Un souper chez Rachel
par Alfred de Musset
Alfred de Musset
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C'est, sous la forme d'une lettre adressée à Mme Jaubert le 30 mai 1839 que Musset a rédigé ce récit. Il en a gardé une copie, sur laquelle Maurice Allem, après Alphonse Séché, a publié ce texte, auquel Paul de Musset avait, selon sa coutume; fait subir de nombreuses altérations en le publiant dans le Magasin de la librairie
du 25 mars 1859.
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)
Un bienfait n'est jamais perdu : en réponse à votre lettre sur Desdémone, je veux vous servir un souper chez Mlle Rachel qui vous amusera peut-être, si nous sommes toujours du même avis. Ma petite scène sera pour vous seule, d'abord parce que la noble enfant déteste les indiscrétions et ensuite parce que, depuis que je vais quelquefois chez elle, on a fait tant de cancans et de bavardages niais que j'ai pris le parti de ne pas seulement dire que je l'ai vue aux Français.
On avait joué
Tancrède, et j'étais allé dans l'entr'acte lui faire compliment sur son costume, qui était charmant.
Au quatrième acte, elle avait lu sa lettre avec un accent plus touchant, plus profond que jamais, elle-même m'a dit qu'en ce moment elle avait pleuré et s'était sentie émue à tel point qu'elle avait craint d'être forcée de s'arrêter. Au sortir du théâtre, le hasard m'a fait la rencontrer sous les galeries du Palais-Royal, donnant
le bras à Bonnaire
(1) et suivie d'un escadron de filles, parmi lesquelles Mlle Rabut, Mlle Dubois, du Conservatoire, etc., etc.
Je la salue et elle me répond : "Je vous emmène souper".
Nous voilà arrivés chez elle. Le triste Bonnaire, désolé de la rencontre, s'éclipse, et va noyer, désappointement dans plusieurs petits verres. A ce piteux départ, Rachel éclate de rire. Nous entrons nous nous asseyons, les amoureux de ces demoiselles chacun à côté de sa chacune, moi à côté de la chère fanfan. Après quelques propos insignifiants, Rachel s'aperçoit qu'elle a oublié ses bagues et ses bracelets; elle envoie la bonne les chercher. Plus de bonne pour faire le souper.
Rachel se lève, va se déshabiller et de là à la cuisine. Un quart d'heure après elle rentre en robe de chambre et en bonnet de nuit, un foulard sur l'oreille, jolie comme un ange, tenant à la main une assiette dans laquelle il y a trois biftecks qu'elle a fait cuire elle-même. Elle pose l'assiette au milieu de la table en tous disant : "Régalez-vous".
Elle retourne à la cuisine, revient avec une soupière pleine de bouillon fumant, et une petite casserole d'épinards. Voilà le souper. Point d'assiettes ni de cuillères, la bonne ayant les clefs sur elle. Rachel ouvre le buffet, trouve un saladier plein de salade, prend la cuillère de bois, déterre une assiette et se met à manger seule. "Mais, dit la mère qui a faim, il y a des couverts d'étain à la cuisine". Rachel va les chercher et les apporte. Ici commence le dialogue suivant :
LA MÈRE : Ma fille, tes biftecks sont trop cuits.
RACHEL : C'est vrai, ils sont durs comme du bois. Du temps où je faisais notre ménage, j'étais meilleure cuisinière que ça. Tu ne manges donc pas, Sarah?
SARAH,
jadis comédienne ambulante, et n'ayant dus aujourd'hui de profession que- celle de soeur aînée le Rachel : Non, je ne mange pas avec des couverts d'étain (sic).
RACHEL : Tu ne manges plus avec des couverts l'étain!... c'est donc depuis que j'ai acheté une douzaine de couverts d'argent avec mes économies. Il te faudra bientôt un domestique en livrée derrière toi et un autre par devant. (
Montrant sa fourchette.) Je ne chasserai jamais ces couverts de la maison. Ils nous ont trop longtemps servi, n'est-ce pas, maman?
