Revue des Etudes juives, CLIV (3-4), juillet-décembre 1995, pp. 475-488
En mémoire de Jeanine et Francis Harburger
L'affaire
Dreyfus et la vague d'antisémitisme qui la rendit possible remua certes
profondément l'ensemble de la communauté juive de France. Mais
s'il est un groupe ou "l'affaire" fut ressentie au paroxysme, ce
fut bien parmi les Juifs d'Alsace et de Lorraine, dont beaucoup avaient opté
pour la France après 1871 et qui ne pouvaient d'aucune manière
accepter l'égalité établie par la droite entre anti-dreyfusisme
et le patriotisme français. Les antisémites français
s'en prirent à Dreyfus non seulement comme Juif mais également
comme Alsacien. Leurs attaques révélaient les sentiments ambivalents
que beaucoup de Français "de l'intérieur" manifestaient
au regard de leurs anciens compatriotes des territoires annexes. Avant 1870
déjà, certains avaient exprimé des doutes concernant
la francité des Alsaciens et des Lorrains en raison de leur culture
régionale marquée de germanité par le biais de dialectes
comme l'alsacien ou le lorrain. Si l'on applaudit après l'annexion
au patriotisme des Alsaciens qui avaient opté pour la France et l'exil,
ceux qui étaient demeurés et avaient acquis de facto
la nationalité allemande devenaient d'autant plus facilement objet
de soupçons. Le père de Dreyfus, un industriel mulhousien du
textile avait certes opté pour la France et quitté l'Alsace
en 1872 avec quinze mille de ses coreligionnaires avec son épouse et
six de ses sept enfants, Alfred inclus. Mais le fait que le fils aîné
continua à résider à Mulhouse jusqu'en 1897 permettait
aux ultra-nationalistes de prétendre que les Alsaciens comme Scheurer-Kestner,
mais plus particulièrement les Juifs venus d'Alsace,
étaient en réalité des espions allemand déguisés
sous l'identité alsacienne (1).
C'est ce contexte qu'il faut avoir présent à l'esprit lorsque
l'on aborde le mémoire Juifs composé en 1900 par Georges
Delahache qui a paru une première fois en 1901 chez Ollendorf et a
été publié une seconde fois en 1902 par Charles Péguy
aux Cahiers de la Quinzaine (Cinquième cahier de la troisième
série) et qui illustre admirablement leur réaction de dignité
outragée.
Ch. Péguy écrit dans la préface de cette seconde édition
:
"Le mémoire de M. Delahache est préalable, en ce sens qu'il déblaie le terrain. Au coeur de l'affaire, sous la poussée des haines antisémitiques, nous répondions victorieusement, par défi ou sincèrement, qu'il n'y a pas de question juive. On risque toujours de dire une bêtise quand on prétend qu'il n'y a pas une question. C'est la question qui manque le moins. Nous nous en sommes aperçus depuis. Des déchirements douloureux, des défections lâches, des injures graves et, au contraire des dévouements tenaces, des amitiés fidèles nous ont avertis qu'il y a une question juive et sans doute plusieurs questions juives. Le mémoire de M. Delahache déblaie cette question. Il repousse les gros arguments ou les grosses calomnies antisémitiques. Il présente les premiers arguments des Juifs. Il est ainsi d'une utilité première". (2)
Mais qui était donc Georges Delahache ?
Georges Delahache, de son vrai nom Lucien Aaron, était
né à Nancy le 11 février 1872 dans une famille juive
originaire de Bischwiller en Alsace qui avait opté pour la France après
l'annexion. Il fit ses études au Lycée Condorcet puis à
la Sorbonne avant d'entrer dans la vie professionnelle. Il se lie d'amitié
avec Péguy et publie deux oeuvres pendant L'affaire Dreyfus, d'abord
son mémoire Juifs puis un livre, Plaidoyer pour les annexés,
où il tente de demontrer que le sentiment anti-alsacien qui s'était
fait jour durant l'Affaire reflétait
un manque de sympathie en regard des Alsaciens qui n'avaient pas émigré
et était contradictoire avec le désir de revanche des nationalistes
français. Delahache ne cessera par la suite de publier de nombreux
livres relatifs à l'Alsace, ainsi en 1916 une Petite histoire de
L'Alsace. Après 1918, il deviendra l'archiviste des archives de
la ville de Strasbourg ainsi que secrétaire des Amis de la Cathédrale
avant d'y décéder le 14 avril 1929.
Revenons à présent
à son mémoire de 1902.
