La fille de Castor
Lia Rosenberg Gamzon


Parution : 2018 ; broché ; 378 pages, photos - en vente chez l'auteur, Madame Lia Rosenberg Gamzon au prix de 80 shekel en Israël et de 25 € en France, frais de port compris.
Pour l'acquérir, veuillez envoyer un e-mail à l'adresse : rosenberg19@okmail.co.il

Ce livre relate l'histoire  de la fille du légendaire dirigeant des Eclaireurs Israélites de France, Robert Gamzon, qui a, pendant l'occupation, transformé son mouvement de "petits scouts" en organisme clandestin de sauvetage. Arrachant des milliers de jeunes juifs des griffes nazies et les sauvant, ainsi d'une mort certaine, il a ensuite fondé et dirigé un maquis EIF dont les membres ont héroïquement combattu l'armée allemande.
Quoi de plus naturel pour elle, à l'adolescence, de vouloir agir comme son père tant admiré, en devant pionnière dans le tout nouvel Etat d'Israël et de partir seul dans ce but !
En découvrant cette vie pleine action et de péripéties inattendus, le lecteur ira de surprise en surprise, et traversera bien des moments d'émotion… et il ne s'ennuiera certainement pas !

Extraits du livre (pages 72-82)

Chapitre 10 – A propos des activités de Papa

En quelques mots, je voudrais évoquer ici l’un des principaux sujets de préoccupation de mon père durant les premières années de l’occupation. Dès le début de la guerre le gouvernement avait fait interner, en France même, les résidents étrangers entrés dans le pays sans autorisation - pour la plupart, des Juifs venants d’Europe de l’Est ou d’Allemagne - et les avaient expédiés dans des camps pour "étrangers".
Les conditions d'internement, déjà mauvaises au départ, étaient devenus insupportables avec l'avènement du régime de Vichy : entassement et promiscuité, désœuvrement, malnutrition extrême, absence totale d’hygiène, sans parler de l’attitude ignoble des autorités. Des familles entières, y compris des personnes âgées et des nourrissons, y subissaient des souffrances inhumaines et le taux de mortalité était extrêmement élevé. Mon père n'eut de cesse de les aider et d'alléger tant que possible leurs souffrances. En fait, plusieurs organismes juifs et surtout plusieurs personnalités marquantes de la communauté se sont attelées parallèlement et de concert à cette tâche difficile.
Parmi eux et des plus actifs, une personnalité remarquable, le docteur Joseph Weill, l’un des directeurs de l’O.S.E. (Œuvre de Secours aux Enfants), qui consacrait tout son zèle et son temps à cette cause. De plus les rabbins René Kapel, Elie Bloch, Henri Schilli et d'autres, se sont dévoués pour améliorer le sort de ces milliers d'internés. Et tous étaient soutenus par les efforts inlassables du Rabbin Hirschler, secrétaire général de l’organisme regroupant presque tous les services sociaux juifs de France. Ils agissaient tous de concert, se faisant aider par les rabbins des villes à proximité desquelles se trouvaient ces camps.
Après un nombre incalculable de démarches auprès des autorités, tant au niveau gouvernemental qu’au niveau départemental, ils avaient réussi à obtenir l’autorisation de faire entrer des "travailleurs sociaux" dans ces camps afin qu'ils s'y installent et qu'ils y vivent. Le droit d’entrer et de sortir du camp pour des visites fut également accordé à certains rabbins et médecins.
Certaines œuvres de bienfaisance non juives ont largement soutenu ces opérations d’entraide et de sauvetage, notamment les "Quakers" (1) qui se sont dévoués à cette cause et ont réussi à obtenir de très grosses sommes d’argent pour soutenir les internés, surtout pour le ravitaillement.

