En mars 1958, André Neher est invité à donner une conférence à Bruxelles, dans le cadre de la Fondation Franz Philippson pour la diffusion de l’histoire et de la littérature juives, qui marque son trentième anniversaire. Les allocutions d’ouverture ainsi que la conférence d’André Neher sur les "Thèmes actuels de la pensée juive" sont publiées quelques mois plus tard sous forme d’une plaquette envoyée à un certain nombre de personnalités, dont l’historien Jules Isaac. Quelques jours plus tard, Jules Isaac, qui est abondamment cité dans la conférence d’André Neher, tient, en historien méticuleux, à faire quelques mises au point concernant sa biographie.
Cher André Neher,
J’allais justement vous écrire quand j’ai reçu votre précieux envoi. Nos pensées se sont croisées. […] J’en viens à votre conférence, que j’ai lue avec l’attention passionnée qu’elle mérite. Grand merci de m’y avoir donné une large place, et merci de la sympathie que vous y exprimez, avec tant de délicatesse, pour l’homme et pour l’œuvre.
Par manie d’historien, puis-je rectifier quelques menus détails ? J’ai été admirateur mais non "ami" de Jaurès. Je ne suis devenu Inspecteur Général qu’en fin de carrière, alors que je songeais déjà à prendre ma retraite, et par la grâce du gouvernement du Front Populaire (Léon Blum, Jean Zay), car mes publications sur la Guerre et les origines de la Guerre m’avaient fait mal voir des "officiels". Je n’ai donc exercé ces fonctions que quatre ans (1936-1940), plus un an de rappel à la libération. Un Inspecteur Général inspire toujours une certaine "terreur" dans les milieux professionnels (1) ; j’ai fait de mon mieux pour la réduire au minimum, me montrer aussi humain que possible, et j’en ai été récompensé par de nombreuses amitiés – parmi mes anciens administrés – qui me sont restées fidèles jusque dans ma retraite.
[…] J’avais d’abord consacré mes loisirs forcés à un livre qui a paru aux Éditions de Minuit sous le pseudonyme de Junius et le titre Les Oligarques, essai d’histoire partiale, épisodes de la guerre du Péloponnèse d’une analogie frappante avec les événements. C’est en 1943 que j’ai commencé d’écrire Jésus et Israël et, après la crise de novembre, le malheur qui s’est abattu sur nous (je n’ai échappé que par une série de hasards quasi invraisemblables), j’ai continué ce travail de cachette en cachette comme une mission sacrée – qu’en effet ma femme dans un ultime message m’avait confié.
Je ne vous donne ces détails que pour que vous me connaissiez mieux.
Ma thèse majeure est qu’en effet la source la plus profonde de l’antisémitisme en chrétienté est une certaine tradition d’enseignement – ce que j’ai appelé "l’enseignement du mépris", enseignement non seulement catéchétique mais entendu dans le sens le plus large du mot (où j’inclus aussi la prédication et toutes les formes de la littérature chrétienne).
Les innombrables lettres que j’ai reçues, celles que je reçois encore, attestent que le livre a exercé, exerce toujours une action profonde sur les Chrétiens de bonne volonté. Ce sont des lecteurs de Jésus et Israël qui se sont employés – le livre étant épuisé depuis longtemps (2) – à le faire rééditer. La nouvelle édition paraîtra dans un mois environ aux éditions Fasquelle.
Étais-je de ces "assimilés" qui s’efforçaient d’être en tous points "pareils aux autres" ? Quand je considère objectivement mon cas, il me paraît un peu plus complexe. Il me semble que je n’ai eu aucun effort à faire pour être "comme les autres". Élevé par des parents français, dans un métier français, entouré d’amis français, j’étais aussi naturellement que possible Français, je me sentais profondément Français, je l’étais, je le suis : c’est un fait, je n’y peux rien. La suite des événements m’a démontré pourtant qu’il ne suffit pas d’être Français pour l’être si j’ose dire : il faut encore être reconnu pour tel par tous les autres Français, ce qui n’est pas le cas quand on est d’origine juive. J’ai dû constater qu’il y avait là un formidable obstacle, imprévu. C’est de là qu’est partie ma réflexion.
Compagnon de Péguy, militant socialiste, profondément humaniste plutôt que "laïque", je n’ai jamais été antireligieux. Et il y a une religion que j’ai pratiquée passionnément, la religion de la famille. Je n’ai jamais été attiré par les groupements rationalistes, j’ai toujours admis toutes les croyances pourvu qu’elles fussent sincères. Mais il est très vrai que les événements que j’ai vécus, les épreuves cruelles que j’ai subies m’ont conduit à une compréhension plus grande, plus pénétrante, de la vie religieuse, à commencer par la vie religieuse d’Israël.
En ma personne, il me semble que le fait d’être juif et d’en avoir pris clairement conscience se concilie parfaitement avec le fait d’être Français. Il ajoute à mes devoirs de Français le devoir de lutter contre toutes les formes d’antisémitisme, le devoir de faire connaître et de mettre en pleine lumière le véritable visage d’Israël, défiguré par la passion religieuse, le devoir de mieux connaître moi-même et de faire connaître toutes les valeurs spirituelles du judaïsme et d’enrichir ainsi ma propre spiritualité. C’est à ces devoirs que j’ai obéi depuis bientôt quinze ans. Et tout cela ne fait que continuer mes luttes antérieures pour la vérité, la justice et la paix.
Ces luttes, j’ai commencé de les raconter dans un livre qui paraîtra en avril aux éditions Calmann-Lévy, intitulé Expériences de ma vie, I. Péguy. Aurai-je le temps de continuer et d’achever ? Cela ne dépend pas de moi mais il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre.
Voilà une bien longue lettre que je vous envoie comme témoignage de confiance, de très haute estime, et d’amitié.
© : A . S . I . J . A. |