Rachel fut sans doute la plus célèbre tragédienne de son temps.
La famille est misérable et erre de ville en ville, d'abord en Alsace, puis à Besançon, Lyon, Saumur, à la poursuite d'une pitance qui dépend des recettes quotidiennes du colporteur. Son épouse l'aide du mieux qu'elle peut en fabriquant des colifichets qu'il s'efforce de vendre aux villageoises. Les ancêtres de Rachel avaient exercé ce métier de marchant ambulant de génération en génération. Jacques avait songé un moment à devenir rabbin, mais après son mariage, il avait dû reprendre le négoce de ses parents.
En 1831 la famille se fixe à Paris où elle s'installe dans des conditions précaires rue des Mauvais Garçons, puis place du Marché-Neuf en face de la morgue. Rachel va chanter dans les rues avec sa soeur aînée Sarah en s'accompagnant à la guitare, des chansons parfois lestes, dont elles ne comprennent pas toujours le sens.
Le père considère les deux filles aînées comme une source de revenus. Il leur fixe une "taxe", un minimum de recettes qu'elles doivent réaliser à tout prix. Lorsque Rachel fera ses débuts de comédienne, il exploitera sans vergogne cette "poule aux ufs d'or" jusqu'à sa majorité. Mais à côté de son esprit mercantile, Jacques est doué d'un sens artistique qui lui permet de déceler les dons de sa cadette, et il devient son premier professeur de diction, alors qu'il enseigne le chant à Sarah, l'aînée.
Rachel débute sur une scène privée, l'école dramatique du passage Molière, puis ses parents signent pour elle un engagement au Gymnase le 7 janvier 1837.
Saint-Aulaire, médiocre acteur mais professeur assez estimé dont elle suit les cours de déclamation la présente à un sociétaire du Théâtre-Français, Samson. Celui-ci lui apprend tout, et la fait débuter en mars 1838 dans le rôle de Camille d'Horace. Rachel a tout juste dix-sept ans ; elle est petite, maigre, sans apprêts, mais elle insuffle un air nouveau dans la vieille tragédie classique. En octobre suivant remporte son premier triomphe dans le rôle d'Hermione de l'Andromaque de Racine. Son jeu novateur est accueilli avec exaltation par les critiques. C'est seulement à cette époque qu'elle apprend à lire, à écrire et à prononcer le français sans accent.
Musset est l'un des premiers à reconnaître son talent : "C'est une créature toute d'instinct, ignorante, vraie princesse bohémienne, une pincée de cendre où il y a une étincelle sacrée". Il relate avec beaucoup d'humour une soirée passée chez la comédienne débutante.
Cette jeune fille inculte réussit en quelques mois à se hisser au sommet du théâtre classique au point que les critiques parleront de génie à l'état pur et de " phénomène Rachel". Elle devient la coqueluche du FaubourgSaint-Germain et une habituée du salon de Madame Récamier à l'Abbaye-aux-Bois où celle-ci reçoit de nombreux auteurs illustres. Chateaubriand, Stendhal, Lamartine, Hugo, Dumas (père et fils), parmi d'autres, sont à ses pieds, succombent à son charme et quémandent ses faveurs. II leur arrive de décliner des invitations dans la haute société pour aller la voir interpréter Cinna. Elle est recherchée par l'aristocratie, aussi bien celle de l'Ancien Régime que celle des bonapartistes et des orléanistes. Même Sainte Beuve qui n'est gentil avec personne lui tresse des couronnes.
Elle se lie d'amitié avec l'avocat Adolphe Crémieux qui l'aide à rédiger sa correspondance alors que son orthographe est encore mal assurée ; elle le considérera comme un second père. Le futur éditeur Michel Lévy, ancien condisciple de son jeune frère à l'école israélite consistoriale ouverte en 1819, devient un de ses amis proches et le restera jusqu'à sa mort.
Sa carrière, la mène au-delà des frontières nationales aussi bien en Angleterre, où elle est reçue comme un hôte de marque par la reine Victoria en 1841, qu'à Berlin en 1850 (le roi de Prusse lui fait élever dans le parc du château de l'île des Paons, près de Potsdam, une statue qui sera détruite par les nazis en 1935), en Russie en 1854. Elle sera la première grande actrice française à entreprendre une tournée en Amérique, de 1855 à 1857, mais les représentations devront être interrompues par une aggravation de sa maladie, une tuberculose qui la mine depuis longtemps.
Elle est devenue la providence de sa famille, à laquelle elle restera toujours très attachée. Son père Jacques et son frère Raphaël lui servent d'imprésarios, profitant de sa notoriété pour devenir riches et tenter de s'établir dans la société ; ses soeurs Sarah, Dinah, Lia et Rebecca se produisent sur les scènes parisiennes et y demandent des cachets exorbitants. Ceci la met en butte aux des accusations antisémites d'une partie de la presse, qui lui reprochent d'avoir associé sa famille à sa carrière et d'avoir exercé une sorte de népotisme communautaire à la Comédie-Française (où elle a fait admettre ses soeurs). Certains critiques vont jusqu'à prétendre qu'elle ne doit son succès qu'au soutien de ses coreligionnaires. On lui reproche d'être mue par la cupidité, "défaut typiquement juif". En fait, si elle négocie âprement le montant de ses cachets léonins, elle sait aussi se montrer généreuse et dépensière.