Papa s’est donc attelé à mettre sur pied un groupe de volontaires choisis parmi les chefs et cheftaines scouts. Parallèlement, un groupe de volontaires s’est organisé à l’O.S.E. même. Tous ces "travailleurs sociaux", parfaitement coordonnés, se sont mis à l’ouvrage avec un dévouement admirable, acceptant d’aller vivre dans ces terribles camps. Ils étaient dirigés par Andrée Salomon, une militante prodigieuse faisant partie des services de l’O.S.E. et très attachée aux EI. Cette femme remarquable œuvrait d’arrache-pied, sans discontinuer, avec un dévouement et un amour fantastique, concevant des opérations pleines de courage et d’audace et communiquant son enthousiasme à tous ceux avec qui elle travaillait.
Ces jeunes bénévoles ont œuvré en particulier dans le camp de Gurs et celui de Rivesalte ; ils y opéraient des miracles et parvenaient à obtenir de très grandes améliorations en faveur des internés. Grâce à leur titre officiel - celui de "travailleurs sociaux" - qui leur permettait de sortir à leur guise ils purent établir, pour les internés, un lien avec le monde extérieur.
Plus tard, lorsque les déportations "vers une destination inconnue" ont commencé, ces mêmes "travailleurs sociaux" ont réussi à faire sortir de ces camps de nombreux enfants et adolescents et à les diriger vers diverses cachettes, en coordination avec les organisations juifs clandestines agissant à l’époque, et certains organismes chrétiens, notamment celui de l'abbé Glasberg (2), qui a fait de réels prodiges dans ce sens.


Robert Gamzon, Castor
Il est intéressant de découvrir l'état d'esprit de mon père vis-à-vis de ces opérations de sauvetage au travers de quelques-unes de ses lettres adressées à des amis (dont la famille Racine, très proche, et avec laquelle il a correspondu pendant des années). Ces lettres témoignent d'ailleurs, plus que tout de son dévouement pour la communauté - dévouement qui dépassait son bien-être personnel (il lui arrivait parfois d'atteindre l'extrême limite de ses forces).

Le 17. 1. 1941
(...) En partant pour Marseille, j'ai croisé la patrouille des camps, et ça m’a fait une certaine émotion en voyant partir tranquillement, sac au dos, comme pour un camp quelconque, cette demi douzaine de garçons et filles qui s’en vont travailler dans un enfer.
L’émotion était double, d’abord de voir leur calme si simple, et puis de voir aussi se réaliser comme par un coup de baguette, une idée vague que j’avais eue deux ou trois mois plus tôt. Cela devient presque inquiétant de voir comment mes idées se réalisent et comme je ne le mérite guère…

Jeudi le 14. 1. 1943
Mes chers amis
Excusez ce papier mais c’est ce que j’ai sous la main. Je suis dans le train, pour changer, et je reviens de Vichy. Je serai dans quelques minutes à Moissac et j’écris entre Agen et Moissac, ce qui était impensable avant car c’était un tacot qui secouait tellement qu’on ne pouvait même pas lire. Venant de Marseille où j’ai dormi dans la chambre de Lili, j’ai été à une réunion du Consistoire avec Lambert et ensuite, avec lui et Brenner, à Vichy. Nous avons passé 48 h à Vichy et je retrouverai, je pense, ce soir Denise à Toulouse, et nous serons demain après-midi à Marseille où je pense que nous irons nous installer pour 1 jour dans votre appartement. Dommage que vous n’y soyez pas !
Je suis parti à Vichy très cafardeux étant donné une situation qui paraissait très sombre. J’en reviens beaucoup plus content car nos démarches n’ont pas été inutiles. Lambert se loge luxueusement à l’hôtel Albert 1er, l’un des meilleurs hôtels de Vichy et, étant avec lui, j’en ai fait autant, et j’avoue que cela n’a pas été désagréable. Je peux très facilement me passer de tout confort mais il n’y a pas à dire, quand on a une forte tension intellectuelle et nerveuse (j’ai eu une discussion de deux heures et demie avec un type du G.Q.J.) (3) le fait d’avoir un cadre confortable et de bons fauteuils, etc., est un élément non négligeable et je comprends pourquoi les hommes politiques aiment leurs aises. Mais l’essentiel est de ne considérer cela que comme un outil et non une fin en soi.
A propos de fin, je lis un bouquin de Cuenot sur le mécanisme et la finalité en biologie, c’est intéressant mais encombré de termes techniques assez idiots à mon avis, ces biologistes se gargarisent de mots et, ayant trouvé un mot, ils croient avoir fait une explication, exactement comme de dire: "la vertu dormitive de l’opium grâce à laquelle l’opium fait dormir…" J’ai lu cela pour avancer ma documentation sur l’harmonie ; je suis très hésitant car, d’une part, je voudrais bien rédiger enfin quelque chose et, d’autre part, je trouve scandaleux de parler de questions qu’on connaît aussi superficiellement que je les connais. Il y a des choses que je sens et que j’entrevois mais je ne pourrais affirmer consciencieusement qu’à condition de potasser la Cabbale, le Talmud, Maïmonide et le Kouzari, etc., et si je le fais, mon truc sera écrit dans dix ans, alors comment en sortir ?
L’autre soir à Marseille j’ai rencontré Jacobson et nous avons un peu bavardé. Il m’a donné un tuyau pour lequel j’irai probablement à Nice dans une huitaine… Je ne ferai qu’amener Denise à Cannes et repartirai illico pour Vichy et, ensuite, je pense faire un saut à Lautrec d’où je reviendrai à Cannes et à Nice.
Je continue cette lettre décousue après mon séjour à Moissac, en route sur Toulouse. J’ai vu Mila, elle a l’air enchantée d’être là et d’être dans une ambiance jeune au lieu de rester à ne rien faire. Je suis en chemin pour Cannes et je dois repartir demain pour Vichy.

