15. au Père J. MINERY, Strasbourg

L’affaire Finaly, déclenchée dès 1945, atteint son point culminant en 1952-1953. La grande presse s’en empare et l’opinion publique française s’agite. L’Église et les élites intellectuelles chrétiennes sont profondément divisées. Le concept d’Amitié judéo-chrétienne né au lendemain de la Shoah risque d’en être pulvérisé. André Neher s’est beaucoup impliqué dans cette affaire, dont voici le résumé.
Le Docteur Finaly et sa femme, Juifs autrichiens, se réfugient en France en 1939. Ils se fixent à La Tronche, une banlieue de Grenoble, où leur naissent deux fils : Robert, en 1941, et Gérald, en 1942. Ils les font circoncire, manifestant ainsi leur volonté de les maintenir au sein du judaïsme, malgré les risques encourus. En hiver 1943-1944, sentant le danger d’une arrestation de plus en plus probable, les Finaly confient leurs enfants à la crèche d’une autre banlieue de Grenoble, Meylan. Eux-mêmes sont arrêtés en février 1944 et mourront en déportation. Craignant des perquisitions de la Gestapo dans la crèche, une amie des Finaly retire les enfants de Meylan et les confie à Mademoiselle Brun, directrice de la crèche municipale de Grenoble, qui en accepte la charge.
Dès la fin de la guerre, les sœurs du Docteur Finaly, qui ont quitté l’Europe depuis 1938, écrivent au maire de La Tronche. Apprenant la disparition du couple Finaly en même temps que le sauvetage des enfants, elles demandent que ceux-ci soient confiés à la plus jeune sœur, Madame Rosner, qui habite Guédéra (alors Palestine). Mademoiselle Brun s’y oppose et se fait déclarer tutrice par un "conseil de famille" réuni à Grenoble, dont, délibérément, aucun membre de la famille naturelle ne fait partie. Elle fait baptiser les enfants en 1948 et les place dans des institutions catholiques. Ils ont maintenant 6 et 7 ans.
Face à cette situation, Madame Rosner fait intervenir la justice et obtient le droit d’élever ses neveux. Ordre est donné à Mademoiselle Brun de confier les enfants à leur tante. Narguant les décisions des tribunaux, Mademoiselle Brun cache Robert et Gérald successivement dans diverses institutions catholiques sous de faux noms, puis sous le nom de Brun. Défendue par Maître Maurice Garçon, avocat de renom, la famille obtient que Mademoiselle Brun soit contrainte par la force policière de confier les enfants à leur tante. Mais quand la police se présente, les enfants ont disparu et leur trace est perdue.
Avec l’aide de religieuses et de prêtres, Robert et Gérald sont cachés de couvent en couvent. Devenus chrétiens par la volonté de Mademoiselle Brun, ils ne peuvent, selon certains, être élevés dans une famille juive. Une vraie chasse aux enfants s’instaure. Ils sont cachés et emmenés jusqu’en Espagne. Finalement, devant le scandale, les représentants de l’Église acceptent que, sous certaines conditions destinées à faciliter leur réadaptation, les enfants soient, comme l’exigeaient les tribunaux, confiés à leur tante Rosner en Israël, où ils habitent depuis lors (1).
André Neher a pris une part active au combat pour obtenir le retour des enfants Finaly à leur famille naturelle juive. À Strasbourg en particulier, des débats ont mis face à face des chrétiens de diverses tendances et des juifs dont le porte-parole a presque toujours été André Neher.
Dans plusieurs débats au cours des premiers mois de 1953, André Neher a entendu le point de vue du Père Minery, alors aumônier catholique des étudiants en médecine de Strasbourg. Accord entre eux sur certains points, désaccord sur d'autres. À la suite d’une lettre du Père Minery (du 25 avril 1953), André Neher répond longuement.


Strasbourg, le 30 avril 1953

Mon Père,


Vais-je vous surprendre en vous disant que votre lettre a été pour moi, tout d’abord, une source de joie ? Je l’ai accueillie comme un précieux signe de rupture de ce silence catholique qui nous inquiète tellement et qui commence lentement, bien trop lentement encore, à se dissiper. Je vous disais, il y a six semaines, à l’issue du débat public au F.E.C. (2) (auquel j’avais assisté, il importe de le souligner, sans invitation de votre part) que le dialogue ne me paraissait pas achevé. J’attendais, je vous l’avoue, que vous et vos amis vous preniez l’initiative d’une reprise ou d’une poursuite de ce dialogue, sous quelque forme que ce fût.

