115. à l’Alliance Israélite Universelle (Jules Braunschvig, président)

Le XVIIe Colloque des intellectuels juifs de langue française a lieu en novembre 1976. Wladimir Rabi y fait une conférence intitulée "L’intellectuel juif dans la société contemporaine". Son exposé est suivi d’une discussion serrée où fusent les critiques. Quelques mois plus tard, Les Nouveaux Cahiers (n° 48, printemps 1977) publient le texte de Rabi mais sans citer la discussion, et sans même indiquer qu’elle a existé, indiquant seulement que "L’intellectuel juif dans la société contemporaine" reprend un problème déjà abordé dans le n° 28 (1972) des Nouveaux Cahiers sous le titre "La nouvelle trahison des clercs". Les Nouveaux Cahiers étant publiés sous les auspices de l’Alliance Israélite Universelle, André Neher s’adresse à son président, Jules Braunschvig (1), en lui demandant de prendre acte de sa démission du Comité central de l’Alliance. Il ne peut plus cautionner une revue qui publie un pareil article sans le discuter. En effet, les six dernières pages du texte critiquent de manière agressive certains principes fondamentaux de la tradition juive. Pour se borner à un seul exemple puisé dans cet article, parmi plusieurs autres : "Le texte du Lévitique 19:15 : ‘Tu n’auras point égard à la personne du pauvre, et tu ne favoriseras pas la personne du grand’, n’est plus concevable dans une société démocratique […] Rendre la justice comme le recommande le Lévitique, c’est défavoriser le pauvre qui n’a pu imposer sa volonté et la légitimité de sa revendication" (p. 11).
Cette lettre fait état de la dégradation survenue dans les rapports entre Wladimir Rabi et André Neher depuis la guerre des Six Jours (2).


Jérusalem, le 18 mai 1977

Monsieur le Président et cher ami,


Après la publication dans le numéro 48 des Nouveaux Cahiers, revue trimestrielle publiée sous les auspices de l’Alliance Israélite Universelle (sic au dos de la couverture et sur le papier à lettre) de l’article de W. Rabi "L’intellectuel juif dans la société contemporaine", je n’ai pas besoin d’expliquer les raisons pour lesquelles je ne prendrai part à aucune des manifestations prévues par le Comité Central de l’AIU à Jérusalem pour la fin de ce mois de mai.

Par cette lettre, dont je vous prie de communiquer le contenu à nos collègues, je vous présente, d’ailleurs, ma démission du Comité Central de l’Alliance Israélite Universelle. Je mesure la gravité de ce geste. Mais, tout en respectant l’œuvre accomplie par ailleurs par l’AIU, je ne puis rester plus longtemps co-responsable de l’œuvre destructrice des valeurs culturelles juives poursuivie avec une persévérance cynique par Les Nouveaux Cahiers.


Après la lettre du 6 septembre 1976 que m’avait adressée le Directeur des Nouveaux Cahiers, M. Gérard Israël ; après l’entretien que j’ai eu avec vous-même, dans ma demeure à Jérusalem, le 14 avril dernier, la publication de l’article de W. Rabi, sans la discussion, souvent sévère, qui a suivi lors de l’exposé de ce texte au Colloque des intellectuels juifs, constitue une véritable provocation.

Les attaques contre ma personne dont "la valeur intellectuelle et morale" suscite les doutes de M. Rabi (3) […], sans que j’en sois prévenu, sans qu’il me soit proposé d’y répondre de manière que la "discussion" prévue dans le chapeau de l’article soit loyale et que ma réponse paraisse dans le même numéro que l’article de M. Rabi, me persuadent qu’un lien n’est plus possible entre Les Nouveaux Cahiers et moi-même, et par conséquent entre l’Alliance, qui patronne cette revue, et moi-même.


Mais, bien au-delà de ma personne, c’est le judaïsme dans son entier, sa tradition religieuse, sa vocation sioniste, son prestige culturel, qui sont piétinés par M. Rabi. Et cela pour la deuxième fois, comme le chapeau le rappelle, et, pour la deuxième fois – récidive grave – sans que la possibilité soit donnée pour une réponse immédiate dans le même numéro. Et cela encore, à la suite d’autres articles du même genre dans de précédents numéros, qui défigurent odieusement le judaïsme et qui ont suscité – en vain – de violentes protestations.