Le 9.9.43
Mes chers Simone et Mola
Je vous écris dans le train en revenant de Marseille où j’ai passé la journée d’aujourd'hui. Hier j’étais à Lautrec, demain Toulouse, après-demain Agen, ensuite un patelin en Lot et Garonne, ensuite au Puzocq (la ferme de Pingouin qui se marie, pas la ferme, mais Pingouin !) ensuite Lautrec et la semaine du 20 au 26 à Marseille en principe.
Rentrant de Lyon, j’aperçois la lettre qui n’est arrivée que mercredi dernier (il faut donc presque une semaine !) J’ai bien besoin de lettres me racontant des choses réconfortantes parce que ma vie n’est pas très drôle en ce moment.
Vous avez toujours l’air de croire que je peux faire ce que je veux et venir vous voir au diable en prenant trois jours sur mon travail alors que je n’arrive pas à prendre à Lautrec, chez moi et Denise et mes gosses, 2 jours de repos.
Bien sûr, si vous aviez besoin de moi d’une façon aigüe et urgente, je viendrais parce que là, j’aurais vis-à-vis de moi-même une raison valable, mais venir seulement pour mon plaisir en laissant des choses qu’il est de mon devoir de faire, ça je ne peux pas ou en tout cas, je n’en suis pas encore là.
Bien sûr, je m’occupe des urgences (tentatives de suicide et autres tuiles) mais ça c’est mon travail comme un médecin qui voit des gens qui ont besoin de lui, même si ces gens sont aussi des amis ; si par-dessus le marché mon travail m’intéresse, tant mieux, mais c’est tout de même et cela reste du travail.
Ceci n’implique nullement un manque de cœur ou d’affection mais seulement un sens exclusif du travail-devoir.
Si par hasard on arrive à concilier (même avec une petite entorse) les 2 choses, alors tant mieux, sinon c’est le boulot qui doit l’emporter. Je me souviendrai toute ma vie de ma course sur la route Sète-Perpignan pour passer vous voir avant de partir : c’était un exemple type de cet essai de conciliation boulot-amitié ; j’allais si vite que ça a failli être une course à la mort… mais jusqu'à présent, honnêtement, ça ne se présente pas. Je viens d’aller à Marseille pour ne pas laisser Gaston K. tout seul. Fernand (Musnik), Stira et Brenner avaient rejoint Lambert et Baum (4). Brenner est revenu, Fernand peut-être, les autres pas ; je pense que ce sera peu à peu le sort de tous, et j’aurais aimé vous voir avant.
Je vous disais que j’avais une nouvelle tuile sur les épaules : comme vous le savez, F. était presque fiancée avec H. qui a dû quitter Lautrec l’année dernière en septembre. J’ai fait alors tout ce que j’ai pu contre, mais comme tu le dis très justement dans ce cas Simone, on ne peut qu’effleurer et non agir. Mais H. une fois parti, F. a compris que c’était une erreur et a fini par annoncer à H. son désir de rompre.
Or H. est une brute qui a été jusqu'à utiliser la menace d'un revolver pour la faire revenir (et il a un revolver !) ; ça a l’air un peu mélo mais étant donné le caractère entier et emporté de l’individu, tout est possible. Je dois donc aller le voir pour essayer de le calmer et obtenir qu’il rende sa parole à F. : vous parlez d’un rôle et d’un sport ! Je vous entends me demander pourquoi faut-il que toi tu t’occupes de cette affaire idiote ! Parce que, toute fausse modestie mise à part, 1) je suis responsable de F. auprès de ses parents 2) je suis, je crois, en France, le seul type qui impose le respect à H.
Cette histoire tombe à pic comme embêtement supplémentaire au milieu de tant d’autres.
J’ai l’impression d’un type qui se débat dans un cauchemar long et compliqué et menaçant et qui voudrait bien qu’on le réveille avant que le type qui est sous son lit ne l’étrangle… malheureusement, je ne dors pas.
A part cela, la vie est belle et variée et, comme je l’ai écrit dans une dédicace sur un bouquin offert à F. pour son anniversaire : "derrière le nuage le plus sombre il y a un ciel bleu et le soleil qui brille !"
Mais en attendant, il pleut et je crois que ce n’est pas du tout près de finir.
Ecrivez-moi à Lautrec : j’y serai à la fin de la semaine, ensuite à Marseille du 20 au 26. Je dois aussi aller à Paris mais je ne sais pas quand.
Affectueusement…