Sa vie privée et ses nombreux amants parmi lesquels on trouve plusieurs membres de la noblesse, alimente les gazettes de l'époque, et les nombreuses biographies qui lui ont été consacrées. Elle est très libre en amour, elle joue avec les hommes qui se succèdent dans sa vie à un rythme accéléré, et s'imagine à chaque fois, qu'elle vient de rencontrer "l'homme de sa vie". Elle aura deux enfants, issus de liaisons avec des nobles d'Empire : Alexandre Waleswski, né le 3 novembre 1845, le fils du comte Walewski, lui-même fils naturel de Napoléon et homme politique (Rachel est donc la seule femme a avoir donné une descendance à Napoléon !). Alexandre deviendra diplomate. Le cadet est Gabriel-Victor Félix, né le 26 janvier 1848, fils d'Arthur Bertrand, lui-même fils du général Bertrand ; il servira dans la marine. Tous deux sont élevés dans la religion catholique, par respect pour leurs pères, bien que Rachel elle-même n'ait jamais renié son appartenance au judaïsme.
Ce qui frappe dans le destin de cette femme exceptionnelle, c'est la fidélité qu'elle manifeste, en toutes circonstances, à sa communauté. Dès les débuts de sa carrière, elle renonce à son prénom d'Elisa pour celui de Rachel, afin de manifester sa fidélité à ses origines juives.
Cinquante ans à peine après l'émancipation, cette femme libre et moderne considère sa religion comme une affaire privée, et ne s'adonne pas aux pratiques d'un judaïsme dont elle connaît fort peu le contenu, mais elle fréquente de temps en temps la synagogue consistoriale de la rue Notre Dame-de-Nazareth et contribue à son embellissement par un don de 5 000 francs. Elle ne répugne pas à voir son nom mêlé à celui des Rothschild ou des Halphen à l'occasion de manifestations de charité organisées par la communauté, et s'enorgueillit de la présence de rabbins à ses représentations. Le grand rabbin Isidor a confié qu'elle s'entretenait fréquemment de sujets religieux avec lui.
Même si son appartenance religieuse reste une affaire privée à ses propre yeux, celle-ci devient un enjeu pour les juifs comme pour les catholiques. Les israélites voient en elle "l'image de la destinée de la race", figure emblématique du "juif errant" en voie d'assimilation dans la société française. Mais on lui reproche de ne pas se conformer à l'image que la communauté entend donner d'elle-même ; on note avec dépit en 1840 qu'elle a joué le soir de Kipour, et avec satisfaction en 1843 qu'elle n'a pas donné de représentation le jour de Kipour. D'autres lui adressent des éloges pour sa générosité envers les oeuvres de bienfaisance juives, ou de simples particuliers juifs dans la misère : à Paris en 1853 et 1855, à Strasbourg en 1840, à Lyon en 1843, à Bruxelles en 1842 et 1855, à Karlsruhe en 1850. Le journal Archives israélites de France relate aussi son intervention à Londres en 1841 en faveur de l'émancipation des juifs.
Du côté des catholiques, c'est sa conversion qui est devenue
un enjeu. Le faubourg Saint-Germain, la cour, la fraction dévote de
l'Académie, le haut clergé même s'entremettent pour l'attirer
dans le giron de l'Eglise. Chateaubriand fait savoir à Rachel qu'il
serait heureux de l'entendre dans le salon de Mme Récamier, dans un
extrait de Polyeucte. Les organisateurs de la conspiration ont prévu
qu'au moment où elle dira le vers
"Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée...",
l'archevêque de Paris en personne fera son entrée dans la salle.
Cela ne manquera pas d'impressionner la tragédienne qui acceptera alors
la conversion.
Mais Rachel ne tombe pas dans le piège. L'archevêque arrive trop
tard et rate le moment de son entrée. A son arrivée, on invite
l'actrice à redire le vers de Corneille, ce qui lui permet de comprendre
qu'il s'agit d'une conspiration.
- Monseigneur, s'il plaît à votre Eminence - dit-elle - je lui
réciterai la prière d'Esther !
En 1857, minée par la phtisie, Rachel va s'installer au Cannet. Là
encore, un de ses derniers amants, fervent catholique, essaye une fois de
plus de la convertir, et la presse du parti convertisseur fait courir le bruit
du succès de cette ultime démarche. Aussi elle prie sa soeur
Sarah qui la soigne, d'appeler au secours le grand rabbin Isidor à
Paris ; celui-ci quitte aussitôt la capitale mais n'arrivera qu'après
son décès. De plus, elle demande à la communauté
niçoise de réunir dix juifs formant mynian pour l'assister
dans ses derniers moments. Agée de 37 ans, elle s'éteint dans
la nuit du 2 au 3 janvier 1858 au Cannet, assistée par les membres
du Consistoire de Nice, en récitant la prière :
"Ecoute Israël, l'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est Un".
La communauté de Nice a fait procéder à la toilette rituelle de sa dépouille avant son transport vers Paris. A la demande de la famille, le grand rabbin de Marseille célèbre un service religieux lors du passage en gare dans cette ville, en attendant les obsèques menées en grande pompe devant une énorme affluence le 11 janvier, par le grand rabbin Isidor. Rachel est inhumée selon le rite juif dans le caveau de la famille Félix, au carré juif du Père-Lachaise. Les cordons sont tenus par Alexandre Dumas père et trois personnalités du théâtre parisien. Le cortège de trente à quarante mille personnes (certains parlent de cent mille) venues assister aux funérailles rassemble comédiens et autres artistes, hommes de lettres, hommes du monde, fonctionnaires et ouvriers, juifs et non-juifs. On parlerait aujourd'hui de funérailles nationales.