43. "Note d’urgence"

L’année 1962 est marquée par les Accords d’Évian et l’afflux en France de ceux que l’on a appelé "les pieds noirs" : Européens d’origine fixés en Algérie. Parmi eux se trouvent de nombreux Juifs. La plupart vivaient en Algérie depuis des siècles mais le décret Crémieux de 1870 les avait fait citoyens français. Ils sont donc des "rapatriés d’Algérie" au même titre que les "pieds noirs" et abandonnent des biens mobiliers et immobiliers remontant souvent à plusieurs siècles. Le traumatisme risque d’être très fort.

Les communautés juives de la France métropolitaine essaient de parer de leur mieux à cette arrivée massive de dizaines de milliers de coreligionnaires dont la plupart, restés très pratiquants, veulent retrouver structures et éducation juives pour leurs enfants. La Communauté de Strasbourg a donné sous ce rapport un exemple exceptionnel. Voici comment André Neher le résume dans Le dur bonheur d’être Juif (p. 197-199) : "L’effort que nous avons tenté à Strasbourg en 1962 avec toute une équipe (mais dont le moteur était un trio composé de Albert Hazan, ma femme et moi) et les résultats que nous avons obtenus n’ont pas seulement été un point de détail : ils ont influencé l’ensemble du comportement des Juifs de France métropolitaine face à l’arrivée massive des Juifs d’Algérie.
On voyait dès janvier-février 1962 se dessiner les événements qui conduiraient inévitablement à ces accords qui allaient être les accords d’Évian. Nous savions que les Juifs d’Algérie ne resteraient pas dans une Algérie non française : ils voudraient venir en France, se ‘rapatrier’ en France. Ce serait, pour la plupart, une transplantation très dure et très éprouvante à surmonter. En plus, on pouvait craindre certains soubresauts de la dernière heure qui risquaient d’être très meurtriers. Je savais tout cela plus ou moins clairement. Mais je ne voyais pas bien ce que nous pouvions faire.
Mais Albert Hazan, lui, avait des idées. Pendant les mois de mars et avril 1962, il est venu presque chaque matin chez nous à la fin de l’office religieux. Il nous répétait inlassablement : ‘Nous n’avons pas le droit de rester impassibles face aux événements, il faut agir, sinon nous renions notre être juif', et il a lancé des circulaires à toutes les communautés juives d’Algérie pour leur proposer fraternellement d’accueillir à Strasbourg des groupes d’enfants. Les parents auraient alors les mains libres pour plier bagages, chercher en France où s’implanter et partir en quête d’un logement et d’un travail. Leurs enfants seraient sous la garde de la Communauté juive de Strasbourg. Cet appel a eu un retentissement énorme à travers l’Algérie.
[…] Nous avons réussi à mobiliser presque toute la Communauté de Strasbourg pour cet accueil. Comme l’indépendance de l’Algérie a été proclamée le 1er juillet 1962, le gros des rapatriés est arrivé à ce moment. C’était en un sens une chance pour moi : les vacances universitaires m’ont permis de me consacrer entièrement à la tâche. Il a fallu organiser des colonies de vacances, des cours de rattrapage pour les enfants dont la scolarité avait été perturbée par les événements tragiques de la guerre d’Algérie. Nous avons ouvert deux internats, créé des bourses. Enfin bref, une énorme entreprise qui a pu être menée à bien grâce à l’aide des dirigeants de la Communauté et du Consistoire, grâce à une bonne volonté générale, mais qu’il fallait sans cesse aviver et entretenir."

La création d’A.J.I.R.A. (Aide aux Jeunes Israélites Rapatriés d’Algérie), dont André Neher est le président actif, avec à ses côtés sa femme Renée et le Rabbin Albert Hazan, permet une organisation structurée de l’accueil des rapatriés. L’entreprise a été pour André Neher et ses proches une priorité absolue. Effort sur le plan social mais surtout éducatif, afin d’empêcher la prise en charge de ces jeunes par des organisations chrétiennes ou laïques qui auraient, inévitablement, neutralisé toute trace d’identité juive et causé un traumatisme supplémentaire.