Lorsque Papa revenait chez nous, en général le vendredi, il était épuisé. Mais malgré tout, la plupart du temps, il ne s’accordait malgré tout aucun repos et recevait immédiatement les jeunes désirants lui demander conseil, fixait une réunion de l’équipe de direction, ou avait un entretien avec le responsable de l’agriculture ou bien celui du ravitaillement…

Bon gré mal gré, Papa a eu droit à une période de repos en été 1941, lorsqu'il a subi une intervention chirurgicale dans une clinique de Toulouse. J’ai moi-même été opérée à ce moment d’une appendicite (jusqu'à ce jour j’ignore si cette opération était réellement nécessaire ou si c’était pour le chirurgien qui m’a examinée une occasion de gagner encore quelques centaines de francs…).
Quoi qu’il en soit, Papa et moi avons partagé une jolie chambre dans cette clinique et une foule de gens, pour la plupart des EI, sont venus nous rendre visite. J’ai eu droit à beaucoup de cadeaux et à une attention particulière. Après la période de convalescence habituelle, Papa a eu une phlébite qui l'a obligé à garder le lit quelques semaines de plus. On l’a ramené à Lautrec en ambulance et on l’a porté jusque dans sa chambre sur un drap tendu en guise de civière. Il est alors resté alité durant quelques semaines tandis que - vous l’avez deviné - tous les jeunes du Centre défilaient l’un après l’autre pour se vider le cœur auprès de lui.

Durant cette période, Papa a commencé à rédiger son petit ouvrage intitulé Harmonie ou Tivliout, où il expose ses pensées vis-à-vis du judaïsme, de la foi, du monde, des méthodes d’éducation les plus justes à ses yeux. Il y a aussi rédigé quelques poèmes dont voici un exemple : Le soleil, immense et lointain, donne sa lumière et sa chaleur à la plus infime créature de la terre.
Il est un et sa chaleur pénètre des myriades d’êtres.
Tous la sentent et s’en réjouissent.
Mais aucun n’est connu de lui, car sa lumière n’est que matière. Et la matière est inconscience.
D., immense et proche, donne son amour et sa lumière à la plus infime créature de la terre.
Il est Un, et sa lumière pénètre des myriades d’êtres.
Certains la voient et s’en réjouissent. Mais aucun n’est ignoré de Lui car sa lumière est Esprit.
Et l’esprit est connaissance.