L’occasion s’en offrait indirectement l’autre soir, au débat instauré par le groupe Esprit (3). Or, présent dans la salle, vous vous êtes retranché dans le silence. J’en ai été douloureusement blessé. J’ai vu, dans votre silence, l’échec de la soirée.

Vous m’écrivez maintenant… et avant même d’en arriver au contenu de votre lettre, je m’arrête pour vous redire que ce simple fait que vous m’écriviez me procure de la joie. Car je sens que vous commencez, vous aussi, à comprendre que mon inquiétude est infiniment grave et qu’elle mérite une réponse.

Cependant vous m’écrivez maintenant, en date du 25 avril, une lettre dont le ton violent et comminatoire me surprend et m’attriste. Ce n’est pas au débat du groupe Esprit que j’ai proclamé, pour la première fois, qu’il fallait prendre l’affaire Finaly non seulement au sérieux, mais au tragique. Mes interventions précédentes (le 11 mars, à la Tribune Libre du F.E.C., et le 20 février, déjà, dans le Bulletin de nos Communautés […]) étaient tout aussi dures. Mes prises de position sont, d’ailleurs, personnelles et n’engagent que moi-même. Il y en a, du côté juif, de plus âpres encore, émanant de voix plus autorisées que la mienne (déclarations, dans la presse des 10 et 11 février et du 15 mars, de M. Jacob Kaplan, Grand Rabbin de France par intérim (4) ; déclaration du 13 mars – dans le Bulletin de nos Communautés de Strasbourg du 24 mars, page 4 – de M. Guy de Rothschild, Président du Consistoire Central des Israélites de France). Le fait qu’actuellement, fin avril, les enfants n’aient toujours pas retrouvé leur famille, ne peut que renforcer nos graves appréhensions.


Vous m’écrivez que, l’autre soir, c’est mon intervention qui a déterminé votre silence. Pour me répondre, il vous eût fallu me suivre sur un plan de la polémique qui aurait dû être évité au cours du débat.

Comme je regrette, mon Père, que vous n’ayez pas tenté le destin ! Une confrontation dans la Parole vous aurait convaincu que mon intervention transcendait toute polémique. Il me faut maintenant vous en fournir la preuve par un commentaire écrit. J’eusse préféré le face à face.


Vous avez sous les yeux le texte fidèle de mon intervention. Relisez-le attentivement. Ce que vous avez cru entendre, l’y retrouvez-vous ?

Ai-je délibérément refusé, dans mon exposé, de distinguer l’Église de ses membres ? Ai-je supposé que, depuis ses origines, l’affaire Finaly a été organisée par l’Église, dans tous ses épisodes, depuis le baptême des enfants jusqu’au refus de les présenter à leur famille naturelle ?

J’ai posé une question aux Catholiques qui hésitent à penser que les enfants doivent être rendus (et ce ne sont pas seulement ceux d’entre les Catholiques qui expriment leurs hésitations, mais aussi tous ceux d’entre eux qui se taisent) ou qui refusent de les rendre ou qui aident à les séquestrer (et parmi ceux-ci il y a, en France, huit ecclésiastiques, dont aucun n’a été, jusqu’ici, publiquement désavoué par ses supérieurs). Je leur demande si c’est pour Mlle Brun ou pour l’Église que les enfants sont retenus, et je trouve, sous la plume d’éminents écrivains catholiques, ecclésiastiques ou laïques, l’inéluctable, pesante, monotone réponse. C’est bien pour l’Église que les enfants sont retenus, en vertu du dogme du baptême et de ses conséquences. Ces conséquences justifient le rapt des enfants et leur séquestration. Elles les exigent même. C’est dans l’adhésion à toute l’implication de ce dogme, qui n’est pas une opinion de "membres", mais la doctrine d’un corps constitué, que se manifeste la responsabilité de l’Église en tant qu’Église.