Dans une lettre à Léon Bentata, professeur de philosophie lui-même "rapatrié" d’Algérie, André Neher écrit :"Nous considérons ma femme et moi-même cette œuvre, dans laquelle nous coopérons si fraternellement avec tant de nos amis sefardim, comme aussi importante que notre œuvre littéraire, et nous essayons de lui donner le meilleur de nous-mêmes."(1)
Les deux lettres qui suivent témoignent de cette activité imposée par un sens aigu du devoir d’entraide.


Strasbourg, le 23 juin 1962

à l’attention de : Dr. Joseph Weill, G.R. Warschawski, R. Hazan, Me René Weil, Georges Weill, G.R. Deutsch (2),


1) Notre Communauté est saine, économiquement équilibrée ; nous bénéficions de la paix ; nos membres ont un standing de vie largement honorable et ne manquent ni de voitures, ni de télévisions, ni d’importants budgets de loisirs.

200 réfugiés arrivent : nous voici débordés, écrasés, menacés dans notre existence normale ! ! Nous parlons de stopper le courant, de téléphoner à Paris et à Marseille pour qu’on ne nous en envoie plus, pour que cela cesse (3).

Avant que de faire ce geste moralement irréparable, je vous demande de réfléchir à ceci : n’est-ce pas réagir à la manière des bourgeois suisses ou américains durant la dernière guerre ? N’est-ce pas se décharger sur autrui d’une responsabilité que nous pouvons et que nous devons assumer, si nous ne voulons pas risquer, à notre tour, d’être condamnés un jour par l’histoire ?
(Ceux que nous pourrons petit à petit placer d’une manière définitive dans le restant du Département garderont, nous l’espérons, un bon souvenir de leur passage au Centre de Strasbourg. Le spectacle est particulièrement émouvant dans la fin de soirée du vendredi et dans la journée du samedi, où tous ces repliés se réjouissent de l’arrivée du Chabbat et sont les fervents fidèles des Offices du Centre Communautaire avec leurs enfants. C’est la raison qui les a fait venir si nombreux à Strasbourg et nous espérons que la vie juive que notre ville peut leur fournir ne les décevra pas.)

Il faut bien se dire ceci : dans aucune autre région de la France, les gens de Ghardaïa et d’Aflou (4), si intensément attachés à leurs traditions religieuses et familiales, ne sauraient être aussi bien accueillis et aussi heureux que chez nous. Les empêcher de venir ici, c’est les jeter délibérément dans l’angoisse morale la plus désastreuse qui les attend à coup sûr à Marseille, à Paris ou à X ou Z. Il ne faut donc pas seulement organiser l’adaptation de ceux d’entre eux qui sont déjà parmi nous ; il faut largement ouvrir l’accueil à ceux d’entre eux qui désirent y venir ; il faut souhaiter qu’ils viennent ici.


2) Mais nous sommes débordés ! ! ! C’est vrai.

La cause n’en est pas que les réfugiés viennent, mais que nous ne sommes pas préparés à les accueillir. Nous avons été aussi négligents que les autorités. Il n’est pas trop tard pour ORGANISER. Encore faut-il le faire AVEC MAJUSCULES, selon un plan digne de notre Communauté-pilote, de son standing, de la paix dont elle jouit, du niveau économique qui est le sien.

