76. à Denise GAMZON, Tel-Aviv

Denise Gamzon ("Pivert", du nom de son totem aux Éclaireurs Israélites de France), la veuve de Robert Gamzon ("Castor") (1), enseigne au Département de Français de l’Université de Tel-Aviv, où elle habite. André et Renée Neher sont restés très lié à Denise Gamzon ; il lui rend compte de l’état d’esprit qui règne en France après la conférence de presse du Général de Gaulle.


Strasbourg, le 12 janvier 1968

Chère Pivert,


Nous avons toujours encore l’impression, Renée et moi, d’être en Israël, tant notre esprit est occupé par Israël, par ce que nous y avons vécu, par ses problèmes, par notre nostalgie d’y revenir bientôt – mais nos amis nous savent, hélas, un peu trop loin d’eux, et il est juste que nous nous rapprochions d’eux par les signes de la correspondance. Nous vous espérons en bonne phase de travail, qu’il s’agisse de la Faculté ou de votre thèse (2).


Je me demande souvent quelle eût été la réaction de Claudel actuellement ? (3) Dans l’ensemble, les Catholiques, en France, sont d’ailleurs plus souples, compréhensifs et partagés que les Protestants qui sont rigides dans leur puritanisme qui leur fait prendre la défense de la veuve et de l’orphelin… arabes et qui, surtout, sont désarmés devant le "triomphe" d’un peuple qui n’a droit à leur pitié que dans l’humiliation.


Vous devinez les luttes que nous menons dans l’atmosphère créée par de Gaulle. Ce qui nous fait mal, d’ailleurs, ce n’est pas de Gaulle, mais c’est qu’il ait réussi à diviser la communauté juive de France, qui était si unie en mai-juin (4) et qui, par peur et pusillanimité, retrouve ses angoisses d’antan et tend surtout à garantir sa sécurité, tout en ayant mauvaise conscience à l’égard d’Israël, que l’on aime et admire, mais dont la présence crée problème. Ce qui fait mal aussi, c’est le nombre de Juifs – de gauche – qui se prêtent, dans la grande presse, par la publication d’articles (P. Vidal-Naquet) ou par l’envoi de lettres (du genre Hadamard (5) – on trouve maintenant couramment des lettres au Monde signées Kahn, Lévy, etc.-, à la propagande anti-israélienne. Une "poétesse marxiste juive" (Louise Wolff) vient de publier une plaquette intitulée "Écoute Israël", tout à l’éloge du peuple-juif-martyr, jusqu’au dernier poème où elle invective les assassins israéliens qui "tuent les petits enfants arabes" ! !


Quant à l’alya, si les jeunes restent disponibles, les moins jeunes sont peu encouragés dans leurs tentatives par les lenteurs et les dédales de l’administration de l’Agence Juive, et retrouvent ainsi les vieux prétextes. Mais, encore une fois, chez les 17-20 ans, la disponibilité est grande et des groupes entiers s’apprêtent à suivre de nombreux individus, que vous avez certainement rencontrés déjà à Jérusalem ou à Tel-Aviv.


Mon projet de venir pour trois mois comme Professor Oréa'h à votre Université semble prendre corps, d’après ce que m’écrit le Dr Levinger. Ce sera probablement pour la rentrée de 1968 – donc pour bientôt ! J’attends la confirmation officielle (6).


Renée et moi, nous vous envoyons toutes nos pensées les plus affectueuses.

Votre

André Neher

Notes :
  1. Robert Gamzon ("Castor", du nom de son totem aux Éclaireurs Israélites de France), né en 1906, a été le fondateur (en 1923) et le leader des Éclaireurs Israélites de France, puis le fondateur, en 1946, de l’École d’Orsay. Il est décédé accidentellement en 1961 en Israël, où il s’était installé en 1949.
  2. Denise Gamzon est l’auteur d’une thèse sur Claudel intitulée Aspects de l’Ancien Testament dans l’œuvre poétique et dramatique de Paul Claudel.
  3. Sur ce que pense André Neher de l’attitude ambivalente de Claudel par rapport au judaïsme, cf. supra, lettre d’André Neher à Êve Mathis du 21.2.1958.
  4. Autour des dangers planant sur Israël avant et pendant la guerre des Six Jours.
  5. Dans une lettre publiée par Le Monde, Madame Hadamard, professeur de mathématiques, s’est déclarée Juive française sans aucune solidarité avec Israël.
  6. Le Dr. Yaakov Levinger est à cette époque directeur du Département de Philosophie à l’Université de Tel-Aviv, département dans lequel André Neher va effectivement enseigner en tant que Professeur invité pendant le premier trimestre de l’année 1968-1969 (il donnera également des cours dans le Département d’Études bibliques) et de nouveau pendant le premier trimestre de l’année universitaire 1969-1970. Il l’annonce à son collègue et ami Zeev Falk, de l’Université de Tel-Aviv (sur Zeev Falk, cf. infra, lettre au Ministère des Cultes de 1986, note 4), dans une lettre du 21.2.1968 :
    "Mon rêve d’obtenir un poste de professeur invité semble prendre forme. Je viens de recevoir une invitation officielle de votre université, celle de Tel-Aviv (Département de Philosophie juive). Je devrais enseigner au cours du premier trimestre, et nous aimerions tirer parti des vacances universitaires pour venir en Israël dès le début de celles-ci. Nous envisageons de rester six mois dans le pays et, à défaut de faire complètement notre alya, nous vivrions ainsi moitié esclaves – en Gola – et moitié hommes libres – à Jérusalem !" (© Archives André Neher)
Lexique :

© : A . S . I . J . A. judaisme