1. à Richard NEHER, Strasbourg

À la fin de la seconde guerre mondiale, André Neher se trouve à Lyon où son père, Albert A. Neher, est décédé en janvier 1945. À la Libération, il est réintégré au Lycée Ampère de Lyon, après quatre ans d’exclusion de l’enseignement en raison du statut des Juifs. C’est donc de Lyon qu’il écrit à son frère aîné Richard, déjà retourné en Alsace, pour résumer une discussion menée à la maison d’enfants "L’Hirondelle" (1). Il y a été question de la critique biblique, thème qui inquiète beaucoup une certaine jeunesse avide de trouver dans la Bible des réponses aux interrogations lancinantes de l’après-Shoah. La Bible est-elle vraiment source de vérité ou une sorte de puzzle dû à divers rédacteurs bien postérieurs à Moïse ? (2)


Vendredi midi (août 1945)

Mon cher Richard, mes chers tous,

Aujourd’hui, je voudrais donner quelques indications plus amples sur notre conférence avec (3). Je ne puis naturellement entrer dans tous les détails et puis les choses me trottent encore un peu dans la tête, mais j’aimerais commencer par en fixer quelques-unes par écrit. Au lieu de choisir notre carnet, je vais l’essayer dans cette lettre que je te prie donc, cher Ric, de conserver autant que possible.


1°) J’ai refait l’expérience, que nous avons si souvent faite déjà, qu’il n’y a pas de base plus solide, efficace et complète pour toute anticritique que l’ouvrage de Papa. Je voulais primitivement borner la conférence à la lecture de l’"Exposé-Résumé" (dont l’ensemble paraît d’ailleurs dégager une impression très satisfaisante sur un auditoire sceptique) mais, en cours de route, je me suis trouvé dans l’obligation de faire appel au texte original de la "Kritik" (4), dont il n’y a pas un chapitre, pas une phrase, pas un mot qui ne puisse servir, éclaircir, convaincre.


2°) J’ajoute immédiatement la remarque suivante, qui nous demandera réflexion et prise de position en ce qui concerne la forme de publication envisagée jusqu’ici pour l’œuvre : Chimen (5) a assisté à la conférence, où j’ai lu tous les extraits dans notre traduction française. Le lendemain, les Buchenwalder (6) m’ont demandé (ils avaient eu vent de l’affaire) un résumé de la question. Ce résumé, je l’ai fait en allemand et je l’ai illustré de la lecture d’abondants extraits de la "Kritik" dans l’original (en particulier le chapitre XVI, condensé dans "Le Lévitique et l’éducation morale"). Chimen assistait également à cet exposé. À un certain moment, après la lecture de l’image : "Die Heilige Schrift ist die gütige Amme" (7), il m’interrompt et me dit : "Ceci, vous l’avez lu hier soir en français, mais j’ai beaucoup moins bien compris. Peut-être avez-vous lu trop vite, peut-être n’était-ce pas traduit d’une façon absolument fidèle ; en tout cas, c’est maintenant seulement que j’ai compris que ce n’est pas seulement beau, mais aussi juste."


3°) La conférence avait duré quatre heures environ. Maman et Hélène, qui assistaient, m’ont assuré qu’elle avait fait impression. André (8) et Chimen me l’ont confirmé également. Hier jeudi, Bô, peu avant de partir, est venu me trouver pour me déclarer, d’une voix solennelle, qu’il lui fallait huit jours pour réfléchir sur tout, mais que dès maintenant il avait acquis la certitude que la prétention de Marcus (9) que personne ne peut lui répondre est une fable. "Il y a quelqu’un en France pour lui répondre, je le sais maintenant. […]". Évidemment, Marcus avait fait à l’époque des déclarations vaguement analogues. Mais je crois quand même Bô bouleversé. Surtout, je crois que jusqu’ici, il n’osait jamais parler ouvertement à Marcus et que maintenant il a trouvé le contrepoids philosophique qui lui manquait et qui lui donnera une assurance qui lui faisait défaut et qu’il ne pensait pas possible d’atteindre.