Le titre Juifs nous paraît déjà gros de signification
dans le contexte où il s'inscrit. Depuis les débuts de l'émancipation,
les Juifs d'Europe occidentale et singulièrement ceux de France avaient
soigneusement écarté cette dénomination dont les connotations
renvoyait aux miasmes du ghetto et à la pratique avilissante de l'usure
pour y substituer le terme noble d'israélites. Pourtant, force leur
était de constater qu'aux yeux des autres, plus d'un siècle
après la révolution française, juifs ils étaient
et juifs ils demeuraient. Choisir comme titre de son ouvrage Juifs,
c'était d'emblée pour Delahache assumer avec fierté cette
désignation que leurs ennemis tenaient pour infamante.
Le mémoire s'ouvre sur un tableau émouvant : celui d'une famille
juive sur le quai d'une gare s'apprêtant à quitter la ville ou
elle s'était installée après l'annexion de la Lorraine
parce que chassée par les incidents quotidiens suscitée par
l'Affaire :
"L'aîné venait de naître, là-bas, dans la ville-Pucelle ... on ne voulait pas que l'enfant fut allemand ; on partit pour la France, simplement sans accompagnement de musique patriotique ... Aujourd'hui second déménagement plus triste peut-être, puisqu'il n'ont pas pour relever leur courage, l'idée d'un grand devoir. C'est donc pour rien qu'ils s'enfuient ainsi, tristes comme le berger de l'églogue, l'âme déchirée incertaine de l'avenir ? ... Oui, pour rien, parce qu'un ouragan de sottise et d'iniquité a soufflé sur ce pays de bon sens et de justice, qu'il a entraîné dans son tourbillon une légion d'imbéciles, de mécontents et de coquins qui font la terreur sur leur passage" (3).Le tableau s'achève par les mots suivants :
"... la nouvelle se répand aussitôt : les Lévy sont partis !Si le tableau est imaginaire, il reflète cependant le vécu de nombreux Juifs français puisque les rapports de police nous informent qu'au plus fort de la vague anti-juive, durant l'année 1898, des manifestations comportant des violences en regard des biens et des personnes furent menées contre les Juifs dans pas moins de soixante villes de France métropolitaine sans compter les véritables pogroms qui eurent lieu en Algérie.
Nous voilà enfin maîtres chez nous ! Enfin !"
A partir de là, Delahache s'efforce d'argumenter contre le discours antisémite.
"Pourtant ces juifs sont des hommes ..."Ici notre polémiste vise évidemment tous les écrits antisémites comme La France Juive de Drumont et ses épigones.
II est vrais que ces hommes sont les maîtres du monde! Voyez! Regardez ... Ils se sont mis partout, Ils sont les premiers ! ...
Je regarde (4).
"Il ne suffit sans doute pas de deux conseillers sur quarante-cinq au Conseil d'état, deux maîtres de requêtes sur trente-deux à la Cour de Cassation, d'un conseiller sur quarante-cinq à la Cour d'Appel de Paris, de deux conseillers sur soixante-deux pour rendre la haute justice en France boiteuse et vénale" (5).Pas de juifs aux Affaires Etrangères, à l'Instruction Publique, ni recteurs, ni même doyens. Le tableau est le même à l'Agriculture, aux Finances, au Commerce.
"Si vraiment trente-huit millions de Français catholiques et protestants étaient gouvernés par quatre-vingt mille Français israélites, on pourrait se demander par l'effet de quel sortilège cette minorité infime gouverne cette écrasante majorité" (6).Pourtant une objection peut venir à l'esprit que Delahache rapporte:
"Il y a bien je le sais l'Institut et les Universités".Mais précisément,
"Ce sont postes d'honneur intellectuels, ou l'on n'arrive pas au petit bonheur des camaraderies politiques ou par le fonctionnement paresseux des hiérarchies automatiques, et personne encore dans ce pays ne reprocherait sérieusement à un Darmesteter son traitement de professeur à la Faculté des Lettres, à M. Henri Weil ou à M. Salomon Reinach leurs jetons de présence à l'Académie des Inscriptions" (7).
Delahache fait donc ici l'éloge du système méritocratique
par lequel se trouvent reconnues les capacités réelles des postulants
et l'oppose a l'arbitraire de la fortune ou des hiérarchies traditionnelles.
Cela dit, Delahache reconnaît que nombre de Juifs figurent parmi les
lieutenants et les capitaines, les rédacteurs et les sous-chefs, les
auditeurs au conseil d'Etat, les agrégés de l'Universite, les
ingénieurs, les avocats, les médecins. Que signifie cet afflux
relatif de Juifs à certains niveaux dans la fonction publique ou dans
les professions libérales?
