Après la guerre des Six Jours et la victoire éclair d’Israël, de nombreux commentaires plus ou moins malveillants ont été entendus à la radio ou lus dans la presse en France. André Neher a vécu très intensément les semaines d’angoisse qui ont précédé la guerre. Durant son bref séjour en Israël à peine la guerre finie, il a pu mesurer sur place la gravité des dangers courus. Il a rendu visite à des blessés et à des familles en deuil. À son retour en France, il supporte très mal les critiques contre Israël et même les sous-entendus ambigus, surtout quand ils émanent de personnes qu’il admire, comme l’écrivain Gilbert Cesbron.
Cher Gilbert Cesbron,
Votre déclaration sur le problème des Lieux Saints, à Radio-Luxembourg, le vendredi 7 juillet à 13h15, constitue un véritable scandale, au sens moral et théologique du terme. J’en suis d’autant plus bouleversé que j’admire votre œuvre et que j’étais en droit d’attendre et d’exiger de vous cette élémentaire donnée que représente pour chaque croyant, et pour chaque homme, le respect de la vérité. Or vous avez méprisé et piétiné la vérité, à la fois par ce que vous avez dit et par ce que vous avez passé sous silence.
Vous avez mentionné que, depuis bientôt vingt ans, Jérusalem est déchirée en deux par des barbelés. Mais vous n’avez pas dit que ces barbelés ont été enlevés maintenant par Israël ; qu’en pénétrant maintenant dans la Vieille Ville de Jérusalem, les Juifs d’Israël y ont ramené la liberté, la liberté pour tous les cultes, pour tous les hommes. Car, durant vingt ans, sous l’occupation jordanienne, l’accès de certains Lieux Saints était interdit à des millions de croyants. Vous, Gilbert Cesbron, Chrétien français, vous pouviez vous recueillir au Saint-Sépulcre, mais moi, André Neher, Juif français, on me refoulait à la Porte Mandelbaum lorsque je voulais me recueillir au Mur du Temple. Vos coreligionnaires, Chrétiens israéliens, au nombre de deux cent mille, les Musulmans israéliens, au nombre de cent trente mille, les Juifs israéliens et les Juifs du monde entier, au nombre de douze millions, n’avaient pas le droit d’accès à leurs Lieux Saints respectifs dans la Jérusalem jordanienne. Maintenant, dans la Jérusalem unifiée par Israël, l’entrée est librement assurée à tous les croyants, à tous les hommes. C’est une Bastille qui s’est écroulée. Il n’a fallu pour cela aucune internationalisation, aucune garantie extérieure. Il a suffi que les Juifs rentrent à Jérusalem pour y ramener la liberté pour tous.
Ce contraste ne devait-il pas être mentionné, au nom de la vérité ?
Vous avez dit que les trois religions bibliques se faisaient meurtrières d’autrui pour la possession des Lieux Saints. Cela est, hélas, vrai pour les Chrétiens et les Musulmans (voyez les Croisades). Mais cela est faux, absolument faux, pour les Juifs. Je vous défie de me citer un seul moment dans l’histoire où les Juifs sont partis à l’assaut de Jérusalem pour arracher les Lieux Saints aux Chrétiens ou aux Musulmans et pour s’en assurer l’hégémonie.
Si vous faites allusion à la récente guerre, celle de juin 1967, alors votre affirmation n’est pas seulement fausse, elle est littéralement scandaleuse. Car personne ne songeait, en Israël, le 5 juin 1967, à une offensive contre la Vieille Ville de Jérusalem. On pensait que, malgré l’ouverture des hostilités avec l’Égypte et la Syrie, la frontière jordanienne resterait pacifique, comme l’est effectivement restée celle du Liban. Ce sont les Jordaniens qui ont ouvert le feu, dans l’après-midi du 5 juin, arrosant de leurs obus et de leurs bombes la partie israélienne de Jérusalem, touchant à l’aveuglette les habitations civiles de cette ville ouverte et, elle aussi, trois fois sainte, éventrant les toits d’écoles, d’hôpitaux, de synagogues, et celui de l’Église de la Dormition. Il fallait bien riposter, n’est-ce pas ? Comment Israël l’a-t-il fait ? C’est, sans aucun doute, l’un des épisodes les plus bouleversants de l’intervention de l’armée d’Israël, et il me pèse de devoir vous le rappeler, alors que le fait devrait être gravé en lettres d’or et indélébiles dans la conscience des Chrétiens : les soldats israéliens ont reçu l’ordre strict, en pénétrant dans la Vieille Ville de Jérusalem, de respecter les Lieux Saints plus que leur propre vie ; il leur était interdit d’utiliser les armes à feu, afin d’éviter que ne soient touchées les églises par les fenêtres et les toits desquelles les Jordaniens déversaient leurs rafales meurtrières ; ils ont repoussé à l’arme blanche l’adversaire embusqué dans les Lieux Saints, qu’Israël a voulu sauvegarder jusque dans leur plénitude matérielle, afin de les rendre, intacts, aux Chrétiens et aux Musulmans. 325 soldats de l’armée israélienne sont morts dans cette bataille, plus que n’en sont tombés au Sinaï dans la lutte contre les divisions blindées de l’Égypte. 325 soldats juifs sont morts pour rendre, intacts, le Mur du Temple aux Juifs, le Saint-Sépulcre aux Chrétiens, la Mosquée d’Omar aux Musulmans, à tous les Juifs, à tous les Chrétiens, à tous les Musulmans. Et, effectivement, dès le lendemain de la bataille – j’y étais et vous ne douterez pas, n’est-ce pas, de mon témoignage ? – les trois communautés bibliques, en fraternelle proximité, célébraient chacune son culte sur le Lieu Saint de sa tradition.
