En réponse à la lettre d’Éliane Amado Lévy-Valensi du 3 janvier 1957 , André Neher lui expose les préoccupations qui amèneront à la création des Colloques des intellectuels juifs de langue française. Le mois suivant, il fera inviter Éliane Amado Lévy-Valensi à une réunion préparatoire. La première rencontre, le 24 mai 1957, groupe, autour d’Edmond Fleg, une vingtaine d’intellectuels juifs dans la maison d’enfants de l’OS. à Versailles. Puis, deux ans plus tard, ils sont un peu plus nombreux à se retrouver, les 27 et 28 septembre 1959, dans les locaux parisiens du Congrès Juif Mondial, autour du thème "Timidité et audace de la pensée juive". Ainsi sont initiés les Colloques des intellectuels juifs de langue française, qui perdureront au fil des ans, longtemps animés par les ouvriers de la première heure (1) .
Le but de ces Colloques est défini dans la Préface qu’André Neher a écrite pour le premier recueil des actes du Colloques – La Conscience Juive, données et débats:
"Longtemps, l’intellectuel juif a fait figure d’enfant perdu du judaïsme. Dans tous les chantiers, il était à la tâche; sur tous les champs de bataille, il menait la lutte; dans les combats les plus louables et les plus périlleux, il constituait l’avant-garde, mais c’étaient les chantiers, les arènes, les risques où les responsabilités humaines les plus diverses se trouvaient engagées, sauf une: celle, précisément, du judaïsme. Confronté avec sa condition juive, l’intellectuel juif réagissait au mieux par un mouvement d’humeur ou d’indifférence; au pire, par une psychose morbide de mépris ou de haine. À la racine de ces attitudes se découvrait, en permanente et décevante constante, une profonde et indécrassable ignorance. […] C’est à renverser ce mouvement qu’a tendu l’idée première de nos colloques. Le Congrès Juif Mondial leur offrait un cadre assez large et efficace pour que tout intellectuel juif y trouvât une place qui ne heurtât en rien sa
conscience, mais lui donnât aussi la stimulante conviction d’être situé au sein d’une communauté disposant d’un message structuré de pensée et d’action. Le nom prestigieux d’Edmond Fleg, qui voulut bien signer les premières invitations, suffisait à garantir le niveau et l’esprit de ces rencontres […]."
Strasbourg, le 27 janvier 1957
Chère Madame,
De retour de voyage, je trouve votre lettre, à laquelle, croyez-le, j’attache une importance singulière. Je sens, en effet, qu’au-delà de l’argument qu’a pu vous fournir la lecture de mon livre (je vous suis, évidemment, reconnaissant des termes que vous employez pour l’évoquer), une recherche plus générale vous oriente, un besoin et une nostalgie vous animent, que partagent avec vous d’autres intellectuels juifs, déçus et frustrés par notre vieil et pourtant tenace Occident. Votre lettre s’inscrit dans une série de témoignages que je m’en voudrais de recueillir simplement pour en établir le catalogue: je souhaite qu’ils puissent s’exprimer en commun, se confronter et aider à faire avancer d’un cran notre reconquête du monde juif – que nous avons failli perdre naguère, insensés que nous étions, et qui se restitue lentement à nous, à chacun selon ses démarches propres et ses expériences personnelles. Je suis en train de mettre sur pied une rencontre d’intellectuels juifs (en mai-juin? à Strasbourg ou à Paris? Peu importent encore les détails d’organisation) qui serait préparée par des relais: en groupes restreints et locaux, une question serait examinée chaque mois, qui permettrait de voir un peu plus clair et de dresser des bilans provisoires.
Nous nous proposons, à Strasbourg, dans les mois à venir, d’étudier, en deux temps:
1°) les facteurs fondamentaux de l’échec de la culture occidentale (hiatus entre la pensée et l’action, entre le sacré et le profane; syncrétismes spirituels et absolutions politiques; effacement du caractère dialogal de la «responsabilité»…);
2°) les valeurs juives et leur compatibilité avec une «culture» et, en particulier, avec la culture occidentale (la responsabilité en histoire; la connaissance-amour; l’intégrité du monde et de l’homme…).
Ce ne sont là que des propositions de réflexions: il y en a bien d’autres, susceptibles d’être formulées sur différents plans.
Voudriez-vous vous associer à ce travail de recherche, préparatoire à une confrontation ultérieure? Pourriez-vous entreprendre ce travail avec certains de vos amis parisiens, en particulier avec les étudiants que vous mentionnez dans votre lettre, ou voulez-vous l’entreprendre pour vous-même? J’en serais, pour ma part, extrêmement heureux et, voyez-vous, ce serait une première (et, je le crois, utile et efficace) manière d’amorcer le dialogue et de rester en contact.
Ce qui n’exclut certes pas l’éventualité d’un entretien : comptez sur moi pour vous faire signe, lors d’un passage à Paris; je n’y suis pas très souvent mais je me réjouirai de faire votre connaissance.
Êtes-vous en contact avec Emmanuel Lévinas ? Les étudiants dont vous parlez sont-ils en rapport avec l’École de Cadres d’Orsay ? Je vous demande cela parce je compte sur ceux-là pour participer à notre recherche commune – et si vous les connaissiez déjà, cela faciliterait les choses.
Et, bien sûr, si vous voyez une possibilité de venir à Strasbourg, nous pourrions avoir un entretien plus long et approfondi. Puis-je vous demander, dès maintenant, d’envisager la participation à un "relais" que nous nous proposons de réaliser dans la semaine de mardi-gras, dans une Auberge des Étudiants Juifs, à proximité de Strasbourg ?
Veuillez y réfléchir, et soyez assurée, chère Madame, de mes sentiments de très grande gratitude : des lettres comme la vôtre font plus que récompenser, elles encouragent à poursuivre et éclairent la voie.
© : A . S . I . J . A. |