne et que ses manifestations sont belles. Ses laideurs sont le produit de l'état social. Pour rendre à la vie sa beauté, il faut donc que l'art it son tour aide à transformer la société et c'est ainsi que tout art social devient un art révolutionnaire" (24).
A Bernard-Lazare, la beauté grecque, jadis regrettée dans La Fiancée de Corinthe, ne suffit plus : il faut la Justice, et la Justice sera dans l'Anarchie.
Naturellement, c'est encore symboliquement que Bernard-Lazare exprime ses idées anarchistes, dans Les Porteurs de torches (1897). Un pauvre homme, Juste, victime de l'injustice sociale, rencontre sur sa route un vieillard appelé Marcus. C'est un "citoyen du monde, apôtre du genre humain, procureur de la vérité et orateur de la. justice" (p. 10). Juste fait visiter à ce personnage symbolique sa cité : Géronta, et là, par des contes et des apologues, Marcus répand une doctrine qui semble étrange à ses auditeurs, et qui n'est autre que l'anarchisme. La morale n'est qu'un instrument de domination. Le droit de punir n'existe pas; toute justice frappe des victimes, non des coupables : "Nul ne peut rendre justice sinon à soi-même" (p. 80). La charité même sincère, est vaine : "C'est parce que tu fais ainsi la charité que l'on supporte plus facilement le mal qu'en ne devrait pas supporter". Le colonialisme et la guerre éliminent l'élite " au profit des ploutocrates généralement rachitiques de la nation victorieuse" (p. 121).
La résignation même perpétue le mal (p. 240). Car le bonheur est "de pouvoir développer son être". "Tant que l'homme ne s'épanouira pas librement, tant qu'il sera soumis, tant qu'une catégorie d'individus absorbera la substance nécessaire à nourrir les autres, le bonheur n'existera pas" (p. 257).
Pour arriver à ce bonheur, une révolution est nécessaire. Ce n'est pas que Bernard-Lazare soit partisan de l '"action directe" : son anarchisme n'est pas celui de Vaillant et de Ravachol. Marcus arrête un pauvre paysan qui va étrangler un usurier, et comme Juste s'en étonne, il lui explique sa conduite : "La disparition de cet individu n'aurait pas changé l'ordre des choses et c'est un fort vilain tableau qie de voir étrangler quelqu'un" (p. 22).
Ce n'est pas non plus qu'il faille "mépriser le passé, haïr l'oeuvre des ancêtres. Non, mais il faut les continuer et non pas s'y complaire" (p. 196). "Hier vit en nous, il est notre substance, et c'est grâce à lui que nous pouvons goûter la splendeur du moment... Ce sont les morts qui éclairent notre route, les morts dédaigneux des hommages serviles, et bienveillants pour ceux qui savent les écouter. Ne méprise pas les morts qui te tendent le flambeau" (p. 208). Par là, l'individualiste Bernard-Lazare rejoint l'individualiste Barrès ; par là, il peut, comme Barrès, être nationaliste sans se renier. En cette même année 1897, Bernard-Lazare publie aussi le Nationalisme Juif, et Barrés, achevant son évolution, affirme dans Les Déracinés la puissance de la terre et des morts.
La révolution à laquelle croit Bernard-Lazare n'arrivera pas non plus en un jour. Peut-être a-t-il rêvé naguère d'ébranler d'un coup les bases de la vieille société oppressive. Mais il sait que la tâche est plus humble. "La besogne des errants tels que moi, dit Marcus, est de recruter les ouvriers de l'oeuvre nouvelle, de préparer les coeurs à une existence meilleure, de susciter des courages et des volontés, de créer des consciences plus parfaites, de faire naître de justes désirs et des espérances possibles. Quand fleuriront les beaux jardins où l'humanité pourra promener sa liberté conquise, la cité heureuse surgira du sol de l'antique cité et, sous la ruée de la foule joyeuse, les séculaires murailles d'opression fléchiront comme, sous les coups du bélier, fléchissent les vantaux des portes" (p. 87). Peut-être même la révolution nécessaire sera-t-elle faite pacifiquement par tous les hommes, dans la cité réconciliée (p. 96). En attendant, l'anarchiste doit oeuvrer dans la joie : "Plus ta tâche est lourde, plus ton âme doit être allègre ; la joie divine est la force des héros, et la morne tristesse ne sait pas créer" (p. 92).