  1. Quaker ou "Société des amis", secte chrétienne qui se différencie des autres par l'absence de credo défini et de toute structure hiérarchique. Une des branches chrétiennes qui a le plus aidé les Juifs en France pendant la guerre
  2. L'abbé Glasberg, était curé d'une paroisse déshéritée d'un faubourg de Lyon. Etant lui-même d'origine juive et anti nazi à l'extrême, il se dévouera pour la résistance et le sauvetage de centaines de Juifs pendant presque toute la période de 'occupation, avec l'accord du cardinal Gerlier, archevêque de Lyon.
  3. CQJ : Commissariat aux Questions Juives, organisme officiel français fondé par l'occupant allemand.
  4. Tous avaient été déportés par la Gestapo.

    Chapitre 10 – Le Chabbath à Lautrec

Denise (Pivert), Lilette (Lia) et Daniel à Lautrec, 1942
Le Chabbat, toute la famille, à l’exception de Mémé, participe aux repas de Chabbat dans la salle à manger du centre avec tous les défricheurs.
Ces repas me laisseront un souvenir inaltérable, même après soixante-dix ans :
Je me souviens clairement des repas de Chabbath que nous partagions avec tout le groupe... Voici l’image qui remonte dans ma mémoire :
ce soir, comme généralement le Chabbath, nous allons manger le repas du soir aux Ormes. Maman a dû aller au Centre avant nous, car elle avait encore plusieurs choses à organiser. Cette semaine Papa n’a pas pu rentrer, donc Daniel et moi devons y aller seuls. Bien que le repas ne commence qu’après la tombée de la nuit, nous avons décidé d’y aller plus tôt, vers le coucher du soleil, car je n’aime pas trop faire le court chemin entre Estampe et les Ormes dans l'obscurité...
Daniel et moi sommes déjà habillés avec nos habits de Chabbath ; nous nous sommes lavés seuls, chose pas trop facile. Ici, il n’y a pas de salle de bain comme en ville, avec eau courante. Nous n'avons qu'une grande bassine à fond plat, avec un rebord pas trop haut, dans laquelle on peut s’asseoir (du moins nous, les enfants). Mais il faut aussi avoir l’eau à bonne température ! Nous en préparons nous-mêmes, en mélangeant de l'eau bouillante - chauffée sur la grande cuisinière noire pendant près d’une heure - avec de l’eau froide, amenés du puits... On ne peut pas dire que se soit pratique ! Mais on s’habitue vite à tout, me semble t-il. "Daniel, viens, je ne veux pas traverser le bois dans le noir..."
- Bon, je viens, mais pourquoi t'as peur ? Il n’y a pas plus de danger la nuit que le jour dans notre petit bois, et nous connaissons le chemin même les yeux fermés...
- Oui, tu as raison, ... mais quand même !
- Ça va, j’arrive..." Il pose le jeu qui l’occupait et nous sortons ensemble
"Bonsoir Mémé, on s’en va, tu sais, mais on ne reviendra pas trop tard..."
Pauvre Mémé, à cause de ses jambes qui ont cessé de fonctionner, elle ne peut pas se joindre à nous, et elle reste à la maison avec Berthe. Pas trop drôle pour elle.

