Il y avait lélectricité, ce qui était un grand bienfait, mais il fallait tirer leau dun puits à cent mètres de la maison. Latelier nous construisit des réservoirs denviron cinquante litres avec robinet, et les garçons nous les remplissaient chaque matin. Les hivers sont très froids dans le Tarn et pour le chauffage nous avions des petits poêles à bois où il fallait mettre des bûches.
Le premier hiver, je vois encore Léo Cohn, cassant avec une hâche du bois pour le poêle de sa famille. La première année, le service de leau et du bois pour une famille prenait à peu près toute la matinée. Lannée suivante, le Chantier avait acheté une scie circulaire qui permettait de débiter rapidement ces fameuses bûches.
Nous, les Gamzon, avons fêté Pessach 1941 en famille à Valence avec mes parents et ma belle-mère. Le Consistoire Central replié à Lyon, navait pas alors de machines à faire les matzoth (pain azyme) et a fait un accord avec la biscuiterie Brun de Grenoble pour faire nettoyer les machines et confectionner des matzoth ; celles-ci se présentaient sous forme de crackers avec la marque Brun inscrite dessus.
Nous avons rejoint Lautrec fin avril et mes enfants ont commencé à aller à lécole à St-Pierre, dans un hameau, à deux kilomètres de chez nous. Il y avait là, une quinzaine délèves dans une seule classe, et une institutrice remarquable, pour faire la classe successivement aux grands élèves de 12 ans et aux petits qui apprenaient à lire. Lilette, 9 ans et demi, et Daniel, 8 ans et demi, se comportaient comme de vrais petits paysans et, de temps à autre, allaient traire les vaches, pour leur compte personnel.
Tout de suite, jai pris en main la direction du Chantier. Castor nétait pas souvent là, et Jacques Pulver soccupait plutôt des problèmes administratifs.
Les cours étaient variés et intéressants, assurés par Fleg, Castor, Pougatch, Joseph Fisher, Simon Lévitte, Léo Cohn et Samy Klein. Daprès les participants, latmosphère était emballante et leur a beaucoup donné. Castor a fait une série dexposés sur sa conception de lharmonie dans le judaïsme, quil a édités après la guerre sous le nom de Tivliout.
Au mois de juin, Robert a dû être opéré dune hernie, et Lilette de lappendicite, dans une clinique de Toulouse. Lilette sest rapidement remise, mais Robert a commencé une phlébite et a dû être ramené en ambulance à Lautrec. Il est resté couché plus dun mois; jétais très prise par la direction du Chantier; et cest Monique Pulver qui la soigné avec dévouement et gentillesse, comme il le raconte dans son livre.
Le plus gros problème que nous avions sur place, cétait celui de la nourriture. Dès lhiver 1940-1941 un rationnement sévère avait été introduit: par mois et par personne, 500g de sucre, 200g de matière grasse, un peu de viande etc... Les paysans dalentour nen souffraient pas trop, car sils ne cultivaient pas énormément de blé, ils avaient du maïs quon écrasait en farine et dont on faisait une sorte de galette appelée millat, et ils avaient des poules, des oies, des lapins et des cochons.
Au début, nous avons élevé des lapins - non pour les manger, mais comme monnaie déchange - mais plus tard Léo a réussi à faire supprimer cet élevage.
Cette première année, on ne trouvait pratiquement pas de pommes de terre, on les remplaçait par du rutabaga, grosse rave fourragère pleine deau, des topinambours qui donnaient facilement la colique et des vesces, grosses lentilles fourragères difficiles à digérer. Lorsque nous recevions des haricots secs ou des nouilles, on les réservait pour le repas du vendredi soir. Un samedi soir dété, avec léconome, nous avons préparé un dîner : un demi oeuf dur, une sardine et un triangle de Vache qui rit, et les garçons, qui travaillaient dur à bêcher, à labourer et à la menuiserie, ont alors demandé: Ça cest le hors-doeuvre, où est le plat principal ?.
Par la suite, la nourriture sest un peu améliorée, car nous avions nos propres légumes frais (radis roses, salades, petits pois) et nous avons embauché un garçon licencié ès-lettres, un peu bohème, mais qui s'est révélé être un très bon ravitailleur. Nous touchions, au titre de Chantier de Formation de Jeunes, des bons de monnaie-matière pour du fil de fer, des clous, des vis..., et en échange dune partie de ces bons, nous avons pu obtenir à Albi, une sorte de saucisse dont le fabricant jurait quil ny mettait pas de porc car cétait trop cher. Dans la région, on trouvait facilement des oeufs à acheter et le vin ne manquait pas non plus.