Ainsi, dans une langue imagée, et, plus que par les formules que nous avons dû citer, à l'aide de mythes et de contes baignés d'une lueur étrange, Bernard-Lazare développe son idéal révolutionnaire tout rempli de pitié et d'amour. Le polémiste, le conteur, l'anarchiste s'unissent indissolublement en lui. Maintenant que nous avons tenté de faire comprendre l'homme, montrons comment il fut amené à devenir, selon l'expression de Péguy, le chef du peuple juif.
Bcrnard-Lazare, nous l'avons dit, ne connaissait, en arrivant à.Paris, à peu près rien du judaïsme. Les contes dont nous avons parlé témoignent de son ignorance. Pour qu'il se rapproche du judaïsme, il va d'abord falloir qu'il ait à l'étudier. L'occasion lui en sera fournie par les campagnes de Drumont.
Nous connaissons les idées de Bernard-Lazare, dans sa jeunesse par deux articles des Entretiens, parus en 1890 (25). Agacé par les menées antisémites, Bernard-Lazare veut se désolidariser, lui Israélite français et provençal, des juifs étrangers ou alsaciens. Ce fut l'attitude de beaucoup de juifs français à cette époque. Drumont voit dans le Juif l'homme d'argent, cupide et sans coeur. Il a peut-être raison, mais les Israélites ont tort de se laisser confondre avec les Juifs dont parle Drumont, tous des "métèques". "Il siérait que les antisémites, justes enfin, deviennent plutôt antijuifs, ils seraient certains, ce jour-là, d'avoir avec eux beaucoup d'Israélites" (26). "Les Israélites sont en effet de braves gens, semblables à tous les autres. (Je parle et ne veux parler que des Israélites de France, les autres me sont indifférents et étrangers)". Ils ont tort de s'occuper des autres Juifs. L'Alliance Israélite Universelle, qu'ils ont fondée pour venir en aide à leurs coreligionnaires d'Orient, n'est pas une association religieuse, puisque "la religion hébraïque est depuis longtemps tombée dans un rationalisme bête, elle paraît emprunter ses dogmes à la Déclaration des droits de l'homme" (27). "Donc elle se base sur la race, elle devient alors fausse et dangereuse".
En effet, les Juifs ne sont plus une race. Il y a deux sortes de Juifs, ceux du Midi comme Bernard-Lazare, qui sont la partie noble du judaïsme, mêlés aux Latins, et dolychocéphales, et les Juifs de l'Est, brachycéphales et d'origine mongole. Ces Juifs, dits Juifs allemands, sont un peuple d'usuriers sans valeur intellectuelle. "Si quelques-uns, comme Heine, se sont affirmés, peut-être étaient-ils descendants d'émigrés espagnols" (28).
"Que m'importent à moi, Israélite de France, des usuriers russes, des cabaretiers galiciens prêteurs sur gages, des marchands de chevaux polonais, des revendeurs de Prague et des changeurs de Francfort ? En vertu de quelle prétendue fraternité irai-je me préoccuper des mesures prises par le czar envers des sujets qui lui paraissent accomplir une oeuvre nuisible ? (29). Grâce ces hordes avec lesquelles on nous confond, on oublie que, depuis bientôt deux mille ans, nous habitons la France, deux mille ans, comme les Francs qui envahirent ce pays et s'en firent une patrie... (30). En tout cas, ce que je veux proclamer, c'est que nous n'avons rien de commun avec ceux qu'on nous jette constamment à la face, et que nous les devons abandonner" (31). Il propose donc que les Israélites de France se retirent de l'Alliance Israélite Universelle, qu'ils ont eu le plus grand tort de créer. "Il serait plus normal, de la part des Israélites, français, d'arrêter, d'endiguer s'ils le peuvent, la perpétuelle immigration de ces Tatars prédateurs, grossiers et sales, qui viennent indûment paître un pays qui n'est pas le leur" (32).
Donc, pour Bernard-Lazare, le judaïsme n'est ni une religion, ni un groupe humain. Il représente ici très typiquement le Juif français, tel que l'avait fait un siècle d'assimilation. Mais l'antisémitisme va venir, et le transformer, lui et les autres.