4°) Sur le fond de la question, maintenant que Bô a révélé (timidement d’ailleurs, j’ai dû lui arracher les vers du nez) tout ce qu’il savait de la thèse de Marcus, il faut en venir à la constatation – désagréable, mais pressentie – que Marcus n’admet pas seulement l’"Histoire" de Spinoza, mais aussi sa "Philosophie", sa "Métaphysique". Du Spinoza enrubanné du verbiage de Buber, mais plus rien de commun avec l’essence du judaïsme : panthéisme, déisme ou athéisme, peu importe : jeu de mots. Il faut appliquer malheureusement mot à mot à Marcus le processus de la critique défini à la fin du chapitre I. Ce n’est qu’après avoir nié Dieu – ou, tout au moins, le Dieu d’Israël – qu’il peut affirmer que la Bible est une œuvre postiche. Arrivé à ce point de la discussion, j’ai fait sentir, d’abord, que notre thèse avait prévu la possibilité de cette position criticiste et par conséquent se sent assez forte pour y répondre ; ensuite, que ces réponses – depuis longtemps données par nos Sages – sont fort bien connues par Marcus et que s’il leur refuse crédit, ce n’est pas en vertu d’une "certitude métaphysique", comme il l’affirmait, mais en vertu d’une "croyance vulgaire" dans le contraire ; enfin, que dans ce domaine, comme l’affirme la conclusion du chapitre IV, seule la preuve de la non-existence de Dieu peut apporter des éléments de certitude, mais que Marcus, pas plus qu’un autre, n’arrivera à se l’arracher de la cervelle. Bref, j’ai l’impression que le système métaphysique de Marcus est un amalgame de sociologie et d’intuitionnisme […] et qu’on peut en trouver tous les éléments dans Les deux sources de la morale et de la religion, mais que (par atavisme ?) (10) Marcus a trouvé plus familier le vocabulaire germanique de Rosenzweig que la prose française de Bergson.

[…] Tes remarques sur les choses alsaciennes nous intéressent et amusent toujours beaucoup. Excuse mon style, mais Schabbes approche. Les Buchenwalder sont des types vraiment intéressants : c’est la Pologne juive dont nous soupçonnions l’existence sans la connaître. Je t’en parlerai plus la prochaine fois.

Gut Schabbes à tous et mes plus tendres baisers pour toi.

Bouwele (11)