MAMAN,
la bouche pleine : Est-elle enfant !
RACHEL,
s'adressant à moi : Figurez-vous que lorsque j'étais au théâtre Molière, je n'avais que deux paires de bas, et tous les matins...
(
Ici la soeur Sarah baragouine une phrase allemande pour empêcher Rachel de continuer.)
RACHEL,
continuant : Point d'allemand ici! il n'y pas de honte. Je n'avais donc que deux paires de bas, et, pour jouer le soir, j'étais obligée d'en laver une paire tous les matins. Elle était dans ma chambre pendue à une ficelle pendant que je mettais l'autre.
MOI : Et vous faisiez le ménage ?
RACHEL : Je me levais à six heures tous les jours, et à huit heures tous les lits étaient faits. J'allais ensuite à la halle acheter le dîner.
MOI : Faisiez-vous danser l'anse du panier ?
RACHEL : Non, j'étais une très honnête cuisinière, n'est-ce pas, maman ?
MAMAN,
toujours mangeant : Oui, ça c'est vrai.
RACHEL : Une fois seulement, pendant un mois, j'ai dit que ce qui coûtait quatre sous en coûtait cinq, et que ce qui coûtait dix en valait douze. Avec cela, au bout du mois, j'ai amassé trois francs.
MOI : Et qu'avez-vous fait de ces trois francs ?
LA MÈRE,
voyant que Rachel se tait : Monsieur, elle a acheté avec, les oeuvres de Molière.
MOI : Vraiment ?
RACHEL : Ma foi, oui, j'ai acheté Molière avec mes trois francs. - Pourquoi Mlle Rabut s'en va-t-elle? - Bonsoir Mademoiselle!
(Les trois quarts des ennuyeux s'en vont.)
La bonne revient, apportant les bagues et les bracelets oubliés. On les met sur la table; les deux bracelets sont magnifiques; ils valent bien quatre à cinq mille francs; avec eux arrive une couronne d'or du plus grand prix. Tout cela carambole sur la table avec la salade et les épinards. Pendant ce temps-là, frappé de l'idée du ménage et des lits, je regarde les mains de Rachel, craignant quelque peu de les trouver laides. Elles sont mignonnes, blanches et effilées comme des fuseaux, - vraies mains de princesse.
Sarah, qui ne mange pas, continue de grogner en allemand. (Il est bon de savoir que Sarah s'est échappée de l'aile maternelle avec je ne sais qui, est allée on ne sait où, et n'a obtenu son pardon et sa place à table que sur la prière répétée de Rachel.)
Rachel faisant un pied de nez
Musée Carnavalet
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RACHEL,
répondant aux grogneries allemandes : Tu m'ennuies, je veux raconter ma jeunesse. (
A moi :) Je me souviens qu'un jour je voulais faire du punch dans une de ces cuillères d'étain. J'ai mis ma cuillère sur la chandelle, pour faire chauffer mon punch, et la cuillère m'a fondu dans la main. - A propos, Sophie, donnez-moi du kirsch, je veux faire du punch...
(
Ici la bonne se trompe et apporte de l'absinthe au lieu de kirsch.)
LA MÈRE : Mais c'est une bouteille d'absinthe.
MOI : Un instant, c'est mon affaire, donnez-m'en un peu.
RACHEL : Je suis bien contente que vous preniez quelque chose ici.
(
Elle me prépare un verre d'absinthe que j'avale d'un trait.)
LA MÈRE : On dit que l'absinthe est très saine ?
MOI : Du tout. C'est malsain et détestable; mais je ne l'en aime pas moins.
SARAH : Pourquoi ?
MOI : Ah! parce que.
RACHEL : Donnez-m'en. (
Elle en boit un verre. La bonne apporte un bol d'argent dans lequel Rachel met du sucre, du kirsch, après quoi elle allume son punch et le fait flamber.)
RACHEL : J'aime cette flamme bleue.