Le Chabbat 16 avril dernier, j’ai eu le privilège, mon cher Président, de lire à vos côtés à la Synagogue de la Metivta (4), à Jérusalem, une sidra du Lévitique. J’ai honte de lire ce que M. Rabi écrit du Lévitique à la page 11 de son article. Je rirais volontiers de la puérilité de son argumentation si celle-ci n’était, en même temps, perfide comme l’est l’ensemble de son article, qui met presque tout ce qui est positif du côté des "Gentils" et, du côté juif, qu’il s’agisse de la Bible, du Talmud, des Maîtres du Moyen Âge ou des "Maîtres à penser" contemporains, la négativité ou, au mieux, la "névrose".


Que l’Alliance se fasse – volontairement ou involontairement – complice de ces caricatures, c’est ce qu’il m’est impossible d’accepter en mon âme et conscience. Et je mets en garde l’Alliance contre cette déviation des objectifs d’affirmation noble et positive de la condition et des valeurs juives, objectifs pour lesquels elle a été créée et à cause desquels j’avais considéré comme un honneur et un devoir de m’associer à son œuvre. Je crois l’avoir fait avec efficacité, dans de nombreux domaines. Je ne puis plus le faire dorénavant.


Veuillez croire, Monsieur le Président et cher ami, à ma tristesse et à mon profond regret (5).

André Neher

Notes :
  1. Jules Braunschvig (1908-1993) devient Vice-président de l’Alliance Israélite Universelle en 1946 puis il succède à René Cassin en 1976 et exerce ses fonctions de Président de l’AIU jusqu’en 1985, date à laquelle il fait appel à Adolphe Steg pour lui succéder. Lui-même s’installe à Jérusalem où il finira ses jours.
  2. Cf. supra, lettre de Wladimir Rabi à André Neher du 12.10.1966 et lettre d’André Neher à Wladimir Rabi du 27.10.1966.
  3. Ces attaques de Rabi contre André Neher ne sont pas les premières. Déjà en 1975 notamment, Rabi, dans un compte-rendu du livre d’André Neher sur David Gans intitulé "Un maître du judaïsme" et paru dans L’Arche de mars 1975, regrettait l’emprise qu’André Neher, bien qu’il eût fait son alya, continuait d’avoir sur la pensée juive en France. Il y écrivait entre autres :
    "Je crois que Neher a encore une grande œuvre à accomplir, même si elle doit être sujette à critique. Mais je pense aussi que le judaïsme français ne se renouvellera que lorsqu’il passera délibérément à l’ère post-neherienne."
    Et quelques lignes plus loin, il ajoutait cette violente critique contre l’admiration d’André Neher pour le Maharal de Prague : "Le Maharal, en vérité, pour notre génération, ne mène à rien."
  4. Synagogue séfarade située dans la rue Jabotinsky, tout près de chez André Neher et où il aimait prier.
  5. Un peu plus tard, dans une lettre du 22.8.1977, André Neher s’adresse cette fois à Gérard Israël, Directeur des Nouveaux Cahiers, pour l’informer de sa démission du Comité central de l’AIU :
    "Monsieur le Directeur, de nombreuses études publiées dans Les Nouveaux Cahiers relèvent d’un esprit auto-destructeur des valeurs religieuses, spirituelles, politiques et morales juives auxquelles je suis profondément attaché et qui, jusqu’ici, constituent une des raisons pour lesquelles l’Alliance Israélite Universelle a été fondée. Comme Les Nouveaux Cahiers paraissent ‘sous les auspices’ de l’Alliance Israélite Universelle et que, malgré différentes interventions, je n’ai pas obtenu que l’Alliance, sous une forme quelconque, désavoue ces articles, je viens de donner ma démission de membre du Comité central de l’Alliance Israélite Universelle, afin de ne pas être co-responsable de ce qui se publie ‘sous les auspices’ de ce Comité dans votre revue. Je vous demande, Monsieur le Directeur, de publier cette lettre en bonne place dans votre revue. […]" (© Archives André Neher)
Lexique :


© : A . S . I . J . A. judaisme