Notes :
  1. "L’Hirondelle" : maison d’enfants de l’O.S.E., ouverte après la Libération dans une banlieue de Lyon (Oullins-La Mulatière) pour accueillir les enfants de parents déportés, et dirigée par Nathan et Hélène Samuel. André Neher et son frère Richard y donnent régulièrement des cours de Bible et de pensée juive.
  2. L’attitude dont André Neher a toujours fait preuve relativement à l’étude de la Bible et à l’égard de la critique biblique se trouve particulièrement explicitée dans son introduction à son livre Amos. Contribution à l’étude du prophétisme, et sa position s’est concrétisée plus tard dans son Histoire Biblique du Peuple d’Israël (1962, avec Renée Neher). On en trouve une illustration en des termes très simples dans une lettre du 2.7.1950 à un destinataire inconnu : "[…] je condamne aussi sévèrement que vous-même le credo quia absurdum, l’escamotage de la recherche sous prétexte du mystère. J’ai toujours lutté pour qu’une enquête sur la Bible utilise toutes les techniques que l’intelligence humaine tient à notre disposition : science, histoire, philologie, philosophie, etc. Mais j’ai toujours lutté aussi pour faire admettre que l’enquête, ainsi menée, est encore incomplète. Qu’elle ne sera achevée qu’au moment où les liens seront découverts qui me rattachent, moi-même, à la Bible. Je suis donc, premièrement et comme vous, de ceux qui, placés devant une contradiction du genre de celles que vous signalez, estiment qu’il faut la regarder en face et s’efforcer de la résoudre. Mais non pas – et c’est cela qui nous sépare encore – en invoquant l’argument d’une erreur de copiste. Hypothèse applicable à n’importe quel texte, mais non à un document, pour moi, sacré. Le privilège d’échapper à l’erreur confère à la Bible son caractère de Révélation unique. Si je suis autorisé à y découvrir une erreur, je deviens maître de la Révélation, elle n’est plus mon juge ; je suis sorti d’elle, elle ne me tient plus ; je puis me tourner vers une autre. L’élément humain dans la Révélation ne peut consister dans une altération fortuite et gratuite du texte par la main de l’homme. Mais seulement dans le consentement que la Révélation a donné de se laisser lire dans la perspective humaine. […]" (© Archives André Neher).
    On peut aussi écouter le cours d'André Neher sur L'exégèse historico-critique de la Bible (1963).
  3. "Bô" : surnom par lequel tout le monde désignait Jacques Cohn (1916-1974) depuis l’enfance. De formation philosophique et pédagogique, il joue un rôle important pendant la guerre pour cacher et éduquer des enfants et des adolescents juifs dans le cadre clandestin de l’O.S.E. Avant la guerre, les Neher et les Cohn ont habité pendant quelques années à Strasbourg la même maison. André Neher et son frère Richard connaissent donc bien Bô et son frère Marcus. Juif très observant, Bô devient après la guerre inspecteur des maisons d’enfants religieuses de l’O.S.E., tout en étant la cheville ouvrière du mouvement de jeunesse juif orthodoxe Yechouroun. Après son alya en 1952, il devient inspecteur des maisons d’enfants d’orientation religieuse.
  4. " L’ouvrage de Papa » dont il est question est un ouvrage d’exégèse d’Albert Abraham Neher (1879-1945) rédigé en allemand pendant la guerre – d’où le mot " Kritik ». Il a été traduit en français par ses fils sous le titre : Aperçus critiques sur la critique de la Bible. Le texte allemand comme le texte français sont restés jusqu’à ce jour inédits. Albert A. Neher, d’une vieille famille juive alsacienne, est également l’auteur de nouvelles, contes et récits judéo-alsaciens (quelques-uns ont parus, sous le titre La double demeure, Scènes de la vie juive en Alsace, Paris, Colbo, 1965) ainsi que d’un Lexique linguistique et historique judéo-alsacien (inédit).
  5. Chimen (Shimon Gerstenkorn, 1929-1996), adolescent dont les parents ont été déportés, se trouve à la maison d’enfants "L’Hirondelle". Doué d’une grande intelligence et d’un esprit déjà très critique, son jugement a du poids aux yeux d’André Neher. Il deviendra plus tard un brillant physicien – Directeur de recherche au C.N.R.S. – toujours très attaché au judaïsme.
  6. Jeunes garçons rescapés de Buchenwald, dont certains venaient d’arriver à "L’Hirondelle". Parmi eux, Elie Wiesel.
  7. "L’écriture sainte est la véritable nourrice."
  8. André Berger, l’un des plus âgés du groupe, a fait fonction d’éducateur à "L’Hirondelle".
  9. Marcus Cohn (Strasbourg, 1906-Jérusalem, 1997) est le frère de Bô Cohn. Après des études de langues sémitiques, il se consacre à l’éducation. Juif très observant en même temps que doué d’une grande ouverture d’esprit, il est le fondateur de l’École Maïmonide à Paris (1935). Fait prisonnier en 1940, il donne des cours de Bible et de Talmud dans son camp de prisonniers – Jules Braunschvig, futur Président de l’Alliance Israélite Universelle, y est un de ses élèves. Après la guerre, à son retour de captivité, il reprend la direction de l’École Maïmonide et fait figure de guide et de maître à penser pour une jeunesse traumatisée par la Shoa, jusqu’à son émigration en Israël, en 1950. Il épouse Rachel Cohn, veuve de Léo Cohn (forte personnalité qui a, lui aussi, avant sa déportation, profondément marqué la jeunesse juive de Strasbourg et le milieu des Éclaireurs Israélites de France – sur lui, cf. infra, lettre à Frédéric Hammel de 1980). Installé à Jérusalem, il est Directeur du lycée Adolphe Crémieux de l’Alliance Israélite Universelle, puis Inspecteur de l’enseignement du français au Ministère de l’Éducation. Il joue un grand rôle dans la création du Lycée René Cassin de Jérusalem. Il est l’auteur de dictionnaires Français-Hébreu et Hébreu-Français.
  10. Les Cohn étaient originaires d’Allemagne.
  11. "Bou" ou "Bouwele" : surnom affectueux donné en famille à André Neher.

Lexique :

© : A . S . I . J . A.  judaisme alsacien