Ou pour s'exprimer comme Delahache :
"Mais encore faut-il à propos de ces Juifs auxquels on reproche tant d'être là, se demander pourquoi ils y sont".Notre polémiste fournit la réponse suivante. Il en est allé au dix-neuvième siècle pour les jeunes juifs comme, il en a été au quinzième siècle pour le peuple et surtout la bourgeoisie :
"... après une longue compression de l'esprit humain, tout a coup comme miraculeusement, du peuple naguère abêti, de la bourgeoisie naguère enfoncée dans la matiere, était née une foule brillante de poètes, d'artistes, d'humanistes et de philosophes. Or, cette invention gigantesque se produit fatalement chaque fois que se présentent des circonstances analogues à celles qui ont provoqué le mouvement de la Renaissance" (8) .Les mêmes causes produisant les mêmes effets, et la Révolution ayant fait tomber les barrières, Delahache peut écrire à propos des Juifs de France les lignes suivantes :
"...ils se sont rués dans la carrière avec une ardeur qu'en toute justice nous devons trouver louable et généreuse (...). Ils sont chaque jour plus nombreux, ceux qui, fils de drapiers, de banquiers et de colporteurs veulent devenir officiers, médecins, avocats, soit que cette autre vie leur apparaisse plus intellectuelle que celles de leurs pères, soit pour echapper par une «carrière sûre» au hasard et aux fracas des affaires, ce n'est pas à notre democratie de leur en faire le reproche, ni surtout à cette bougeoisie française dont la bourgeoisie juive nest qu'une toute petite portion et qui lui donne l'exemple de la «curée»" (9).C'est donc un mauvais procès que la bourgeoisie française fait aux bourgeois juifs qui n'ont fait que s'inspirer d'elle.
"Ils ont dû s'apercevoir que l'argent est indispensable pour vivre, qu'il faut en acquérir par sa propre activité si l'on veut un jour en donner a ses enfants la meme vie qu'on a vécue soi-même, qu'on est plus independant quand on a «du Bien» derrière soi et que le jour où ces messieurs s'avisent de vous battre froid dans votre garnison ou de lancer des pierres dans vos volets : qu'importe qu'après tout, si vous pouvez demain, sans risquer de jeter à la misère votre femme et votre enfant, fermer votre boutique ou envoyer votre démission au ministre ?" (11).C'est cette situation qui explique que les hommes du peuple, et les Juifs en particulier, qui ne peuvent se reposer de père en fils sur un domaine acquis, sur une fortune une fois faite, sur un nom une fois établi, sont contraints constamment d'adapter leurs organes à des fonctions toujours nouvelles et a des milieux toujours nouveaux sans pouvoir s'arrêter jamais. La grande loi darwinienne du struggle for life, fait que face aux persécutions violentes ou sournoises qui leur imposées, les Juifs s'en sortent mieux que les descendants abatardis de l'ancienne noblesse; et Delahache de s'exclamer :
"leurs adversaires n'ont pas à s'étonner de leur souplesse, de leur energie et de leur ténacité, et partant de leur richesse même : c'est eux qui les condamnent à être riches" (12).Il ajoute que cette richesse est toute relative. Chacun est instruit de la fortune des Rothschild, de celle des Cahn d'Anvers ou des Furtado, mais on ignore sciemment la misère juive. Delahache cite à ce propos une étude etablie par Louis Durien et parue en mai 1899 dans la Revue Socialiste sur Le prolétariat juif en Algérie d'où il résulte qu'à Constantine sur 1249 ménages, on en compte 208 aisés, en considerant comme tels ceux où l'on peut d2penser un franc par jour et par personne. IL y a 1.016 menages d'une indigence extrême, 364 seulement sont secourus, 717 ont pour logis un bouge. Et Delahache de préciser qu'il ne prétend pas que si on faisait une enquête sur la population juive en métropole, on constaterait les mêmes proportions mais déclare-t-il :
"Il n'est est pas moins vrai que là comme partout les très riches sont le moins nombreux et que ceux qui gagnent leur vie à force du poignet sont la majorité. Les Juifs ne sont pas un bloc. Il y a autant de différences de fortune, d'habitude, d'âme entre les barons de l'avenue Marigny et la colporteuse de pâtisserie qui vit misérablement dans son taudis de la rue des Ecouffes qu'entre Louis XIV et le mendiant de Callot" (13).Leur reprocher d'être trop nombreux dans certaines professions, ainsi avancer qu'il y a trop de bijoutiers aisés d'origine israélite est tout aussi valable aux yeux de la raison que de reprocher aux Limousins d'être trop nombreux parmi les ouvriers du bâtiment ou aux Savoyards de monopoliser le ramonage.
"la raison se refuse obstinément à comprendre de quel droit on établirait une différence entre les millionaires juifs et les autres : si le capital est odieux, it l'est toujours et partout, qu'il soit «juif» ou «chrétien»; il n'y a pas de raison qu'un industriel sémite soit une «sangsue», si son confrère chrétien est un homme de bien" (14).
On n'est pas loin du mot de Bebel : "L'antisémitisme est le socialisme des imbéciles".
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