Ai-je délibérément passé sous silence les signes d’"ouverture" que donne l’Église en face de cette responsabilité ? Je sais que, lentement, très lentement, certains hommes d’Église prennent conscience de la nécessité d’une repensée de ce dogme. Mais on me dit aussi (Père Rouquette, cité par Marcel David (5), dans son exposé ; Albert Béguin, dans Esprit, Avril 1953 (6)) que cette repensée sera beaucoup plus lente encore que ne l’est la prise de conscience. Et c’est pour cela que j’ai dit craindre ne pas voir aboutir cette repensée "du vivant de la catholicité actuelle". Or, si l’Église a le temps de mûrir, mes responsabilités, à moi, sont actuelles. je ne serais plus homme, je serais chose, si je renonçais à protester contre l’injustice, sous prétexte qu’elle sera abolie dans les siècles.


Je sais aussi que des membres autorisés de la hiérarchie catholique s’emploient de leur mieux à ramener en France les enfants Finaly. Oui, de leur mieux. Pourquoi ne réussissent-ils pas ? À qui se heurtent-ils, sinon à d’autres membres autorisés de la hiérarchie catholique, en France ou en Espagne ? Tout se passe comme si les directives favorables au retour des enfants émanaient d’instances insuffisamment efficaces. Alors que les autorités disposant de l’efficacité véritable se taisent ou contrecarrent. L’Évêque de Grenoble lance, très tôt, un mandement, valable seulement, me dit-on, dans son diocèse, quand les enfants sont déjà dans le diocèse de Bayonne. L’Évêque de Bayonne se tait. Ce sont des membres du clergé français qui négocient avec le clergé espagnol, quand l’instance efficace pour agir sur l’Espagne est à Rome. Depuis ma première intervention dans l’affaire Finaly (Bulletin de nos Communautés du 20 février 1953), je ne cesse de proclamer qu’une solution ne peut venir que d’une décision pontificale. Il y a des silences qui pèsent terriblement sur les événements et sur l’histoire. François Mauriac le signalait à propos de la persécution hitlérienne (L. Poliakov : Le bréviaire de la haine, Préface).


Il y a autre chose. Ici, j’aborde la seconde partie de votre lettre, qui concerne le dialogue judéo-catholique.

J’ai dit nettement mon impression que des portes s’étaient fermées. J’ai exprimé clairement mon espoir de les voir se rouvrir le jour où se dissiperont les vieux mythes resurgis. Ce n’est pas moi qui ai fermé les portes, c’est vous. À vous de les rouvrir, quand vous le pourrez. Je n’ai pas dit que l’amitié judéo-chrétienne n’était "qu’un vaste leurre", une imposture. J’ai constaté qu’elle était un échec.

Échec sur le plan doctrinal, échec d’une sympathie de vocation. J’ai longuement insisté là-dessus. La sympathie humaine entre Catholiques et Juifs pourra en être ébranlée ; mais étouffée, non ! Elle était d’ailleurs antérieure à toute tentative de rendre officielle l'amitié judéo-chrétienne. Elle se prolongera au-delà de l'affaire Finaly. Hommes, nous assumons et nous assumerons toujours, vous et nous, avec tous nos frères à quelque communauté qu'ils appartiennent, notre mission humaine de fraternité. C'est le moment d'évoquer à mon tour, solennellement, dans une pensée qui ne les divise pas, nos martyrs – les vôtres et les nôtres, catholiques, juifs, hommes. Évocation qui, dans votre lettre, me semble péniblement déplacée (7). Ils se sont sacrifiés pour le tout de la vérité et de la justice humaines. Ils nous laissent le droit, et sans doute le devoir, de nous rendre mutuellement attentifs aux ruptures de la vérité et de la justice dans l’une ou l’autre de nos communautés humaines.


Or, la dignité de la religion juive, si souvent déformée, au cours des âges, au sein de la doctrine catholique, me paraît irrémédiablement bafouée par cette doctrine à la lumière de l’affaire Finaly. C’est cela que j’ai dit ; c’est cela que je pense, avec une infinie douleur. Le fait même que les négociateurs posent des conditions au retour des enfants me paraît théoriquement impensable. Ces conditions ne sont pas liées uniquement au problème de la réadaptation psychologique des enfants. Elles témoignent du plus grave des soupçons à l’égard d’une famille juive, parce que juive. Elles relèvent de cette psychose de méfiance à l’égard du judaïsme, qui s’est si scandaleusement étalée dans la presse catholique à propos de l’affaire Finaly et qui est, en fin de compte, inspirée par l’interprétation dogmatique du baptême. Cela, voyez-vous, ne pourra être réparé que par le retour des enfants à leur famille, inconditionnellement, sans arrière-pensée, sans regret – je dirais : avec le consentement joyeux de l’Église.