Je nai pas toujours été à la hauteur comme directrice, surtout sur le plan de la propreté minutieuse des lieux, mais par ailleurs, jessayais toujours dêtre juste et de ne pas avoir de chouchous et cela, les jeunes lappréciaient.
Il y avait dailleurs une équipe de filles qui était là depuis le début et qui connaissait mieux que moi le travail ménager: Annette, Liliane, Janine (qui sest révélée être une pâtissière hors-classe), Feu-Fo et Hérisson (celle-ci, cadette de la famille Donoff, avait pu poursuivre ses études jusquau bachot), qui travaillait comme un homme et était aussi une jeune poétesse dune grande sensibilité. Ensuite se sont jointes à nous encore plusieurs filles, en général travailleuses, mais qui navaient pas, comme celles nommées ici, le titre de Fondatrices.
Entre ces filles et la vingtaine de garçons qui étaient là, il y a eu, évidemment, des amitiés, de grandes amitiés, et même de lamour, des fiançailles plus ou moins officielles, quelquefois des ruptures, mais finalement rien de bien dramatique.
Mon mari, Castor, était rarement là. Il faisait au moins deux fois par mois une grande tournée dans des trains surpeuplés, pour aller à Marseille voir les gens du Joint et leur soutirer de largent, à Lyon voir le Consistoire et les autres organisations juives et, si possible, rencontrer Chameau, et à Vichy pour régler certains problèmes administratifs. Il rentrait en général le vendredi pour être le Shabath avec nous. Il devait tout de même parfois passer le Shabath à Limoges, par exemple, pour y voir le groupe scout.
Avec la mairie par contre, les rapports sont toujours restés assez mauvais : le maire et le secrétaire de mairie avaient été nommés par Vichy et nétaient pas très heureux davoir reçu dans leur commune, un groupe de 50, bientôt 80 Juifs. Ils nous délivraient les papiers nécessaires, mais rien de plus. Par exemple, pour avoir des chaussures à semelles de cuir, il fallait un bon, délivré par la mairie. Or pendant les deux ans 3/4 où nous avons été là-bas, nous navons jamais obtenu un bon de chaussures. Les femmes - légitimes! - qui se sont trouvées enceintes, dont moi, ont obtenu un bon pour le métrage dune robe sur présentation dun certificat médical. Dans le bourg de Lautrec, assez pittoresque, avec danciennes fortifications, il y avait un médecin dont on nous a dit quil nétait pas extraordinaire. Mon mari a décidé dembaucher pour le Chantier, un jeune médecin dorigine roumaine, naturalisé français, quil avait rencontré au centre de lO.S.E., et qui cherchait un emploi. Le docteur Schaeffer était certainement un meilleur médecin que celui de Lautrec, mais cela nous a valu encore plus danimosité de la part des notables du village.
A lintérieur du groupe, la vie était joyeuse et parfois exaltante. Pour les garçons, apprendre ces nouveaux métiers agricoles, cétait un défi. Il fallait voir un jeune licencié ès-Lettres labourer avec des boeufs, un sol un peu ingrat, en lançant des jurons en patois du coin. On chantait beaucoup, surtout le soir, des chants français, yiddish, hébreux. Léo organisait avec brio loffice du vendredi soir quon faisait près de la grande table aux nappes blanches et ornées de fleurs, et il chantait des duos avec Rachel qui avait une voix très pure. Le samedi après-midi, nous faisions souvent une sorte dOneg Shabath avec une causerie (assez souvent, cest Castor ou moi qui la faisions), ou la lecture dun texte pouvant prêter à échanges.
(...) En novembre 1941, sest posé un grave problème: le gouvernement de Vicby sous la pression des Allemands, a voulu organiser une Union Générale Israélites de France (U.G.I.F.), qui devait recenser tous les Juifs avec adresse, et les aider matériellement, si nécessaire; toutes les autres organisations juives seraient dissoutes.
Alors nous, les E.I., devions-nous entrer, ou ne pas entrer dans lU.G.I.F.?
Voir aussi le chapitre de Lia Rosenberg-Gamzon : Le Chabbath à Lautrec |
Le rôle de lU.G.I.F., qui était un Judenrat , a été très discuté : dun côté elle a assisté des gens, mais de lautre, le fait davoir des fichiers avec des adresses était très dangereux. Il faut préciser que la plupart des dirigeants de lU.G.I.F. faisaient en même temps du travail clandestin, et ont pu sauver quelques milliers de Juifs. Cétait le cas de Fernand Musnik, (qui plus tard sera déporté), de Juliette Stern (plus tard, présidente de la W.I.Z.O. à Paris), de Robert Gamzon, Joseph Millner de lO.S.E., et également du directeur général en zone Sud, Raymond Raoul Lambert, qui, a lui aussi, été arrêté et déporté.
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