MOI : C'est bien plus joli quand on est sans lumière.
RACHEL : Sophie, emportez les chandelles.
LA MÈRE : Du tout, du tout, par exemple !
RACHEL . Tu m'ennuies !... Pardon, maman, tu es délicieuse, tu es charmante (
Elle l'embrasse), mais je veux que Sophie emporte les chandelles.
(
Un monsieur quelconque prend les chandelles et les met sous la table. Effet de crépuscule. La mère, verte et bleue, à la lueur du punch, toujours la bouche pleine, braque ses yeux sur moi. - Les chandelles reparaissent.)
SARAH,
pendant que Rachel fait le punch : Mlle Rabut était bien laide ce soir,
MOI : Mais non, elle est assez jolie, il ne lui manque que le bout de son nez.
LA MÈRE : Mlle Rabut est joliment bête.
RACHEL : Pourquoi dis-tu ça? Elle n'est pas plus bête qu'une autre.
LA MÈRE : Je dis qu'elle est bête, parce que c'est une imbécile.
RACHEL : Eh bien, au moins, si elle est bête, elle n'est pas bête et méchante. C'est une bonne fille; laissez-la tranquille. Je ne veux pas de ces choses là ici.
(
Le punch est fait. Rachel remplit les verres et en donne à tout le monde; elle verse ensuite le reste dans une assiette creuse et se met à le boire avec une cuillère; après quoi elle prend ma canne, tire le poignard qui est dedans et se cure les dents avec.)
MOI : Comme vous avez lu cette lettre ce soir ! vous étiez bien émue.
RACHEL : Oui, il m'a semblé sentir en moi quelque chose qui allait se briser. Mais c'est égal; je n'aime pas cette pièce de
Tancrède ; c'est faux.
MOI : Qu'aimez-vous mieux de Corneille ou de Racine ?
RACHEL : J'aime bien Corneille, mais c'est quelquefois trivial et quelquefois ampoulé, tout cela n'est pas vrai.
MOI : Oh! oh!
RACHEL : Oui, tenez. Lorsque dans les
Horaces, par exemple, Sabine dit
"On peut changer d'amant mais
non changer d'époux"
(2). Eh! bien, je, n'aime pas ça, c'est grossier.
MOI : Vous conviendrez du moins que c'est vrai ?
RACHEL : Oui, mais ce n'est pas digne de Corneille. J'adore Racine; c'est si beau, si vrai, si noble! Mol : A propos de Racine, vous souvenez-vous d'avoir reçu, il y a quelque temps, une lettre anonyme sur la dernière scène de
Mithridate ?
RACHEL : Oui, et j'ai suivi le conseil qu'on me donnait, et ce n'est que depuis ce temps-là qu'on m'applaudit à. cette scène. Est-ce que vous connaissez la personne qui m'a écrit?
MOI : Beaucoup. C'est la femme de Paris qui a
le plus grand esprit et le plus petit pied
(3). Quel rôle étudiez-vous maintenant?
RACHEL : Nous allons jouer cet été
Marie Stuart pour le public ambulant. Je n'aime pas tous ces rôles de pleurnicheuses. A l'hiver nous jouerons
Polyeucte et peut-être...
MOI : Eh bien ?
Rachel - Coll. de la Comédie-Française
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RACHEL,
frappant du poing sur la table : Je veux jouer
Phèdre.
On me dit que je suis trop jeune, que je suis trop maigre, ce sont des sottises.
C'est le plus beau rôle de Racine; je veux le jouer.
SARAH : Ma chère, tu as peut-être tort.
