Chère Mademoiselle,
S’il plaît à Dieu, je soutiendrai mes thèses dès la rentrée universitaire, c’est-à-dire fin novembre, début décembre. Il appartient au Doyen de fixer encore la date précise. En principe, le travail était achevé et j’aurais aimé soutenir avant les vacances. Mais M. Simon (2), mon directeur, m’a conseillé, vers Pâques, de modifier la thèse complémentaire et de présenter, au lieu du commentaire prévu sur les chapitres XVI-XVIII du Premier Livre de Samuel (où je développe un aperçu nouveau sur la genèse de l’amitié de David et de Jonathan), une étude sur "Les douze Prophètes dans le Talmud". Il existe en effet à Strasbourg une chaire de Judaïsme (et non d’Hébraïsme). Elle est désaffectée depuis 1939 et sera réinstaurée dès qu’un candidat "sérieux" aura formulé sa demande. M. Simon, ainsi d’ailleurs que les autres membres du Conseil de l’Université, me veulent beaucoup de bien, et j’ai de fortes raisons d’espérer que ma candidature sera retenue. Mais il fallait évidemment que, sans me cantonner dans l’hébraïsme pur, je dirigeasse une partie de mes travaux vers le "judaïsme". Mon prédécesseur, M. Ginsburger, qui est maintenant très âgé, s’était spécialisé dans les minuties érudites et folkloriques. J’essaierai d’orienter mes cours vers les grands problèmes historiques et philosophiques.
Je reprendrai donc provisoirement, en octobre, le collier au Lycée. À vrai dire, les tâches n’y sont pas tellement dégradantes et j’y trouverais des motifs suffisants d’être satisfait, n’était dans mon cœur l’impression ineffaçable que je perds mon temps à m’occuper des choses de l’Allemagne alors que je pourrais le consacrer aux choses juives. Vous avez vous aussi l’expérience de l’enseignement secondaire, et vous y trouvez certainement également des satisfactions. Mais, à [l’école] Maïmonide, vous enseignez le latin à de jeunes Juifs, tandis que moi j’enseigne l’allemand à des Alsaciens qui n’en savent que trop et dont il est difficile (après deux années d’expérience, je puis dire : impossible) de changer la mentalité. J’occupe la chaire première d’allemand au Lycée Kléber, ce qui me vaut l’honneur de faire cours dans les classes préparatoires aux Grandes Écoles scientifiques ; pratiquement, l’enseignement y exige donc un certain niveau, et je combine cela avec quelques cours à la Faculté, destinés principalement aux officiers d’occupation (2). Toute l’année, je frémis à la pensée qu’un de mes élèves alsaciens puisse être reçu à une [grande] École : ce serait une catastrophe pour lui et pour l’Université. Heureusement, le destin est bienveillant : aux dernières sessions, échec sur toute la ligne. Un seul candidat est admissible à Polytechnique et Normale Supérieure, mais c’est un Juif !
L’expectative de la chaire de Strasbourg n’exclut pas d’autres possibilités qu’offrira l’obtention du grade doctoral (Hautes Études, Centre de Recherche, École Rabbinique ?). Mais je crois que je n’ai pas à prendre de décisions à ce sujet et que les circonstances m’inspireront. La décision essentielle a été prise durant la guerre, lorsque, renonçant à la thèse de germanistique, j’ai commencé, encouragé par mes anciens maîtres, très compréhensifs, et mes nouveaux, mes travaux d’hébraïsant. Je ne sais pas absolument où je vais mais je vois très clairement – sans exagérer ni minimiser les moyens dont je dispose – où je veux aller. L’ambition légitime de réaliser mon œuvre et la conscience d’avoir jusqu’ici accompli mon devoir me procurent une grande joie sereine qui, à travers l’hier, me fait espérer et aimer le demain que Dieu me réserve.
Je vous remercie de tout cœur, chère Mademoiselle, pour votre émouvante "confession". Elle m’a fait éprouver, une fois de plus, que votre personnalité n’est pas faite seulement d’un esprit exceptionnellement riche et sensible, mais aussi d’une âme d’élite. Votre cas n’est pas isolé, et ces "retours" prouvent combien la chaîne des existences juives est, non pas une illusion, mais une réalité. Cependant, votre expérience me semble particulière, parce qu’elle ne s’est pas accompagnée, comme chez beaucoup d’autres, d’une révolte contre votre propre milieu. Vous avez été élevée dans une famille où le judaïsme ne s’identifiait pas avec la pratique religieuse mais où, je le sais, les valeurs humaines du judaïsme sont profondément honorées, aimées et cultivées. L’activité généreuse déployée par Monsieur votre père au sein des plus importantes associations juives de France restait un gage de votre adhésion aux principes constitutifs de notre foi. Et puis je sens, à lire votre lettre, combien votre mère vous aime et combien vous lui rendez cet amour. J’ai beaucoup admiré, lors de notre première rencontre, en avril, votre attachement à vos parents ; j’y ai trouvé l’image de ma propre position qui, je vous l’ai déjà dit, me paraît être la position juive par excellence. Je ne peux ni ne veux ici essayer de vous décrire les sentiments qui lient ma mère à mon être. Vous apprendrez, je l’espère, à la connaître bientôt. Au besoin que vous éprouverez de l’aimer, vous ressentirez combien Maman est source d’amour. Car on n’aime que les êtres qui propagent l’amour. Il y a des gens qui croient que l’amour filial n’est qu’une étape, et qu’il doit être résorbé pour faire place à la sympathie conjugale. Mais c’est là, me semble-t-il, une vue étrangement étroite, et contre laquelle tout en moi s’insurge. Ne pensez-vous pas aussi que la splendeur de l’amour filial illumine, par son maintien même, l’union des époux, et lui confère son sens véritable ? Alors le mariage est vraiment la plus superbe des aventures humaines, dont il totalise les vertus. Enfants, nous le sommes par destinée. Époux, par choix. Se décider pour l’un en rejetant l’autre, c’est sacrifier la moitié de notre pouvoir-être. Mais confondre l’un et l’autre dans un même amour, c’est suspendre la nécessité de notre condition à l’élan libérateur du choix, et ancrer l’enivrante liberté de notre choix dans la valeur de notre destinée éternelle.