La portée scandaleuse de votre déclaration s’est révélée sans fard dans votre conclusion : vous y avez mis en garde Israël contre la tentation de l’orgueil et contre celle de l’argent. Ces deux termes, puisés dans le vocabulaire de "l’enseignement du mépris" , n’atteignent pas les Juifs que vous entendiez viser, mais ils vous atteignent vous, car leur emploi par vous, en un contexte aussi solennel, montre que malgré Jules Isaac, malgré Jean XXIII, malgré les Déclarations conciliaires, votre conscience chrétienne reste prise dans la psychose de l’antijudaïsme millénaire de l’Église. J’ai retrouvé dans le ton et dans le fond de votre conclusion le réflexe antisémite que la France a si tragiquement expérimenté lors de l’affaire Dreyfus : puisque Dreyfus était juif, il fallait admettre d’emblée qu’il avait trahi la France par péché d’orgueil et par appât d’argent. C’est le réflexe qui vient de jouer en vous contre Israël : puisque Israël est un État juif, il faut admettre d’emblée qu’il est soumis à la tentation de l’orgueil et de l’argent et que, nouveau Judas, il va trahir – trahir le sacre, le triple sacre de Jérusalem, par le sacrilège de l’orgueil et par celui de l’argent.
Or, Gilbert Cesbron, ce n’est pas à vous que j’ai besoin de le rappeler, Dreyfus était innocent. Or, Gilbert Cesbron – que n’allez-vous en Israël, où votre œuvre est connue et aimée, que n’allez-vous en Israël, aujourd’hui, sans tarder, ce qui vous dispenserait de vous entendre dire par moi ce qui là-bas s’imposerait à vous en évidence criante : Israël est innocent. Au-delà, trois fois au-delà, infiniment au-delà de vos suspicions mesquines, Israël, depuis le 6 juin dernier, accomplit à Jérusalem une œuvre d’humilité généreuse et d’amour désintéressé qui n’a pas sa pareille dans l’histoire récente (et sans doute dans l’histoire tout court) de l’humanité. Les barrières sont enlevées ; les préjugés sont pulvérisés ; Juifs, Musulmans, Chrétiens et quiconque se réclame du nom d’homme se retrouvent en une admirable expérience de coexistence fraternelle ; les réfugiés eux-mêmes accèdent enfin à la dignité humaine ; ils peuvent, s’ils le veulent, sortir du dégradant état de choses dans lequel les maintenaient leurs frères arabes, s’épanouir enfin dans le travail qui seul donne un sens à la vie, apprendre que le sol de la Palestine ne renferme pas uniquement du sable et du pétrole, mais qu’il donne, à qui lui offre sa main et son labeur, du pain, des fruits et la bénédiction des récoltes. De toutes les communautés et de tous les organismes du monde qui, à l’heure actuelle, dans les ruines encore fumantes accumulées par la folie de Nasser, essaient d’être charitables à l’égard des victimes pitoyables de cette folie que sont les réfugiés palestiniens, l’État d’Israël est celui qui pratique cette charité en y mettant les ressources matérielles les plus importantes (ressources de temps, d’argent, de médicaments, d’aide sociale, de chantiers de reclassement) et qui, de plus, donne à cette charité son sens le plus élevé et le plus désintéressé, celui du don gratuit qui a pour nom : amour.
La Jérusalem céleste n’a pas à rougir de ce qui se passe aujourd’hui dans la Jérusalem humaine. Elle peut lui faire confiance, car dans la Jérusalem unifiée par les Juifs, c’est un tronçon, mais un tronçon solide et majestueux, de la route messianique qui est en train de se construire. Puissent un jour proche des mains d’hommes être aussi pleinement humaines à Berlin, au Viêt-Nam, en Corée, au Tibet, au Congo, que le sont, à l’heure actuelle, les mains juives à Jérusalem. La Jérusalem céleste peut être heureuse de voir s’édifier pas à pas cette route par l’effet d’une Parole juive que Jésus lui-même connaissait bien puisqu’il la lisait quotidiennement dans la Torah de Moïse, au verset 18 du dix-neuvième chapitre du Lévitique, où les Juifs du monde entier la lisent aujourd’hui encore chaque jour : "Aime ton prochain comme toi-même", Parole que les Juifs de l’État d’Israël sont en train, par une superbe espérance en ce qu’il y a de plus Divin dans l’homme, de traduire en Acte. Cet Acte se déroule à Jérusalem, en ces semaines de juin et de juillet 1967. En trois heures de vol, Gilbert Cesbron, vous pouvez y être, afin d’y participer. Au lieu de puiser le contenu de vos déclarations dans le Nomansland et dans le Nogodsland des préjugés et des lieux communs, allez sur les Lieux Saints, à Jérusalem-en-Israël, et ensuite seulement vous aurez le droit de parler. J’attends votre témoignage, qui soit enfin conforme à l’unique préoccupation qui me fait vous écrire cette lettre, et dont j’aimerais croire qu’elle continue à nous être commune : le respect de la Vérité.
© : A . S . I . J . A. |