RACHEL : Laisse-moi donc tranquille ! Si c'est parce que je suis trop jeune et parce que le rôle n'est pas convenable, parbleu ! j'en dis bien d'autres dans Roxane, et qu'est-ce que ça me fait ? Si c'est parce que je suis trop maigre, je dis que c'est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s'y livrer, une femme qui dit qu'elle a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là n'a pas une poitrine comme madame Paradol. C'est un contre-sens. J'ai lu le rôle au moins dix fois depuis huit jours; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je dis que je le sens. Les journalistes me dégoûtent; ils ne savent qu'inventer pour, me nuire; mais cela m'est égal ; je jouerai s'il le faut pour quatre personnes. (
Se tournant vers moi :) Oui, quand on fait des articles francs, en conscience, je ne connais rien de plus beau, de meilleur; mais ceux qui écrivent pour de l'argent, pour calomnier, pour mentir, c'est pis qu'un voleur, pis qu'un assassin; ce sont des gens qui tuent à coups d'épingle; je les empoisonnerais !
LA MÈRE,
à moitié assoupie, et en train de digérer : Ma chère, tu ne fais que parler, tu te fatigues. Tu étais debout ce matin à six heures ; je ne sais pas ce, que tu avais dans les jambes : tu as bavardé toute la journée, et encore tu viens de jouer, tu te rendras malade.
RACHEL : Non, laisse-moi, ça me fait vivre. Je te dis que non. M. de Musset, voulez-vous que j'aille chercher le livre ? Nous allons lire la pièce ensemble.
MOI : Ah! certainement je le veux bien.
SARAH : Ma chère, il est onze heures et demie.
RACHEL : Eh bien, va te coucher.
(
Sarah va en effet se coucher. Rachel revient avec son Racine, s'asseoit près de moi, mouche la chandelle; la mère s'assoupit en souriant).
RACHEL,
ouvrant, le livre avec un respect singulier, et s'inclinant dessus : Comme j'aime cet homme-là! Si on ne mettrait pas son nez dans ce livre, pour y rester deux jours sans boire ni manger!
LA MÈRE : Oui, surtout quand on a bien soupé.
Rachel et moi, nous commençons à lire, le livre entre nous deux: Tout le monde s'en va. Elle salue d'un signe de tête et continue. - D'abord elle récite d'un ton très monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s'anime; nous échangeons nos remarques, nos idées sur chaque passage. Elle arrive à la déclaration; elle étend alors son bras sur la table, et le front posé sur sa main, appuyée sur son coude, elle s'abandonne entièrement. Cependant elle ne parle presque qu'à demi-voix : ses yeux étincellent; elle pâlit, elle rougit; jamais je n'ai rien vu de si beau. et jamais au théâtre elle n'a produit tant d'effet sur moi. La fatigue, un peu d'enrouement, le punch, l'heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d'un bonnet je ne sais quel charme inouï répandu dans tout être, ces yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela, tout enfin, jusqu'à cette table en désordre, cette chandelle qui tremblote, cette mère assoupie, il y avait là à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de Wilhelm Meister, et un souvenir qui pour moi ne s'effacera jamais.
Il est minuit et demi, le père rentre de l'Opéra où il vient de voir Mlle Nathan débuter dans
la Juive. A peine assis, il adresse à sa fille deux ou trois paroles des plus brutales pour lui enjoindre de cesser sa lecture. Rachel ferme le livre en disant : "C'est révoltant, j'achèterai un briquet et je lirai seule dans mon lit". En disant cela elle avait les larmes aux yeux.
C'était révoltant, en effet, de voir traiter ainsi une pareille créature. Je me suis levé et je suis parti, plein d'admiration, de respect et d'attendrissement.
Et en rentrant chez moi, je vous fais à la hâte ce récit tout chaud, avec la fidélité d'un sténographe, et je vous l'envoie en vous priant de ne le communiquer à personne; mais persuadé que vous en sentirez tout le prix, qu'il sera en sûreté chez vous, et qu'un jour on le retrouvera.
Agréez, Madame, etc...
Notes :
- Le principal actionnaire de la Revue des deux mondes, souvent cité et moqué par Musset. Retour au texte
- C'est Julie, et non Sabine qui parle, acte I, scène II. Retour au texte
- Mme Jaubert, sans doute. Retour au texte