Hélas, notre foyer est bien triste, depuis que Papa nous a quittés (4). Papa repose à Lyon et j’ai comme vous des raisons d’en vouloir à cette ville, où j’ai passé l’expérience la plus douloureuse de mon existence. Pourtant, notre père nous donnait à tel point, quotidiennement, l’exemple du devoir accompli, nous enseignait si intensément une vie pure et confiante, qu’en nous quittant il nous a laissé une intense bénédiction. Et nous nous efforçons maintenant d’en rester dignes et de la mériter. Seulement, nous avons perdu l’ambiance communicative, exaltante, que Papa savait conférer à nos réunions familiales. L’ordonnance patriarcale de nos Chabbatot et Mo'adim [Fêtes rituelles] était légendaire en Alsace. Je me rappelle un Seder, en 1933, alors que les premiers réfugiés s’échappaient d’Allemagne : nous étions quarante à table, conscients de l’historicité de l’heure et vibrant aux souffles de l’Éternel. Tel était le charme poétique de nos vendredi soirs qu’ils ont introduit, pour toujours, une dimension esthétique dans notre conception de la vie. Dans ces conditions, nous n’éprouvions nullement le besoin, mon frère et moi, de rechercher des émotions autre part, et nous sommes restés réfractaires aux groupements de jeunesse qui devaient "remplacer" l’atmosphère familiale. On nous l’a souvent reproché depuis, et je crois que Chameau [Frédéric Hammel] ne m’a pas encore pardonné à l’heure actuelle de n’avoir pas participé aux activités scoutes. Que devais-je chercher dehors, alors que je trouvais tout en nous ? J’ai compris depuis qu’on allait moins chez les jeunes pour "recevoir" que pour "donner", et qu’on ramenait des rencontres collectives une expérience encore toujours personnelle, mais enrichie, transfigurée, irradiée. Néanmoins, le problème des responsabilités envers la collectivité ne cesse de me préoccuper. L’intériorisation individuelle, qui me paraît indispensable au rayonnement ultérieur, exige une certaine durée, et durant ces périodes je me sens fautif. Je me dis qu’il n’y a pas là thésaurisation avare puisqu’il y aura, dans la suite, propagation et gaspillage libéral de tout le bien que j’aurai accumulé. Mais je me dis aussi que pour maintenir ce niveau, où le bonheur individuel ne surgit qu’en vue du bonheur d’autrui, il faut une singulière élévation d’âme – et je crains de ne pouvoir toujours atteindre ces sommets. Surtout – c’est là que le problème tourne au paradoxe – je sens que je saurais mieux les atteindre si mon âme n’était pas seule.
Vous m’écrivez, chère Mademoiselle, que ce problème vous tourmente également. Je vous saurais gré de m’exposer à l’occasion comment il se pose pour vous. Voici un mois exactement – un mois de l’année juive – que j’ai engagé ce dialogue. Beau thème pour des variations lyriques. L’altière nature alpine, qui m’entoure depuis aujourd’hui, m’attire dans un envoûtement romantique qui, cette année, a un timbre trèsparticulier. C’est la projection, tout autour de moi, d’une tonalité faite de réconfort, de bonté et d’attente : celle de vos réponses, pour lesquelles je vous suis infiniment reconnaissant. Je me sens engagé dans un rythme qui, tout en reliant l’avant au frémissant après, conserve son audace spontanée et son indéfinissable mystère. Permettez-vous, très chère Mademoiselle, de passer au superlatif, et de sceller ainsi dans la matière écrite le sentiment qui m’anime ? Je voudrais débarrasser l’épithète de sa banale usure et vous assurer du prix, de tout le prix que j’accorde à l’idée de vous savoir présente.
Présente ?… Je commence à sentir avec quelque amertume qu’il y a entre nous beaucoup d’encre et de papier. En arrivant près de ma sœur (5), celle-ci m’a confirmé qu’elle n’avait pu encore rien trouver à votre intention. C’est regrettable mais le dernier mot n’est pas dit. Cette après-midi, nous allons suivre une piste toute fraîche, et peut-être aurez-vous reçu un télégramme avant que ne vous parvienne cette lettre. Je vous prie d’accepter, en attendant, avec mes pensées très dévouées, mes vœux sincères de Chabbat Chalom ou-mevourakh ve-'hodech le-ne'hama ve-le-gueoula.
© : A . S . I . J . A. |