Actuellement, depuis quinze jours environ, le Centre d’Accueil de la Communauté héberge quotidiennement environ 130 personnes, dont un très grand nombre d’enfants en bas âge. L’aspect intérieur du Centre Communautaire en a été complètement transformé. C’est ainsi que la Salle des Fêtes est devenue un immense dortoir, comprenant une soixantaine de lits, réservé aux hommes, tandis que la Salle de Gymnastique avec ses douches et quelques salles de réunions ont été converties en dortoirs pour les femmes et les enfants. Les salles du premier étage ont été transformées en infirmerie, pour visites médicales, vaccinations, etc., ce qui fait que l’aspect actuel de la Synagogue, en dehors de la Synagogue proprement dite où continuent à se dérouler les Offices, est complètement transformé, à peu près entièrement consacré à l’Accueil. Des bureaux d’urgence ont dû également être installés pour répartir les services et les responsabilités, et le personnel stable de la Communauté a pu se faire épauler par un très grand nombre de bonnes volontés qui ont accepté de consacrer à plein temps plusieurs semaines de leurs vacances. Dans ces conditions, le Centre d’Accueil fonctionne d’une manière extrêmement efficace, dans une atmosphère de détente et de cordialité très grande. Nos coreligionnaires qui s’y trouvent nous donnent l’assurance qu’ils s’y sentent bien et c’est pour nous un extrême réconfort.


Le Service Social de la Communauté a dû faire face subitement à des tâches écrasantes.

[…] Dès notre première réunion, nous avions prévu et décidé : Recensement des logements
Appels aux chefs d’entreprise
Campagne intensive de collecte
Constitution d’un dépôt de mobilier et d’équipement
Bureau d’accueil permanent
Service social technique
Aumônerie
Il est évident que tout cela devait être réalisé en plus du service social permanent, à l’échelle du standing de notre Communauté, avec l’aide immédiate de fonds massifs. Tout cela peut être fait à cette échelle. Mais il faut le vouloir.


Le voulez-vous ?

Ou voulez-vous attendre que la poignée de fonctionnaires et de bénévoles attelés à l’heure actuelle à une tâche qui menace de les écraser, soient écrasés vraiment, donnant ainsi, par cet échec, un alibi à la fuite devant nos responsabilités ?


Un exemple : n’existe-t-il vraiment pas, à Strasbourg ou dans les environs, un hôtel, une maison, une série d’appartements que la diligence, l’ingéniosité, les ressources financières de notre Communauté puisse mettre à la disposition rapide, immédiate, de l’Accueil ? Ce que l’Agence Juive réussit à Naples, à Casablanca, en terre étrangère ou hostile, nous n’arriverions pas à le réaliser ici, où nous vivons en plein soleil et moralement soutenus par l’État ? […]


André Neher

Notes :
  1. Lettre d’André Neher à Léon Bentata du 24.2.1964 (© Archives André Neher).
  2. Dr. Joseph Weill : président du Consistoire de Strasbourg et du Bas-Rhin ; les grands rabbins Abraham Deutsch et Max Warschawski ; Maître René Weil : président de la Communauté de Strasbourg ; Georges Weill : son vice-président.
  3. Au courant du mois de juin 1962, un premier groupe d’une trentaine de jeunes Juifs d’Algérie arrive à Strasbourg de Mostaganem avec un encadrement d’adultes. Quelques jours plus tard arrivent d’autres enfants, confiés à la communauté juive par des parents qui repartent aussitôt chercher des solutions durables. Suivent des familles entières, dont plusieurs viennent du Sud algérien. Le bruit court que certaines personnes, à Strasbourg, voudraient faire stopper ces arrivées, en priant que, de Paris et surtout de Marseille, on envoie les "rapatriés" ailleurs qu’à Strasbourg. Les dirigeants de la communauté auxquels André Neher adresse la lettre ci-dessous ne sont certainement pas de cet avis. Mais par cette "note d’urgence", André Neher veut les conforter dans leur engagement et leur donner des arguments contre les critiques.
  4. Ghardaïa et Aflou sont, avec Tougourt, des localités de l’extrême Sud algérien, appelé la région du Mzab. De petites communautés juives y ont vécu pendant des siècles, tirant surtout leur subsistance de l’exploitation des palmiers-dattiers, nombreux dans ces villes-oasis. Très traditionalistes, les Juifs de cette région viennent nombreux à Strasbourg, sachant que c’est une communauté elle aussi attachée aux traditions religieuses. Le sous-préfet de Ghardaïa, lui-même originaire d’Alsace, les y a poussés.


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