La campagne de la. Libre Parole, en effet, se fait chaque jour plus violente. Et Bernard-Lazare en est encore plus surpris qu'irrité. Il lui est de moins en moins possible de croire que cette agitation inattendue est déterminée par l'arrivée en France de quelques Juifs de l'Est. Dès avant 1890, semble-t-il (33), il commença à se demander si les griefs des antisémites ne sont pas fondés, à rechercher l'origine et les causes de ce mouvement. Et voilà Bernard-Lazare plongé dans toute la littérature antijuive de tous les temps et de tous les milieux, et en tirant finalement, en 1894, son livre sur l'Antisémitisme (34).
Ce travail reste peut-être encore aujourd'hui le plus sérieux et le mieux documenté qui ait paru sur cette question complexe. L'auteur examine, textes en main, les causes générales de l'antisémitisme, puis l'antijudaïsme à travers l'histoire, l'antisémitisme moderne, dont il distingue trois sortes principales : : antisémitisme racial, antisémitisme nationaliste, antisémitisme chrétien ; il se demande quelle est la validité de leurs griefs, puis recherche leurs causes politiques, religieuses et économiques. Enfin, il se demande quel avenir est réservé au mouvement antisémite.
L'objectivité du livre fut reconnue par tout le monde sans en excepter Drumont (35). La thèse en était toute nouvelle. Si l'antisémitisme est un fait universel dans le temps et dans l'espace, il ne peut, pense Bernard-Lazare, s'expliquer par des raisons particulières à chaque pays et à chaque époque. La cause profonde de l'antisémitisme est donc dans le judaïsme lui-même. Il s'explique par le fait que partout, et jusqu'à nos jours, le Juif fut un être "insociable". Cela tient à ce que pour lui, religion et lei politique étaient étroitement unies dès l'époque biblique. Le Talmud accentue cette union. L'orgueil des Juifs, persuadés d'être le peuple élu, maintint leur nationalité. Le peuple juif devint ainsi, d'après Bernard-Lazare, "un solitaire farouche, rebelle a toute loi, fermé à toute idée belle, noble et généreuse... une nation misérable et petite aigrie par l'isolement, démoralisée et corrompue par un injustifiable orgueil" (p. 14). De plus, les Juifs restent attachés à la Palestine et ne cessent pas de se considérer comme exilés.
L'antisémitisme moderne voit à tort dans les Juifs une race : Bernard-Lazare, après Renan et Darmesteter, n'a aucune peine à le montrer. "Néanmoins, ajoute-t-il, si les Juifs ne sont pas une race, ils ont été jusqu'à nos jours une nation. Ils se sont perpétués avec leurs caractéristiques propres, leur type confessionnel, leur code théologique qui fut en même temps un code social" (p. 392). "A la base de l'antisémitisme de nos jours, comme à la base de l'antijudaïsme du treizième siècle, se trouvent l'horreur et la haine de l'étranger" (p. 394). "Toutes les causes qui ont amené ou conservé (l'antisémitisme contemporain) peuvent se ramener à une seule les Juifs ne sont pas encore assimilés, c'est-à-dire qu'ils croient encore à leur nationalité" (p. 395).
Seulement les antisémites se trompent quand ils affirment que les Juifs sont incapables de s'assimiler. Ils s'assimilent, au contraire, dès que disparaissent les causes qui les maintiennent distincts : la Loi et la religion. Or, c'est ce qui se passe actuellement. "Le Juif contemporain ne sait même plus lire l'hébreu. Débarrassée des liens rabbanites, la synagogue ne professe plus qu'une sorte de déisme cérémonial ; chez le Juif modene, ce déisme s'affaiblit de plus en plus : tout Juif émancipé est prêt pour le rationalisme, et ce n'est pas seulement le talmudisme qui meurt, c'est la religion juive qui agonise (p. 401). Les Juifs sont donc destinés à être complètement absorbés par les peuples qui les entourent. "Un temps viendra où ils seront complètement éliminés".
D'ailleurs, le fanatisme religieux disparaît chez leurs ennemis avec la foi religieuse ; le nationalisme, qui voit en eux des étrangers, va bientôt faire place au cosmopolitisme. Les causes économiques, qui résident dans la lutte des capitalistes chrétiens contre la concurrence juive, disparaîtront avec le capitalisme, dont la chute est inévitable.