Mon Père. Dans la perspective commune de nos croyances divergentes, vous attendez, pour la fin des siècles, un retour. Nous, une venue. Nos deux fidélités ne sont qu’une seule espérance, et Dieu nous départagera.

Dans la perspective incommensurablement plus restreinte de notre divergence à l’égard du drame des enfants Finaly, il faut recourir à une échelle humaine. Dans trois mois, dans trois ans, l’histoire nous aura départagés. Elle nous aura dit si, oui ou non, les enfants auront été restitués à leur famille, dans la joie.

Veuillez agréer, mon Père, l’expression de mes sentiments respectueux.


André Neher


Notes :
  1. Pour plus de détails sur toutes les péripéties de l’affaire Finaly, se reporter aux livres suivants :
    - Wladimir Rabi, L’Affaire Finaly, des faits, des textes, des dates, Marseille, Éditions du Cercle Intellectuel, 1953 ;
    - Le procès des enfants Finaly, Plaidoyer de Maître Maurice Garçon, Cour d’Appel de Grenoble, Paris, 1953, imp. Doris ;
    - Moshé Keller, L’Affaire Finaly telle que je l’ai vécue, Paris, Librairie Fischbacher, 1960 ;
    - Jacob Kaplan, L’Affaire Finaly, Paris, Cerf, 1993.
  2. Fédération des Étudiants Catholiques, très active à Strasbourg à l’époque.
  3. Les "groupes Esprit" sont des centres qui poursuivent un travail d’action et de réflexion au niveau de situations concrètes. Il en existe à l’époque dans diverses villes de France, dont Strasbourg. Le philosophe Paul Ricœur, alors professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg, en est un des principaux animateurs.
  4. Le grand rabbin Kaplan a assuré l’intérim du Grand Rabbin de France après le décès du grand rabbin Isaïe Schwartz en 1952, avant d’être nommé grand rabbin de France en titre en 1955.
  5. À l’époque Professeur à la Faculté de Droit de Strasbourg – plus tard à Paris. D’origine juive, converti au catholicisme, Marcel David a été profondément ébranlé par l’affaire Finaly, pour laquelle il a critiqué l’Église.
  6. Albert Béguin (1901-1957) dirige la revue Esprit depuis la mort d’Emmanuel Mounier (1950). Dans le numéro d’Esprit d’avril 1953, il publie un remarquable éditorial : "Alerte aux fanatismes". Le passage sur les lenteurs d’une repensée auquel André Neher fait ici allusion est le suivant :
    "Nous savons pertinemment que notre Église ne peut pas d’emblée, pour résoudre une situation créée par les erreurs de quelques Chrétiens, modifier les normes du droit canonique et de la jurisprudence en vigueur. Mais nous savons aussi que l’Église n’est pas immobile ni figée dans quelque légalisme. Il peut être difficile de comprendre ses lenteurs. Mais nous sommes ici sur le plan juridique, et le droit de l’Église, comme tout autre, peut évoluer ; il évolue en fait. Quant à nous, à l’intérieur de l’Église, en respectant le rythme de sa marche dans le temps, nous sommes libres de souhaiter que la présente tragédie inaugure une nouvelle réflexion : fût-ce à très lointaine échéance, tout doit être mis en œuvre pour que ni de près ni de loin on ne songe plus jamais à faire des Chrétiens de force"  (p. 499).
  7. Dans la lettre adressée à André Neher le 25.4.1953, le Père Minery avait écrit :
    "L’amitié judéo-chrétienne que vous refusez aujourd’hui, comme un scandale, puis-je me permettre de vous demander, sans amertume et avec le seul souci de l’objectivité, de quel prix les Juifs l’ont payée ? Nous ne pensons pas attenter à l’honneur de martyrs juifs en pensant que les motifs pour lesquels ils ont été exterminés et pour lesquels nous ne cesserons jamais de rassembler toutes nos puissances de révolte, sont étrangers à l’amitié judéo-chrétienne, cependant que les catholiques, eux, l’ont payée au prix du sang et de la mort."  (© Archives André Neher)
    Dans ce même numéro de la revue Esprit du mois d’avril 1953, Henri-Irénée Marrou écrit cette phrase qui va dans le même sens : "Nous les avons sauvés [les Juifs] sans rien leur demander."  (p. 502)

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