Dehors l’air est agréable, frais mais pas froid, nous sortons et une douce brise vient à notre rencontre... nous marchons dans l’étroit sentier si bien connu, nous voici déjà près du "grand arbre" puis nous passons à côté de "l’arbre cassé", descendons dans la "petite vallée" et remontons de l’autre côté. Les bâtiments des Ormes, impressionnants par leurs dimensions, sont droit devant nous… encore deux minutes et nous y sommes.
Nous entendons les chants de Chabbath venant de la grande salle "Lekha dodi likhrat kala...." Oui ils sont encore au début de la prière. Nous attendons dehors, près de la porte ... La voix de Léo se détache clairement du groupe. "Daniel ne penses-tu pas que Léo a une belle voix ?"
- Peut-être, je ne sais pas, mais en tous cas il chante plus fort que les autres...
- Oui, bien sûr, c’est lui qui dirige la prière et les autres suivent sa voix, ils disent les mots avec lui !
La nuit tombe petit à petit, la prière se fait silencieuse, on n’entend plus qu’un murmure... Il commence à faire bien frais dehors, alors entrons en silence dans la grande salle à manger qui tient lieu de synagogue pour l’instant. Elle est très impressionnante, et le mur principal est jaune d'or. Papa a choisi cette couleur pour donner - dit-il - une impression de chaleur et de joie. Face à l’entrée se dresse une grande cheminée à bois, aujourd’hui, il n’y a pas de feu. Dommage j’aime beaucoup voir le feu flamber. Cela me réchauffe aussi le cœur.

Léo Cohn - voir les pages qui lui sont consacrées sur notre site
Voici que se termine la prière. Les jeunes filles s’occupent à dresser les tables. Il y en a six, avec de longs bancs de chaque côté. Elles sont déjà recouvertes de nappes blanches. En réalité, ce sont des draps que nous avons reçu dernièrement d’un bureau officiel car nous sommes reconnus comme "école d’agriculture de l’Etat" et recevons de temps à autre des denrées, des vêtements ou des chaussures de travail, choses infiniment précieuses car très rares à cette époque. Pour l’instant, donc, les draps sont "totemisés" nappes, on verra par la suite si ils le resteront !
Maman nous fais signe de venir s’assoir auprès d’elle à la "table d’honneur ". Rachel Cohen et Léo y sont aussi. La petite Noémie qui a trois ans est à côté d’eux. Ariel, le bébé, dort dans son landau. Comme il dirige la soirée, Léo est plus souvent debout qu’assis.
Voici qu’il se prépare à réciter le Kiddouch (1). Tous se lèvent avec lui. Ils ont l’air "chic" les défricheurs dans leurs belles tenues de Chabbath ! Chemises ou blouses claires, habits bien repassés, c'est tellement différent de leur allure de paysans au travail, avec leurs vêtements en triste état et leurs sabots ou leurs bottes couverts de terre ou de boue !
L’atmosphère est à la fois joyeuse et sérieuse. Silence ! On écoute le Kiddouch... Tous se taisent, puis un "Amen" puissant retentit dans la salle. Il vient d’une soixantaine de voix. On fait passer du vin à tout le monde, chacun reçoit un peu dans son "quart" (une tasse de métal assez grande, elle aussi distribuée par l'Etat...pas de verres ici malheureusement !)
Je bois le vin qui est assez fort et je crois bien qu’il va me tourner un peu la tête...
A présent, c'est le moment de l’ablution des mains : on se relève, on se rince les mains, puis on retourne chacun à sa place en silence. Léo dit la bénédiction sur le pain et chacun en reçoit une petite portion...
Maintenant, place au meilleur repas de la semaine ! On apporte sur les tables des soupières pleines (en fer blanc bien sûr comme tous nos ustensiles de tables ; la belle porcelaine sera pour un autre temps...) Ah ! Que c’est bon une soupe de pommes de terre ! On en a si rarement ! Et dire qu’il y a deux trois ans j’étais capable de "râler" quand on nous servait "encore des pommes de terre..."
Léo entonne un chant de Chabbath : "Yom- zé-le-Israël". La plupart des jeunes chantent avec lui mais une ou deux mains se dressent : "Léo explique nous les mots, je ne comprends rien... ?" Alors Léo explique. Puis il lance un deuxième chant et le traduit également.
Rachel, à ses côtés sourit : elle a l'air si heureuse... et elle a de quoi ! Léo n’est rentré que hier soir d’une longue tournée dans les centres EI. Elle a dû rester seule plus de quinze jours avec ses deux petits, sans aide, dans des conditions de vies si précaires... Moi j’essaye de l’aider un peu, surtout parce que j’apprécie tellement sa personnalité si chaude, si avenante. Je lui apporte de l’eau, du bois ; je lui propose de m’occuper un peu des enfants, et parfois elle me le permet...mais je sais évidemment que cela ne peut pas remplacer la présence de Léo... Et maintenant qu’il est là, près d’elle, souriant lui aussi et dirigeant si bien la soirée, je sens que le lien si évident entre eux rayonne sur tous : on sent l’affection de tous les jeunes pour lui, leur "Rabbi", leur chef, leur ami et pour sa fidèle épouse... leur joie est celle de toute l'assemblée.
Le vin et la nourriture plus abondante qu’à l’ordinaire me rendent la tête lourde... J’entends Léo raconter un "Midrache" (2) : "Une fois un roi s’était perdu dans une forêt ..." J’ai un peu l’impression que c’est comme un conte pour enfants, mais je sais que non, c’est quelque chose de bien plus profond. Mais voilà que tout s’embrouille un peu dans ma tête. Je me sens si bien, quel jour spécial, quelle atmosphère spéciale, de Chabbath, de joie, de sérénité, de…?