Donc Bernard-Lazare affirme, pour la première fois, que le judaïsme est en réalité une nationalité. Il ne croit pas d'ailleurs faire partie de cette nationalité, il en annonce la disparition prochaine dans l'évolution générale vers une civilisation cosmopolite, mais enfin il l'affirme. Il suffira désormais que les événements l'amènent à souhaiter sa persistance d'une part, à se considérer, d'autre part, comme en faisant partie.
De plus, l'étude de l'antisémitisme l'a forcément mené à celle du judaïsme, qui n'en est pas séparable. Certes, il n'a que mépris pour la religion talmudique, dont il n'a qu'une connaissance toute extérieure. Il n'a pas encore pris contact avec les masses juives religieuses, et il partage naïvement l'opinion courante qui ne voit en elles que fanatisme et étroitesse d'esprit. "Ils vivaient, dit-il des Juifs roumains, sous la domination de leurs rabbins, talmudistes étroits, bornéns, ignorants, dont ils recevaient dans les écoles juives - les Héder - une éducation qui contribuait à perpétuer leur abaissement intellectuel et leur avilissement" (p. 208). Cependant, il a retrouvé dans le judaïsme l'idée que "vivre est en soi-même un bonheur" (p.306) ; il a reconnu dans les Prophètes la même soif de justice qui l'anime lui-même. "Nous avons dégagé tous les éléments dont fut formé l'esprit révolutionnaire dans le judaïsme : ce sont l'idée de justice, celle d'égalité et celle de liberté... Les Juifs crurent. non seulement que la justice, la liberté et l'égalité pouvaient être les souveraines du monde, mais ils se crurent spécialement missionnés pour travailler à ce règne" (p. 322).
Et, cherchant à donner un jugement impartial, Bernard-Lazare conclut : "Il est vrai que la nation israélite n'a jamais manifesté de grandes aptitudes pour les arts plastiques, mais elle a accompli par la voix de ses prophètes une oeuvre morale dont tout peuple a bénéficié : elle a élaboré quelques-unes des idées éthiques et morales qui sont le ferment de l'humanité ; si elle n'a pas eu des sculpteurs et des peintres divins, elle a eu de merveilleux poètes, elle a eu surtout des moralistes qui ont rendu vivante et immortelle la notion de la justice, et Isaïe, Jérémie, Ezéchie, ;malgré leur violence, leur férocité même, ont fait entendre la grande voix de la souffrance qui veut non seulement être protégée contre la force abominable, mais encore être délivrée" (p. 259).
Désormais Bernard-Lazare ne pourra plus se désintéresser de ce peuple ; et peut-être, déjà, malgré son parti pris de froide impartialité, n'est-il pas aussi résigné qu'il le semble à sa complète disparition.
Il ne pourra d'ailleurs pas garder longtemps cette attitude de détachement. La campagne antisémite s'accentue. Entre Drumont et Bernard-Lazare, une polémique s'engage (36). Dès le début, on sent qu'il y a quelque chose de changé. En réponse aux éloges de Drumont, Bernard-Lazare, dans le Voltaire du 20 mai 1896, affirme : "Je récrirais aujourd'hui ce livre que j'aurais sans doute bien des choses à y ajouter". En effet, le problème juif s'est présenté à lui, et il ne peut s'en débarrasser. Pourtant il ne se sent aucunement juif ; mais il est juif : l'antisémitisme ne lui permet pas de ne pas l'être. Il n'est plus possible de se désolidariser des Juifs étrangers : "L'heure est passée de la dissimulation (chez les antisémites); on ne fait plus de différence, on n'établit plus de catégorie" (p. 6). Peu importe qu'il ait rompu avec la religion, juive. "Les bons antisémites, le jour où ils m'enlèveront mes droits de citoyen et d'homme, ne me demanderont pas si je pratique ou non les rites du judaïsme."
Cette "nation" dont il croit avoir reconnu l'existence, malgré lui, en quelque sorte, il en fait partie. Dans la polémique avec Drumont, il s'est engagé tout entier. Aux injures de son contradicteur, il répond par une provocation en duel (37). De nouveaux événements vont l'amener à sentir encore plus vivement sa solidarité avec le judaïsme.
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