Lautrec 1943, fabrication du pain azyme pour la fête de Pessah. On reconnaît au centre Léo Cohn portant son enfant dans ses bras - © Mémorial de la Shoah /coll. Henri Glowinski
Léo Cohn qui donne à cette table de Chabbat un caractère si spécial n'est pas quelqu'un d'ordinaire.
Il est notre guide spirituel, notre "Rav"et notre cho’het (notre abatteur rituel). Léo qui est grand de taille et dont le visage est très souvent souriant, est un homme remarquable, érudit et très pratiquant. Il a une profonde influence sur ceux qui l’entourent, il leur insuffle un esprit juif et parvient à leur faire acquérir quelques notions de judaïsme. Ceux qui le désirent vont écouter ses cours ou participent à la prière du matin - certains tous les jours et d’autres, uniquement le Chabbat et les jours de fête. Personne n’est obligé de s’y associer mais de fait, la participation est toujours assez importante. Avant les fêtes, Léo fait participer tout le monde aux préparatifs, que ce soit pour Pessa'h, pour Chavouoth ou pour les fêtes de Tichri.
Il organise également une chorale et enseigne des morceaux de liturgie juive et des chants d’Erèts Israël.
Ses activités et ses cours sont toujours adaptés. En période de fêtes, tout tourne autour des futures réjouissance : la décoration des lieux - pour Chavouoth par exemple où l’on décore toute la salle de verdure - et, bien sûr, les préparatifs pour le Séder, particulièrement intensifs et auxquels la plupart des membres prennent part. Certains révisent les chants traditionnels, d’autres cherchent des questions à poser, il y a tant d’agitation qu’un mois avant la fête, on en respire déjà le parfum !
Une année, à l’approche de Pessah, Léo a réussi à réparer le vieux four de la Roucarié, et on y a faire cuire des matsoth avec toutes les règles de cacherouth que nous permettaient les conditions. Il avait préparé du blé à l'avance, spécialement à cet effet, et l’avait amené au moulin lui-même. La plupart des défricheurs ont pris part à cette entreprise.
Je m'en souviens encore comme d’un jour tout à fait spécial. La montre à la main, Léo s’écriait toutes les 18 minutes : "Arrêtez ! Arrêtez tout !" Sur quoi tous se mettaient en devoir de nettoyer les outils, les tables et frottaient tout soigneusement avant de commencer une nouvelle pâte, comme le prescrit la halakha (3).

  1. Kiddouch : prière récitée sur une coupe de vin pour inaugurer les repas du vendredi soir et du samedi midi, marquant la spécificité du Shabath ou des fêtes.
  2. Midrache : récit allégorique, illustrant en général une leçon de morale, tiré principalement du Talmud.
  3. Halakha : Loi juive


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